De l’état dans lequel sera léguée notre démocratie.
L’instabilité est une condition nécessaire à la démocratie représentative ; le renouvellement constant de la classe politique et l’insécurité de la gouvernance, qui en découle, évitent le risque d’appropriation du pouvoir par quelques uns. A contrario, la bourgeoisie, en tant que classe qui tire ses revenus majoritairement de son capital, réclame un pouvoir politique stable, seul moyen pour une classe minoritaire d’avoir un emprise sur une démocratie représentative afin d’assurer sa conservation. Elle s’approprie donc la stratégie décrite par Nicolas Machiavel « La meilleur forteresse des tyrans, c’est l’inertie des peuples » en instituant l’immobilisme dans le processus représentatif ; elle impose des mandatures longues, peu responsables, c’est-à-dire difficilement renversables devant d’autres instances représentatives ou le peuple. Or la stabilité implique un renouvellement faible de la classe politique, qui se désolidarise ainsi du peuple ; la classe politique n’est plus représentative de la population. Le bi-partisme, institutionalisé lui aussi, est un autre instrument de stabilité ; il réduit le choix politique à une alternance, contre-nature car incapable de représenter la diversité des volontés populaires intrinsèquement multiples. Ayant pleinement admis l’idée que la démocratie n’agit que sur un « temps long », le peuple, satisfait de pouvoir exprimer un choix par son vote, pourtant restreint, peut s’en retourner dans sa torpeur une fois le grand « rite » républicain accompli. L’idée est inculquée que la finalité de la démocratie n’est pas l’expression d’une volonté populaire, mais un mode de désignation parmi la classe gouvernante. D’un processus de sélection de choix de société nous sommes passé à un processus de désignation de représentants. L’idée est fortement ancrée en France, où l’élection présidentielle réunit l’essentiel de la vie politique du pays alors que la campagne est tournée sur les candidats comme personnages politiques, plutôt que sur les programmes des partis. Cette personnalisation de la vie politique est fortement entrée dans la culture populaire. La démocratie représentative a été vidée de sa substance pour n’être qu’un mode de gouvernance qui n’a de démocratique que l’apparence : la représentative.
Pire, le peuple est sommé de ne pas prendre part aux décisions politiques de ces représentants grâce à l’aristocratie élective, au sens étymologique « le pouvoir aux meilleurs » ; il n’exprime plus une volonté politique mais désigne ceux de la classe politique qu’il suppose les plus compétents [1]. Il y a là une forme de scientisme, particulièrement criant sur les questions économiques, où les décisions politiques ne relèveraient plus d’un choix appartenant au peuple souverain, mais d’un arbitrage pour l’option jugée, par expertise, la plus adéquate. S’il est concevable que la stabilité de la représentative apparaisse désirable pour beaucoup de nos concitoyens, il est curieux d’observer avec quelle facilité ceux qui se croient pourtant sincérement démocrates s’abandonnent à l’aristocratie élective. Ils se désolidarisent ainsi de toute décision politique, et les représentants sont sommés de gérer les affaires publiques indépendamment des représentés. L’élection n’est pas le lieu de l’expression de la souveraineté populaire, mais celui de son abandon [2].
Les gestionnaires compétents au pouvoir devraient donc mener une gouvernance apolitique dans laquelle le peuple, supposé incompétent, devrait remettre sa confiance car incapable de s’emparer lui-même de questions techniques complexes. Mais comment peut-on juger de l’expertise économique d’un ministre des finances si nous n’avons pas nous-même une expertise avancée ? Il y a paradoxe à croire le peuple capable de juger de l’expertise de ses représentants là où lui-même est supposé incompétent.
