Il y a quelques jours en plaisantant avec un collègue philosophe et un ami professeur de lettres en lycée et prépa, je leur disais : « Eh ben les gars, on peut s'applaudir. Trente ans d'enseignement de philosophie, d'esprit des lumières, trente ans à partager avec des centaines d'élèves une lecture universaliste et éclairée du monde, trente ans à monter des pièces de théâtre, à jouer du Brecht, du Molière, du Gombrowicz, et voilà le résultat : le RN est aux portes du pouvoir. »
Bien sûr nous ne sommes pas responsables de l’appauvrissement des populations, de trente ans de politiques économiques visant à soutenir toujours plus des logiques de marchés dérégulés, de financiarisation des échanges, de suppression des services publics ; bien sûr nous ne sommes pas à l'origine d'une marchandisation de la vie, et en parallèle de la montée de la parole réactionnaire et xénophobe, bien sûr, bien sûr.
Mais quel n'est pas quelque part notre désarrois.
Parce qu'enseigner c'est censé donner les outils de la réflexion, c'est ouvrir les champs de la curiosité, de l'interrogation avant l'affirmation, du questionnement avant l'anathème, de la mesure avant la rage, de la justice à la place du lynchage.
Il devrait donc y avoir un horizon dans l'enseignement : faire des enfants, des petits, collégiens, lycéens des citoyens de la république capables d'analyser et de prendre du recul, de ne pas se laisser aller dans des choix de société dictés par le seul registre de l'émotion ou de la rage.
Et voilà ! Patatras, tout se casse la gueule !
Nous voilà à l'opposé de ce que nous sommes censés avoir construit ; à ce moment de basculement où les idées les plus caricaturales, les politiques les plus liberticides peuvent prendre le pas sur le pays.
Nous voilà à un moment où une politique xénophobe, réactionnaire, une politique qui crée plus de désordre qu'elle n'en instaure en opposant les gens les uns contre les autres, en désignant des bouc-émissaires, alors que l'immense majorité des individus, des peuples aspirent juste à vivre tranquillement, en harmonie avec son voisin, son frère ou sa sœur en humanité, nous voilà donc à un moment où tout ce pour quoi nous nous levons le matin en tant qu'enseignant, risque d'être affaibli, discrédité, voire de disparaître.
Eh ben merde alors ! Où est-ce ce que ça a foiré ?
Il y a, je crois, dans notre position d'enseignant une croyance, aussi ridicule que celle qui circule dans certains milieux économiques, qu'il existerait, à l'instar du ruissellement de l'argent de haut en bas, un ruissellement culturel. Qu'il suffirait de déverser notre savoir pour qu'il se propage, dégouline parmi des populations avides de connaissances, comme se mettrait à couler le champagne de coupes en coupes, remplissant les esprits, les nourrissant d'art, de génie philosophique.
La parole du savant au secours de la bêtise, la parole du maître contre les désordres de l'esprit !
Bien sûr, nous ne pouvons que vouloir croire en cela, en cette transmission, cette propagation de la connaissance émancipatrice, croire, comme l'écrivait Rabelais, que nous pouvons sortir des « ténèbres » de l'ignorance, que chaque pas que nous faisons dans nos salles de classe est un pas vers un progrès humain.
Et pourtant, l'Histoire nous l'a déjà enseigné a contrario, la culture, la connaissance artistique n'empêchent rien. Les nazis jouaient du piano dans les camps de concentration, on récitait des poèmes de Heinrich Anacker, poète xénophobe, on écoutait du Wagner. Il y avait des cinéastes et des auteurs de théâtre sous le 3è Reich, Céline a écrit des chefs d'oeuvre. Certainement que Poutine en Russie, Bachar El Assad en Syrie, l'ayatollah Khamenei en Iran, Javier Milei en Argentine, les dictateurs de tout poils aux quatre coins du monde aiment écouter de la musique, livre des livres, contempler des tableaux. Que certainement ils ont eu des gentils professeurs, et des gentils maîtres et maitresses qui leur ont dit : « respecte ton camarade, ne ment pas, ne triche pas, soit respectueux de l'autre, sois gentil, apprends bien tes leçons, fais bien tes devoirs, dis bonjour, dis merci, etc., etc., etc. »
Alors quoi ? Il a manqué quoi ? Qu'avons-nous manqué ? Pourquoi y-a-t-il même une sorte de défiance, si ce n'est rejet violent, contre toute forme de pensée complexe ?
Pourquoi en parallèle à cela, être un homme, une femme d'art, de création, se trouve être démonétisé, déconsidéré, ramené à des figures d'intellectuel de gauche, hors-sol, poète ridicule, déconnecté de la réalité ?.
