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Billet de blog 4 janvier 2022

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Vers une écologie sociale et populaire ancrée aux territoires

La question de faire advenir un nouvel humanisme inscrit dans le « tout vivant » devrait être mise au cœur de la campagne présidentielle. Cette version développée du billet publié le 21.12. explicite la manière dont une écologie "inclusive", sociale et populaire pourrait constituer le socle d'une alliance politique allant au-delà de toute la gauche et de ses sensibilités.

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En ce temps de pré-campagne, l’espace public est encombré de promesses plus ou moins crédibles et d’affirmations simplistes, souvent amplifiées par certains médias. Les Françaises et les Français ne méritent-ils pas mieux que cela ? Un recentrage sur les réels enjeux et alternatives s’impose : donner à entendre des propos responsables et fondés à nos concitoyens, les considérant comme parties prenantes d’un débat de fond argumenté et respectueux. Plutôt que de se laisser trop souvent entraîner dans des surenchères ou des annonces prématurées, les candidats, postulants ou autres leaders d’opinion devraient d’abord formuler un diagnostic, une vision, un projet d’ensemble.

Bouleversement climatique et déliquescence sociétale

L’urgence de réformer et d’agir est avérée dans tout le champ de l’action publique. Cela devrait d’ailleurs conduire à ne pas accorder trop d’intérêt aux personnalités politiques qui se manifestent dans la seule perspective du coup suivant, quand ce n’est dans l’obsession de celui d’avant ! En revanche, un état des lieux de notre pays, établi par des organismes indépendants, serait utile pour évaluer les politiques menées et identifier tant menaces ou faiblesses que forces ou leviers… qui sont loin d’être inexistants. Chacun pourrait alors confronter à ce constat son propre diagnostic. Le mien s’énonce autour de deux défis indissociables : bouleversement climatique et déliquescence sociétale.

« Tout est lié » ! Enjeu climatique et écologique au sens large : pandémie persistante ou récurrente, risque majeur de catastrophe, tant notre monde est devenu fragile du fait de l’exploitation sans limite des ressources naturelles et de l’irrespect de la biodiversité, y compris dans sa composante humaine… Il est établi que la dégradation climatique va se poursuivre les prochaines décennies, même en cas de réalisation effective des mesures annoncées par les gouvernements et des nécessaires changements de comportement, particulièrement des opérateurs économiques. Et crise sociétale nourrie non seulement par l’injustice et les fractures sociales mais aussi par la perception d’un décrochage, d’un abandon, d’une absence de perspective qui mène de plus en plus au ressentiment et au doute en regard de la promesse démocratique. Les idéologies qui refusent la prise en compte de la réalité complexe apparaissent alors comme des refuges, bien qu’illusoires.

Les mouvements sociaux récents (Gilets Jaunes, Antivax…) montent à quel point la transition écologique et la gestion des crises ne peuvent être conduites sans prise en compte de l’ensemble des populations, avec leurs peurs et fragilités. Mais la perception du changement climatique et de l’impérative réinscription de notre humanité dans le « tout vivant », bien qu’inégale, s’accroit dans tous les milieux sociaux et particulièrement chez les jeunes, ce qui ouvre une perspective.

Possibilité de rompre avec le « monde d’avant »

Que répondent à ces enjeux les propositions avancées en vue de la présidentielle ? Elles relèvent au global, au-delà des nuances entre tendances idéologiques et personnalités qui les portent, de trois grandes options : celles-ci forment une grille de repérage utile pour qualifier les « offres », sans qu’on entre ici dans un jugement sur les candidatures elles-mêmes.