Certain d’être maître de son destin via le choix de ses représentants, le peuple imagine avoir la capacité de juger de la compétence de candidats à l’élection. En réalité, tout contenu idéologique mis de côté, et donc toute possibilité d’argumentation contradictoire niée, il ne reste plus qu’à juger les représentants sur leurs qualités de bons gestionnaires, jugement nécessaire mais non suffisant. Toute ma génération a été éduquée dans cet esprit ; la fin de l’URSS en 1991 marque la fin d’un monde très fortement bipolarisé en géopolitique et idéologiquement ; le capitalisme, triomphant dans les années 1990, apparaît comme la seule alternative viable face aux états autoritaires assimilés au communisme ; le capitalisme, comme système économique, apparaît le seul compatible avec la démocratie, comme système politique ; la liberté du capital irait de pair avec les libertés individuelles. Ainsi, la bourgeoisie ayant acquis que le capitalisme était l’unique cadre de société possible, le peuple n’a plus la possibilité de le renverser démocratiquement. Or, c’est sur le choix de société, le contenu idéologique, que le peuple peut s’exprimer. Lorsque le choix de société n’est plus, reste le jugement de l’expertise ; incapable de s’emparer en si peu de temps de domaines aussi vastes que ceux que nécessite une élection représentative, il doit alors se contenter de vérifier l’adéquation du discours des candidats avec celui qui provient des experts désignés. Ces derniers sont les dépositaires finaux du choix politique ; ils sont chargés de définir le champ des possibles, c’est-à-dire l’espace de liberté laissé à la politique et aux choix de société, évidemment restreint à la part la plus congrue ; ils construisent les problématiques, les analyses et les solutions de référence dans le débat politique. Une minorité, facilement contrôlable et influençable, élitiste et conservatrice car très instruite et confortablement installée dans l’échelle sociale, devient alors maîtresse du choix politique. Partageant des intérêts communs avec la bourgeoisie elle devient son fidèle gardien.
Mais un contrôle des idées, spécifique à nos sociétés de diffusion massive de l’information, n’est pas suffisant. La résurgence périodique et alarmante de l’électorat du Front national (FN) montre que la réduction du champ politique se heurte aux volontés populaires [3]. Il faut donc rendre le peuple captif du capitalisme pour s’assurer de sa docilité. La dette, qui enrichit le capital grâce aux intérêts, en constitue l’instrument. Plutôt que de reposer sur la solidarité, c’est-à-dire le soutien des activités non productives par les individus productifs, sans engagements ni contre-parties, l’économie repose sur l’endettement. Par exemple, dans une économie solidaire, la formation professionnelle se conçoit comme une activité financée par l’impôt. Dans une économie de la dette, les étudiants empruntent pour payer les frais de fonctionnement de leur propre formation, ils remboursent durant leur vie active, c’est-à-dire quand ils deviennent productifs [4]. Un actif, une fois sa dette d’étudiant remboursée, constitue un capital pour sa retraite. Ce capital sert à financer les étudiants. Économiquement parlant, solidarité et dette sont équivalentes ; la population active fait vivre la population inactive. Une économie pseudo-solidaire existe si l’état finance la formation grâce à son endettement. Politiquement la situation n’est plus équivalente. Dans la société de solidarité les actifs admettent un prélèvement pour les inactifs, prélèvement qui repose sur une base solidaire ; le capital devient inutile et la bourgeoisie se retrouve isolée. Dans la société de la dette le peuple se retrouve scindé entre la population qui possède un capital et celle qui est endettée. Les deux parties ont des intérêts antagonistes car l’une est redevable de l’autre [5]. On a procédé à une division des masses dans laquelle une part a les mêmes intérêts que la bourgeoisie. Ainsi, les masses se tournent l’une contre l’autre, l’une réclamant le remboursement des dettes pour récupérer son capital, l’autre réclamant de ne pas avoir à rembourser sa dette, surtout en cas de récession durant laquelle la production est diminuée. La bourgeoisie maintient le peuple sous son contrôle en le divisant et en s’assurant qu’une partie issue de la scission partage ses intérêts.
Références
[1] « Bien des gens, en Europe, croient sans le dire, ou disent sans le croire, qu’un des grands avantages du vote universel est d’appeler à la direction des affaires des hommes dignes de la confiance publique. Le peuple ne saurait gouverner lui-même, dit-on, mais il veut toujours sincèrement le bien de l’État, et son instinct ne manque guère de lui désigner ceux qu’un même désir anime et qui sont les plus capables de tenir en main le pouvoir. » Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique.
[2] « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre ; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde. » Chapitre XV. Des députés ou représentants, Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social.