Certains diront la peur, d'autres la haine, d'autres enfin le désespoir.
J'y vois surtout une perte de sens. Mais attention pas cette perte de sens qui nous ferait revenir en arrière. Pas cette perte éplorée d'un temps passé, un âge d'or où le monde aurait vécu dans un prétendu respect de l'autorité ; pas cette perte de sens qui nous pousserait à chercher dans de vieilles recettes une forme sociale passéiste qui nous conviendrait.
L'âge d'or est un mythe, point. Laissons-le à sa place. Les mythes sont là pour nous montrer la marche du temps, pour nous inviter à construire, non pas à s'arrêter et à se lamenter sur notre sort. Pleurer, gémir ne fait rien à l'affaire. Il faut un sacré manque d'imagination pour croire que les traditions, la répétition à outrance d'un même schéma permettrait de progresser.
Bien au contraire, ce qu'il nous manque n'est pas une perte du sens du passé, mais une perte de sens du futur, de la projection vers l'avant.
En effet pourquoi faire un effort intellectuel, de réflexion personnelle et collective, si ce qui se présente devant nous est bouché ? Si l'avenir individuel qu'on nous propose semble n'être qu'une répétition sans fin de la misère et du déclassement ? Ou si le seul fait de changer, d'aller vers l'inconnu devient une source d'angoisse, et provoque la colère ?
Car c'est bien ce que beaucoup ressentent, vivent au quotidien, et dans le brouillard, dans le noir, le plus souvent on avance à reculons.
Nous avons perdu le sens du futur, car l'avenir est incertain.
Mais chercher dans un passé fantasmé des solutions pour cet avenir est une impasse totale. Le passé est le passé. La seule chose à construire est devant nous. Être de son temps c'est être dans les questionnements du présent.
On peut toujours les refuser, se mettre la tête dans un sac, se mettre en rage, hurler contre les humeurs du temps ; on peut toujours vociférer contre tous ceux là qui ne respectent plus rien, qui interrogent nos modes de vie, les schémas anciens, les anciens systèmes de dominations, tous ces woks, féministes, décoloniaux et LGBT+ ; on peut toujours invectiver les métèques, les arabes, les juifs, les gauchistes et les désigner comme responsables de tous nos maux ; tout cela ne va que dans un sens, celui du retour : retour aux anciennes règles, retour au « bon vieux temps », retour à l'envoyeur, retour dans son pays.
Voulons-nous réduire nos schémas de pensée et nos sociétés à un seul mouvement : la marche arrière ?
Oui, le temps présent peut déranger. Mais n'est-ce pas là justement son intérêt ? Toutes les grandes avancées sociales, intellectuelles, artistiques, toutes les grandes innovations sont des moments de rupture. Se questionner ne doit pas faire peur, questionner le monde ne doit pas être une angoisse mais une exaltation. Une pensée en mouvement est une pensée vivante, une pensée arrêtée est une pensée morte.
C'est cela qui a manqué dans le monde : un manque d'imagination depuis de nombreuses années. Le monde, la politique, la société meurt de ses certitudes, de ses idées sclérosées, de ses pensées rances et moisies. Cela fait quarante ans qu'on nous bassine avec la même politique. « Il n'y a pas d'alternative » comme disait Thatcher dans les années 80, et comme on l'entend encore aujourd'hui : « programme irréalisable », « rien ne tient de bout », « pas sérieux », « économie de flambeurs et de naïfs ».
Mais s'il n'y a pas d'alternative, alors il n'y a pas de futur. Si la seule solution c'est le retour en arrière, alors il n'y a pas de futur. Le monde s'arrête de tourner.
Peut-être est-ce pour cela que nous en sommes là, à ce point là de la politique.
Peut-être est-ce là la réponse à la question de départ. Trente années de philosophie, d'art, de littérature dans un monde arrêté, lui-même nourri de vieux réflexes cela ne peut qu'amplifier des pensées arrêtées et tout un système à sa suite.
Nous, les enseignants, ne combattions pas les ténèbres, nous ne tenions pas « le flambeau de la raison », pour éclairer le chemin de nos contemporains, nous avancions nous mêmes aveuglés dans un monde de certitudes.
Car non, il n'existe pas de passé glorieux vers lequel nous pourrions tourner nos pas, non les élèves n'étaient pas plus intelligents avant, non ils ne pensaient pas mieux avant, non ils n'avaient pas plus le respect du maître avant. Tout ça ce ne sont que des légendes, des mensonges d'un roman national inepte avec son lot de traditions ancestrales, et de va-t-en-guerre nostalgiques.
