Pour en finir avec ce stupide antagonisme liberté—égalité qui distinguerait la gauche de la droite.
La liberté a été mise en cage ; Étienne de La Boétie en a fait une loi naturelle, mes contemporains l’ont souillée. C’est qu’au siècle dernier, les états totalitaires se sont constitués ogres particulièrement féroces de la liberté ; alors, raisonnement fallacieux ! l’état est pensé comme l’unique ennemi. À la liberté des individus s’oppose l’oppression des états, voilà la règle du temps ; le cas particulier déroge à la règle générale : à toute forme de servitude doit répondre l’appel de toutes les libertés ! Le libéral Tocqueville admettait le pouvoir central puissant,¹ mais ceux que j’appellerai les néo-libéraux ne l’acceptent plus.
Si je me réfère à leur vision des libertés, alors l’état devient tout entier une institution à renverser. Il n’y a pas de limite à la destruction car l’état est par principe même oppressif. En effet, l’état, comme puissance visant à exécuter et faire appliquer la loi, ne peut agir en dehors d’elle, car il deviendrait alors arbitraire. Tout ce qui est hors la loi est permis ; tout ce que la loi n’interdit pas, l’état est sommé de l’autoriser, le citoyen libre de le faire. Il y a donc une liberté pré-existante à toute loi, et la nouvelle loi bafoue cette liberté ; le bras armé de la loi, l’état, est donc liberticide et se doit d’être oppressif pour veiller à l’application de la loi. Au mal de l’arbitraire, on a substitué le mal de l’oppression, que les néo-libéraux entendent bien faire disparaître, l’un avec l’autre.
Cependant, dans une démocratie, supprimer l’état c’est éradiquer la souveraineté du peuple. Or la loi est l’expression de la volonté populaire, et en tire toute sa raison d’exister. Certes l’état est oppressif, mais l’état est légitime. Ainsi chaque citoyen s’y plie, non par contrainte, mais parce qu’il comprend librement que c’est une nécessité. Cette légitimité est assurée tant que l’état n’outrepasse pas son rôle d’exécutant de la souveraineté populaire, c’est-à-dire tant que l’état n’introduit pas de l’arbitraire.
Dans une démocratie véritable, il n’y a pas lieu de craindre un risque de dérive autoritaire de la volonté populaire, car tout citoyen est capable d’admettre et de comprendre la nécessité des libertés individuelles. En assurant aux autres la possibilités de bénéficier de droits fondamentaux, je m’assure à moi-même le bénéfice de ces droits ; quand j’admets les libertés individuelles pour mes concitoyens, je les institue dans le même temps pour moi-même. La raison est que la majorité n’est autre qu’une somme informelle de minorités, parties qui ont chacune tout à craindre de l’ensemble.
La dérive autoritaire n’est possible que par l’imperfection de notre démocratie. Ce n’est qu’un substitut : la représentative ; je désigne un citoyen qui prendra les décisions à ma place, ou je me fait désigner pour prendre la place de ce qu’on appellerait un tyran éclairé et temporaire. Dans tous les cas une minorité a en main la puissance de l’état ; elle peut l’orienter non pas en fonction de la souveraineté populaire, mais en fonction de sa volonté propre, sans craindre que la puissance de l’état se retourne contre elle. La loi, en particulier la constitution, permet de limiter la puissance de l’état, la justice, les médias, mais surtout les citoyens eux-mêmes peuvent se constituter contre-pouvoir. Mais cela ne résoud pas le problème fondamental ; ce ne sont que des correctifs de circonstance, inefficaces.
Nos états actuels, construits par l’histoire, institués par des démocraties imparfaites, n’ont pas nécessairement la légitimité pour pleinement assumer leur rôle oppresseur. Il convient donc de les distinguer d’un état, concept d’une toute puissance en charge d’appliquer et de faire respecter la loi. Loi qui est elle-même l’expression de la souveraineté populaire. La liberté est d’autant plus totale qu’à mesure où les états deviennent l’état véritable, tout puissant et exécuteur borné et fidèle de la loi, et lorsque la loi devient pleinement l’expression de la volonté populaire, c’est-à-dire lorsque le gouvernement devient, en un mot : démocratique.
Outre l’état, le néo-libéralisme nie totalement que la société dans son ensemble ou que des particuliers dans leur individualité peuvent être acteurs de l’oppression. Loin de concevoir la liberté comme une réaction à l’encontre d’une entité, l’état, les néo-libéraux ne l’acceptent que sous sa forme individualiste. C’est-à-dire, je suis supposé avoir un libre arbitre, totalement déconnecté du monde dans lequel je vis, une sorte d’entité supérieure qui prend des décisions absolues. Or je suis fortement déterminés par mon environnement. C’est un fait. Je ne peux pas parler ici d’oppression car l’environnement me façonne plus qu’il m’oblige. Cette détermination restreint mon imagination. Or, qu’est-ce que la liberté ? C’est la possibilité d’exécuter telle ou telle action que j’ai imaginée. Mes actions et donc ma liberté sont ainsi limitées, sans que j’en prenne conscience, par la limite posée à mon imagination. En niant ce fait, l’individualisme des néo-libéraux ne libère pas l’homme, il le rend encore plus captif, car le premier pas vers la liberté c’est prendre conscience de l’oppression.