[3] « En 2002, avec un FN au second tour de la présidentielle, la république du centre, légèrement sonnée, n’a pas trop compris ce qui lui est arrivé. […] Car sans discontinuer depuis 1995, le corps social, quoique se dispersant entre des offres politiques variées, n’a pas cessé de manifester son désaccord profond avec le néolibéralisme de la mondialisation et de l’Europe Maastricht-Lisbonne ; et avec la même constance, le duopole de gouvernement, solidement d’accord, par delà ses différences secondes, sur le maintien de ce parti fondamental, n’a pas cessé d’opposer une fin de non-recevoir à ce dissentiment populaire. La montée du FN n’est pas autre chose que le cumul en longue période de ces échecs répétés de la représentation, le produit endogène des alternances sans alternative qui pousse, assez logiquement, les électeurs à aller chercher autre chose, et même quoi que ce soit, au risque que ce soit n’importe quoi. » Front national : mêmes causes, mêmes effets…, Frédéric Lordon, La pompe à phynance.
[4] « “Cette situation d’endettement n’est pas nouvelle, mais cela n’inquiétait pas outre mesure, car une bonne partie des étudiants réussissait et réussit toujours à payer. Sauf que la crise économique a aggravé les choses […]”, explique Jenna Robinson, du Pope Center for High Education Policy […] En mai dernier, un nouveau chiffre est venu alerter l’opinion : la dette étudiante a atteint 1 000 milliards de dollars, plus que la dette des ménages sur les cartes de crédit ou celle pour les achats de voiture. Un seuil franchi pour plusieurs raisons : l’augmentation du nombre d’étudiants en premier et deuxième cycle universitaire (“undergraduate” en 4 ans puis “graduate” en 1 à 3 ans, l’équivalent d’un Master), le fait que les emprunts sont remboursés sur des décennies et donc s’accumulent, et les effets de la crise rendant le remboursement parfois difficile voire impossible. Sans compter le retour à l’université – et à l’endettement – d’adultes qui cherchent à acquérir de nouvelles compétences pour sortir du chômage. Ce sont ainsi plus de 65 % des étudiants de premier cycle qui ont aujourd’hui recours à l’emprunt. […] L’ampleur de cette dette commence à inquiéter certains analystes, qui comparent cette situation à la formation et à l’éclatement de la bulle immobilière qui a donné lieu à la crise des subprimes. “Nous n’y sommes pas encore”, temporise Mark Kantrowitz, fondateur, dès 1994, de Finaid et Fastweb, sites web qui aident les étudiants à s’y retrouver dans les systèmes des prêts. “Pour le moment, seuls 10 % des étudiants sont diplômés avec un niveau de dette excessif.” Pour autant, il ne minimise pas le problème, “cette dette, qui représente actuellement 0,4 % du PIB, est devenue un facteur macro-économique. […]”, résume le spécialiste. Il conclut, comme tant d’autres qui se penchent sur le sujet, en rappelant la raison simple pour laquelle un tel niveau d’endettement est atteint : parce qu’il est facile, bien trop facile, d’emprunter. » Comment les États-Unis endettent leurs étudiants, Iris Deroeux, Mediapart.
[5] « Cadre commercial dans un groupe pharmaceutique et militant de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), le parti de Mme Angela Merkel, M. Otto Henninger, 62 ans, fronce le nez devant les épanchements “xénophobes” de la presse de boulevard. Mais lui aussi s’inquiète pour son argent. “L’Allemagne est le pays qui finance la plus grosse partie des plans de sauvetage pour la Grèce, un gouffre sans fond dans lequel nous, les contribuables, versons des dizaines et des dizaines de milliards. Ce n’est plus supportable. A terme, c’est aussi notre économie qui est menacée.” Prié d’identifier plus précisément cette menace, l’homme exhale un soupir accablé. En fait, c’est surtout pour sa future retraite qu’il se fait du mauvais sang. Comme treize millions de ses compatriotes, il a en effet souscrit au régime de retraites complémentaires par capitalisation instauré par le gouvernement Schröder en 2001. Ce dispositif lui promet une retraite certes confortable, mais financée en partie par des fonds de pension “dont la solvabilité dépend de la bonne santé des marchés européens”. De quoi assurer à ces derniers l’adhésion anxieuse, mais indéfectible, de tous les Otto Henninger du pays. L’effroi du retraité allemand face à l’épouvantail grec, Olivier Cyran, Le Monde diplomatique.