Le projet néolibéral, après s’être immiscé dans la social-démocratie, imagine la transition écologique soluble en lui, notamment grâce au progrès technologique (voiture électrique, hydrogène…). L’écologisme constituerait son poil à gratter, comme l’a été le socialisme pour le capitalisme, l’obligeant à s’adapter sans rompre. L’attitude des dirigeants depuis la crise du Codiv-19 donne à voir un certain pragmatisme. Ils savent mettre leurs dogmes économique entre parenthèses et n’hésitent pas à acheter la paix sociale au prix fort… mais, en dépit de l’urgence climatique, ne se montrent pas en capacité de remettre en cause leur modèle jusqu’à le réinventer : l’écologie reste une contrainte, le pouvoir un exercice surplombant, le social une variable d’ajustement et la croissance au sens quantitatif le vecteur essentiel de progrès. Quelques enseignements ont été tirées de la période, débouchant par exemple sur des tentatives de relocalisation industrielle, mais le régime néolibéral n’est pas à même de concevoir le « monde d’après », pourtant annoncé avec force dans les discours.

Le projet national-populiste (si tant est que l’on puisse parler d’un projet…) est inconsistant en matière écologique et climatique, et incantatoire pour le reste, déniant la complexité des enjeux. Se focalisant sur la sécurité, l’islam et l’immigration, il stigmatise, attise la haine et accapare des sujets (laïcité, immigration, réfugiés…) pour en dévoyer le traitement, pourtant nécessaire. Un thème emblématique : la montée (réelle ou perçue) de la violence et de l’insécurité préoccupe nombre de nos concitoyens, mais devrait être analysée en tant que symptôme du délitement de lien social, pour que toutes ses causes soient identifiées (y compris peur des différences, sentiment d’abandon, volonté de se faire entendre…) et que des réponses soient élaborées, tant immédiates que structurelles.

Le projet écologique, social et solidaire conduit à penser autrement le développement qui n’est pas la croissance du PIB, l’humanisme qui n’est pas la domination de l’homme sur le monde, la démocratie qui n’est pas la confiscation du pouvoir… Il suppose une révolution culturelle avec un réinvestissement massif dans l’éducation tout au long de la vie pour développer les capacités de décryptage, de discernement et de tolérance. Il implique aussi une prospective des modes de travailler, invitant à accroître très largement le champ de l’économie sociale et solidaire (à l’instar des « territoires zéro chômeur de longue durée ») et à reconsidérer la notion même d’activité (notamment en instaurant un revenu universel, condition de sécurité et d’émancipation pour tous).

C’est un projet de rupture qui se dessine, pour la première fois… depuis au moins 40 ans ! Une option radicale qui fait rêver les uns, mais inquiète tant ceux qui voient leurs intérêts menacés que ceux qui doutent de la crédibilité d’un projet pas encore complètement constitué ; ils craignent notamment des effets socioéconomiques négatifs, liés à une forte accélération de la transition. Faut-il considérer que notre pays n’est pas encore prêt pour un si grand changement ? L’urgence climatique et sociale exige au contraire de ne pas attendre et de travailler activement la robustesse et la complétude du projet. A cet effet, une pensée systémique est à déployer : de Karl Polianyi et Ivan Illich à Jacques Ellul, Edgar Morin, Cynthia Fleury,  Gaël Giraud…, nous ne manquons pas de ressources.

Concept mobilisateur et rassembleur

Au sortir partiel d’une pandémie sans précédent, la perception existe, jusque dans les quartiers populaires et les campagnes lointaines, à la fois des enjeux climatiques aujourd’hui palpables (perturbations, îlots de chaleur…) et des enjeux sociétaux (déclassement, crainte de l’autre…). Beaucoup vivent cela dans leur chair, sans pour autant adhérer à des « discours intellectuels parisiens ». La situation commande une démarche inclusive qui commence par l’écoute de ceux qui restent silencieux, s’expriment de façon brutale ou ne votent pas, et se poursuit par la construction avec tous de solutions s’inscrivant dans un nouveau récit mobilisateur et désirable. Il convient notamment que le langage prenne garde aux mots faciles à dévoyer et qui rebutent souvent hors de certains milieux (décroissance, sobriété…) !

