Exiger la fin du financement public de l’école privée : anatomie d’un échec stratégique
Je ne voudrais pas débuter ce billet en m’exonérant des remerciements que je dois à Amélie Oudéa-Castéra.
Depuis sa nomination en tant que ministre de l’Éducation nationale, tous les sujets pour lesquels je me bats, parfois un peu seul dans le désert, sont apparus dans la lumière. Mieux, à la faveur de sa déconnexion sociale, de son comportement et de son mensonge, elle nous a fait progresser de plusieurs traverses sur l’échelle de la bataille politique.
S’il est certain que cette affaire a tout pour nous intéresser, en ce qu’elle dit de la manière dont les élites ont fait sécession avec le reste de la Nation, l’école Stanislas et Amélie Oudéa-Castéra ne restent que les arbres caricaturaux qui cachent la forêt du séparatisme scolaire qui se joue au profit de l’école privée.
Ce fait est objectivé depuis la publication des indices de position sociale (IPS) intervenue en 2022. Depuis lors, nous savons que dans la France entière, hexagonale et ultramarine, les collèges et les lycées privés concentrent en leur sein les élèves les plus favorisés, et ce dans des proportions parfois très importantes. La fracture est encore plus nette s’agissant de l’écart entre les lycées d’enseignement général et les lycées professionnels. De manière lapidaire, nous pouvons écrire, le cœur lourd, que les enfants les plus pauvres se rendent à l’école publique quand les plus riches courent tout droit vers l’école privée.
Si ce phénomène n’est pas nouveau, celui-ci a toujours été rendu opaque par des personnes qui avaient intérêt à poursuivre l’écriture de la fable selon laquelle notre système éducatif demeure parfaitement égalitaire. Et comme les conséquences d’une illusion ne sont pas illusoires, certains se sont réfugiés dans le confort de récits individuels pour mieux se détourner du mouvement de fond qui se jouait au profit des établissements scolaires privés.
Au fond, nous courrons désormais le risque de voir deux jeunesses grandir sans jamais se rencontrer, séparées parce que l’une est mieux née que l’autre. Je ne résiste pas à l’envie de citer les propos de Pierre Waldeck-Rousseau lorsque celui-ci luttait contre les congrégations en sa qualité de président du Conseil. Prononcé en 1900, ce discours semblera d’une grande acuité à l’esprit de celles et ceux qui ont pris la mesure de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui :
« (…) deux jeunesses moins séparées encore par leur condition sociale que par l’éducation qu’elles reçoivent, grandissent sans se connaître, jusqu’au jour où elles se rencontrent si dissemblables qu’elles risquent de ne plus se comprendre. Peu à peu se préparent ainsi deux sociétés différentes — l’une, de plus en plus démocratique, emportée par le large courant de la Révolution, et l’autre, de plus en plus imbue de doctrines qu’on pouvait croire ne pas avoir survécu au grand mouvement du XVIIIe siècle — et destinées à se heurter ».
C’est pourquoi, conscient de la gravité de la situation, j’ai déposé une proposition de loi visant à moduler les dotations des établissements privés sous contrat — tant sur le plan du fonctionnement que sur celui des crédits affectés à la rémunération des enseignants — à la composition sociale des établissements. Il ne s’agit pas de donner de l’argent supplémentaire aux établissements privés les plus vertueux, mais d’en enlever à ceux qui jouent le jeu du séparatisme scolaire, pour des motifs politiques et économiques. Les sommes prélevées à ces écoles privées iraient tout droit vers le public, selon un processus de péréquation.
Ce texte, travaillé de concert avec le Comité National d’Action Laïque (CNAL) est aujourd’hui signé par plus de 50 sénateurs venus de toute la gauche (communistes, socialistes et écologistes) et rencontre un écho décuplé depuis la nomination de Madame Oudéa-Castéra. J’ai bon espoir de le présenter cette année au cours d’une séance réservée à l’un de ces trois groupes.
Mais je ne suis pas candide, je sais que ma proposition de loi suscite encore un débat dans certains de nos rangs, au motif qu’elle viendrait conforter l’école privée dans son mode d’existence actuel, c’est-à-dire financée par la puissance publique.
Les plus âgés reconnaîtront dans cet argument celui qui fut asséné par des laïques très heureux au moment de l’abandon de la réforme Savary (1984) : il ne fallait surtout pas toucher au privé — même pour le contraindre — au risque de rendre impossible sa suppression.
C’est ce que j’entends aujourd’hui de la part des plus radicaux, qui me reprochent, avec cette proposition de loi, de légitimer le dualisme scolaire issu de la loi Debré (1959), comme si ce fait n’était pas déjà admis par une très large partie de la population. S’attaquer au privé aujourd’hui, ce serait rendre impossible la fin de son financement public demain, d’où la nécessité de nier son existence et de s’en accommoder.