Et j'ajouterai que ce flambeau « bien raisonnable » ne sert à rien si nous continuons encore d'errer à tâtons, cherchant la sortie, revenant sur nos pas sans cesse. Le flambeau de la culture, du savoir a été détourné de son but premier. Alors que pendant longtemps, il était le signe d'émancipation, de modernisation du monde, d'ouverture de l'esprit, il est devenu en partie aussi, je dis bien partie, l'étendard de la connaissance autoritaire voire méprisante. Le fameux argument d'autorité sous lequel nous pouvons écraser les enfants, les élèves. Peut-être, oui, est-ce là une des raisons du sentiment d'échec évoqué au début, peut-être là une des raisons de l'échec qui nous trouble.
Cependant, je pense que cet échec dépasse notre simple état d'enseignant.
L'autorité s'est abattue sur toute la population. Des figures de l'autorité se sont étendues à toutes les couches de la société : « l'entrepreneur est le seul apte à connaître les lois du marché !» nous est répété à l'envie, et aussi « l'économiste est le seul qui sache dénouer les lois de la finance ; le curé, l'imam et le rabbin, les seuls qui connaissent les lois de la morale ; l'artiste le seul à saisir les lois du beau ; les agriculteurs, les seuls au fait des lois de la nature, les militaires, les lois de la guerre, les chasseurs, les lois de la jungle. »
Comme si nous n'avions pas droit au chapitre sur ce monde que nous partageons. Nous n'aurions qu'à nous taire, nous tous bien sages, écoutant sagement, les paroles venues d'en haut, des temples du passé, toutes ces voix descendant sur nous comme une eau bienfaisance et infantilisante. Société devenue parcellisée, groupes d'individus tous bien remplis de certitude et de croyance, refusant la discussion : temps stoppé sur des figures de savoir devant lesquelles il nous faudrait, chacun à notre tour et en fonction des situations, nous incliner, voire nous prosterner. Chacun dans son coin disant : « foutez nous la paix » qui est ici en soi une déclaration de guerre.
Attention, pas de malentendu : je ne remets pas en question la hiérarchie de valeurs des savoirs. Il n'est pas question ici de basculer dans ce relativisme complotiste qui ferait dire que toute connaissance est à soupçonner, dévoyant la notion d'esprit critique en en faisant un esprit de défiance. Le savoir se construit, la pensée scientifique est le fruit lent de la complexité, en cela elle est digne d'une confiance éclairée, en opposition à la croyance sectaire. Non, non. Je parle bien ici des modes de transmission du savoir, de ceux qui ferment toute discussion.
Et il ne faut surtout pas se leurrer sur ce mouvement politique qui prétendrait rendre le pouvoir au peuple, et par là sa liberté, car elle seule connaitrait les lois du peuple. Quelle contradiction dans les termes ! Quelle blague ! Les démagogues ne veulent pas rendre le pouvoir au peuple, ils veulent l'enfermer dans une vision arrêtée de lui-même. Nous imposer, lui aussi d'en haut, sa vision. Ainsi le Rassemblement National, plus particulièrement, plus dangereusement, veut stopper la machine, rétablir, revenir, reprendre. Voilà ses termes, voilà son langage. Il n'y a rien de progressiste là-dedans, bien au contraire. Il n'y a là que la loi de la police, la loi de se-tenir-bien-droit, la loi de pas-une-tête-ne-dépasse, uniformisation de la pensée, homogénéisation des personnes. Le contraire d'une société vivante.
Le temps est une continuité en mouvement. Dans les écoles, les rues et les jardins, les enfants courent et nous entrainent vers la suite. Nous, nous sommes la suite dans les villes, les campagnes. Nous et eux, pas moindre que ceux qui nous ont précédé. C'est l'histoire, notre histoire. Cette histoire est horizontale, elle ne vient ni d'en haut ni d'en bas. Toute bonne histoire possède une chronologie passé-présent-futur.
Et ainsi s'il est totalement imbécile d'espérer retourner à un âge d'or passéiste, il n'est certainement pas idiot de travailler à un avenir plus radieux, plus fraternel et moderne.
Autrement nous tournons en rond, même plus, nous sommes morts.
Personnellement je m'y refuse, et je combattrai toujours ces idées. J'ai 56 ans et je suis de mon temps. J'ai 56 ans, je suis en mouvement et je refuse d'être enfermé dans des certitudes.
Foutons donc la paix au passé. Il a fait son temps. C'est une sacré bonne nouvelle.
Pierre Robineau
prof de théâtre