La transition ne peut être intensifiée que si elle est à la fois écologique, sociale et solidaire : ne laissant personne au bord du chemin et libérant les potentiels d’idées et d’implication, bien au-delà des classes favorisées. Conférences citoyennes, groupes d’impulsion, service civique universel et bien d’autres moyens d’un renouveau démocratique sont à développer. Nos concitoyennes et concitoyens seront d’autant plus touchés, qu’au lieu de déplorer voire d’entretenir leur supposé individualisme, on saura les reconnaitre en tant que personnes, détentrices d’un savoir et d’une expérience à partager et à enrichir au contact d’autres expertises. Cela devrait susciter une ouverture à l’acquisition de formation et un désir d’implication sociale directe ou collective, dont le comment faire sera défini en commun.

L’émergence d’une civilisation écologique inclusive

Une écologie populaire… et aussi territoriale doit mobiliser aux bonnes échelles l’ensemble des acteurs économiques et ceux de la société civile. Engagé dans la vie locale et passionné d’urbanisme, je vois comme il est possible, dans la proximité, de vaincre les peurs du changement et les réticences pour concrétiser, à l’échelle communale, de belles ambitions en matière de logement social, de solidarité intergénérationnelle, d’écologie appliquée au quotidien… mais je constate à quel point les politiques locales de transition sont trop faibles, bridées notamment par l’insuffisance des coopérations intercommunales, entre acteurs, entre niveaux administratifs… Le territoire ne doit pas servir de mot-valise à des élus protégeant leur pré carré, voire à l’Etat voulant paraître plus proche que technocratique !

Le propos est ici d’affirmer que rien ne peut se faire sans une action territoriale conjointe et organisée, coordonnée et évaluée à différents niveaux, y compris celui du pays tout entier. Conduire les reconversions économiques au plus près du terrain implique ainsi d’anticiper et d’accompagner les suppressions et créations d’emplois ou de nouveaux métiers. Les « contrats de relance et de transition écologique » signés au sortir de la crise sanitaire, constituent un outil intéressant ; mais on est encore loin d’une vision stratégique impliquant la coopération de tous les acteurs public et privés d’un même territoire (et des territoires voisins) afin d’inventer de nouveaux modes de développement solidaire. Poursuivre et optimiser la décentralisation nécessite avant tout la mise en place de moyens de médiation pour faire vivre à tous niveaux des projets de territoire mobilisateurs, notamment à l’échelle des bassins de vie ou d’emploi, en cohérence avec un « projet de territoire France » porteur d’une perspective globale de référence.

La nouvelle politique à déployer (intégrant relations internationales, défense…) nécessite d’importants changements économiques et institutionnels à l’échelle française, européenne et au-delà. Le propos se centre ici sur les conditions internes d’émergence concrète et mobilisatrice d’une écologie populaire et territoriale, volet complémentaire indispensable de la rupture à opérer.

Il n’est pas trop tard pour faire en sorte que la présidentielle 2022 révèle les prémisses d’une civilisation écologique inclusive. Si le paysage politique actuel semble éloigné de ces préoccupations, la crise sanitaire reste à même de susciter un sursaut salutaire, tant son ampleur et ses conséquences sont inscrites dans la mémoire collective. Une part significative de ceux qui se sont éloignés de la politique peuvent trouver une raison d’espérer, à condition qu’ils se sentent écoutés et deviennent partie prenante dans la construction d’un tel projet de société.

Il est possible de donner consistance à celui-ci, de susciter des convergences, voire de créer les conditions d’une alliance au-delà de la gauche et de ses diverses sensibilités : que ce soit par la confrontation citoyenne ou via une « primaire populaire » dont les initiateurs ont esquissé un programme commun de mandature. Chacun sait qu’il n’y a pas de  personnalité providentielle, d’autant qu’aucune ne semble s’imposer, mais qu’il y a besoin d’enclencher une dynamique en préfigurant une « équipe de gouvernement » paritaire et des institutions renouvelées donnant parole et place aux défavorisés, aux oubliés, aux indignés… Convoquer dès demain dans tout le pays des assises de l’écologie inclusive pour donner corps et visibilité à cette perspective marquerait une avancée décisive. C’est le moment de lancer le débat !

Pierre Narring

Ingénieur-urbaniste, élu local en Ile-de-France

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