Au fond, j’aimerais moi aussi me faire plaisir en faisant mienne cette proposition dont je partage les fondements philosophiques. Dans la République laïque et sociale de mes rêves, l’argent public finance l’école publique. Mais je ne rêve pas, hélas. Je vis dans une réalité dans laquelle une ségrégation scolaire d’une ampleur inégalée condamne des millions d’enfants à vivre sous le joug du déterminisme social.
En refusant de parler et de toucher au privé depuis les lois Savary et Bayrou (1993), au motif que cela reviendrait à le légitimer, certains ont laissé le monstre grandir dans des proportions insupportables. Pour quel résultat aujourd’hui ? Nul. Cette stratégie est un échec cuisant, n’en déplaise aux marchands de pureté.
Pis, chacun sait désormais que personne ne reviendra sur le financement public de l’école privée, sauf bien sûr en cas d’un improbable alignement des planètes dont tout laisse à penser qu’il est une chimère.
Trop nombreux sont les obstacles sur le plan juridique, logistique et politique.
Juridique d’abord, car nous savons que la jurisprudence constitutionnelle a étendu ses lianes à un tel niveau qu’il sera désormais très difficile de revenir sur le dualisme scolaire à la française.
Logistique ensuite, car il est parfaitement illusoire de penser que nous pourrions mettre fin demain au financement public de l’école privée et intégrer 2 millions d’élèves et 140 000 professeurs au sein d’une école publique considérablement maltraitée par nos gouvernants.
Politique, enfin, dans la mesure où nous serions très minoritaires dans le pays à défendre la fin du financement public de l’école privée et donc, dans certains cas, sa disparition pure et simple. Il suffit pour s’en convaincre de regarder avec quelle acuité les défenseurs de « l’école libre » ont su se mobiliser dans le passé ou comment l’école privée s’est durablement enracinée dans certaines régions de France. Nous pouvons toujours chercher la trace d’un peuple de gauche, chimiquement pur, pour inverser le rapport de force. Sur la question du dualisme scolaire, la France elle, vit bien à droite.
En ce sens, j’aimerais citer Jean-Luc Mélenchon, qui, dans un entretien donné au journal La Croix en mars 2022, avait indiqué qu’« abroger la loi Debré n’est pas d’actualité. Ce serait créer le chaos dans tout le pays, car la relève publique n’existe pas. Et je ne veux pas d’une guerre scolaire (…) La bataille rangée entre cléricaux et républicains est dépassée. »
Je ne lui jette pas la pierre. Jean-Luc Mélenchon a lui aussi compris la complexité de la tâche et sait pertinemment que le grand soir est pour le moment hors de portée. Nous sommes passés d’un clivage religieux à un clivage social.
Alors, que faire ?
On se bat, sans relâche, pour mettre la pression sur l’enseignement privé afin que celui-ci respecte les lois de la République.
Voilà pourquoi j’ai demandé, avec Ian Brossat, le déconventionnement de l’école Stanislas. Voilà pourquoi j’ai demandé, avec mes collègues socialistes et écologistes, une commission d’enquête pour faire la lumière sur toutes les dérives existantes dans les écoles privées sous contrat. Voilà pourquoi, au côté des syndicats représentant les enseignants de l’école privée, j’ai posé de multiples questions à la ministre sur les souffrances et les atteintes à la laïcité qu’ils rencontrent au quotidien.
On propose, tel que je le fais, de mettre fin à cette impunité profondément injuste pour l’école de la République, laïque, sociale et adogmatique, qui subit la concurrence d’une école privée financée à 73 % par la puissance publique, alors même que celle-ci peut choisir ses élèves, leur nombre et percevoir des frais de scolarité, sans qu’aucune contrepartie ne soit exigée. Certaines collectivités ont déjà franchi le pas, comme en Haute-Garonne, où le département instaure un système financier incitatif, basé sur le modèle de « bonus-malus » qui récompense, ou au contraire sanctionne, les collèges qui jouent le jeu de la mixité sociale.
Les premiers résultats sont perceptibles et très encourageants. Pour ce qui me concerne, depuis le dépôt de ma proposition de loi, je sens que les lignes bougent à nouveau. Des forces se mettent en mouvement. Des femmes et des hommes politiques de tous les horizons nous rejoignent. La presse et les médias s’intéressent à la cause. Et, à force de maïeutique, chacun se retrouve à rediscuter de la pertinence du dualisme scolaire tel qu’il s’exerce en France.
Le secrétariat général de l’enseignement catholique ne s’y est pas trompé, lui qui fait de moi son ennemi politique désigné. Demandez à Philippe Delorme ce qu’il préfère entre un radical qui le laisse faire sa petite affaire en toute tranquillité et un besogneux qui tente de créer une nouvelle convergence pour bousculer l’édifice.
Il n’est jamais trop tard pour réviser une stratégie mise en échec.