Lorsque mon imagination me soumet une série d’options qui dicteront mes actions future, il me reste à faire un choix entre elles. Ce choix sera nécessairement contraint : telle ou telle option sera impossible à réaliser ; et les contraintes extérieures dictent mon choix. Si les contraintes ne sont pas trop fortes, alors j’estimerai avoir fait un choix libre, dans le cas contraire je vais me sentir opprimé.
Le conditionnement est liberticide, mais nous n’en avons pas conscience ; la contrainte est liberticide, nous la ressentons comme une injustice.
Je m’étonne toujours que les hommes acceptent si facilement des privations à leurs libertés, pourvu qu’elles soient du fait de leur environnement naturel, ou perçues comme telles ; au contraire l’ingérence de leurs semblables leur est insupportable. C’est que la première oppression est attribuée à la fatalité, alors que la seconde est du fait de la volonté des hommes. Un esclave asservi depuis sa naissance accepte l’oppression de la manière la plus naturelle qui soit, comme l’a bien expliqué Étienne de La Boétie ; l’homme moderne accepte de même l’oppression de son environnement ; mais il a acquis le goût de la liberté vis-à-vis de ses semblables après avoir renversé les tyrans.
Pourtant, en acceptant l’association entre eux, c’est-à-dire en acceptant de se démunir d’un peu de liberté en faveur du groupe, les individus peuvent repousser plus loin les limites que leur environnement impose à leurs libertés, et donc participer à plus de justice ; ils peuvent ainsi se partager une liberté plus grande que celle permise par leur action individuelle et non concertée. Le fait est que ceux qui sont le moins intéressés à l’association sont ceux qui espèrent pouvoir obtenir une liberté supérieure, au détriment de l’humanité toute entière. Ici, ils ne tiennent pas une position libérale, mais une position égoïste, entraînant avec eux tout ceux qui ne sont pas conscients de leur conditionnement et insensibles à l’injustice, trop accoutumés à leur servitude volontaire.
Les égoïstes sont aidés par l’histoire de l’humanité ; lorsque le confort matériel était rare, la liberté en était parallèlement limitée, car le monde constitue autour de nous une limite infranchissable à nos actions possibles. Cette rareté imposée entraînait alors naturellement les esprits à l’avidité et à l’exclusion de leurs semblables, conscients que tous n’obtiendraient pas satisfaction. Mais dans une société d’abondance, la concurrence des hommes entre eux devient elle-même la source de la rareté et des atteintes aux libertés. La compétition soumet chaque homme à sa loi car elle trouve justification dans la rareté ; et chaque homme va s’employer à diminuer la liberté des autres, afin d’en obtenir une plus grande lui-même. Ainsi, dans l’abondance c’est précisément, et uniquement, cette privation de la liberté par les hommes qui créé l’injustice.
Pour ces raisons, la question de la liberté doit être abordée sur le strict angle de l’émancipation. L’émancipation doit permettre de saisir que nous sommes conditionnés et contraints par notre environnement et nos relations avec la société. Car bien souvent, les hommes intériorisent toutes les privations de libertés, quelque soit leur nature ; ils oublient le fait même qu’ils ne sont pas totalement libres, et ils se persuadent que leur liberté est totale. L’émancipation permet de faire sauter ces verrous qu’ils s’imposent à eux-mêmes. L’homme émancipé accepte la privation de liberté issue de la libre association, non par ignorance ou par dépit, mais au contraire naturellement, pour faire croître la justice, et rationnellement, en jaugeant l’avantage que l’association obtient et répartit équitablement.
Il est certain que la marche naturelle de l’humanité, avec le progrès technique, tend à la rendre indépendante de ce que la nature lui a donné, que la seule source d’asservissement, que la seule raison qui l’empêchera de déployer toutes ses libertés, ce sera l’humanité elle-même, les hommes privant de libertés d’autres hommes. Et je le dis, nous sommes arrivés à ce stade où nécessairement l’homme devra prendre conscience qu’il est devenu le seul responsable de son malheur principal ; ayant accompli tout le progrès nécessaire pour que tous aient une vie digne, l’asservissement ne peut plus être amputé à une cause naturelle, mais seulement à cet instinct de compétition. À cet instinct, on peut opposer l’aspiration de l’homme pour la justice, que je crois bien plus profondément ancrée en lui.
La loi est l’outil qui permettra d’atteindre l’émancipation car la loi est ce qui règle la libre association des hommes. Pour annihiler son action liberticide, la loi doit viser cette fonction émancipatrice : révéler les conditionnements à l’œuvre et déconstruire les contraintes ; la loi doit rendre la liberté non pas symbolique mais effective. L’émancipation est ainsi définie comme la liberté accomplie, là où l’absence de loi n’est qu’une liberté formelle. L’état ne peut plus être perçu comme liberticide ; il est une puissance au service de l’émancipation.
Note
¹ « Il résulte de la constitution même des nations démocratiques et de leurs besoins, que, chez elles, le pouvoir du souverain doit être plus uniforme, plus centralisé, plus étendu, plus pénétrant, plus puissant qu’ailleurs. La société y est naturellement plus agissante et plus forte, l’individu plus subordonné et plus faible : l’une fait plus, l’autre moins ; cela est forcé. » De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville.