Ah! la liberté d’expression, le droit à dire et faire entendre notre opinion politique. Rêve sans fin. Rêve déchu. Rêve perdu. Rêve lointain.
Pourquoi ne devrait-on pas se revendiquer des valeurs que les révolutions nous ont légués, se revendiquer de ces pages éternelles ?
« Fournaise mais forge. Dans cette cuve où bouillonnait la terreur, le progrès fermentait. De ce chaos d’ombre et de cette tumultueuse fuite de nuages, sortaient d’immenses rayons de lumière parallèles aux lois éternelles. Rayons restés sur l’horizon, visibles à jamais dans le ciel des peuples, et qui sont, l’un la justice, l’autre la tolérance, l’autre la bonté, l’autre la raison, l’autre la vérité, l’autre l’amour. La convention promulguait ce grand axiome : La liberté du citoyen finit où la liberté d’un autre citoyen commence ; ce qui résume en deux lignes toute la sociabilité humaine. […] Et tout cela, servitude abolie, fraternité proclamée, humanité protégée, conscience humaine rectifiée, loi du travail transformée en droit et d’onéreuse devenu secourable, richesse nationale consolidée, enfance éclairée et assistée, lettres et sciences propagées, lumière allumée sur tous les sommets, aide à toutes les misères, promulgation de tous les principes, […] »
Quoi ? Victor Hugo serait un dangereux révolutionnaire lorsqu’il clame ainsi dans Quatrevingt-treize son amour de la révolution ? Non. Il ne regrette rien. Nous ne regrettons rien. La révolution est la révolution, une et indivisible, comme la république qu’elle a accouchée. Elle est l’histoire, elle est le passé. Le passé est inamovible ; pas notre futur. Nous avons voulu la chute des tyrannies millénaires, et elles sont tombées, une à une, comme un château de cartes prises dans la tornade des peuples. Car c’est ce que sont les tyrannies, des constructions fragiles ; La Boétie ne disait-il pas « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres » ? Alors imaginez ! un homme politique qui modernise ce précepte : « Relevez la tête, ne vous soumettez plus. » Pensez donc, quel « populiste »… cinq siècles plus tard ! l’humanité a-t-elle avancé ? Il faut croire que non. Toujours sous le joug. Plus vicieux, plus pernicieux, mais toujours le joug. Car comment croire qu’un message, aussi subversif il y a cinq siècles, fasse toujours autant peur aux bels gens, aux dominants et à leurs laquais ? Ce message là ne passe décidément pas. Qu’ont-ils à craindre ces Pierre qui crient au loup ? Ne nous disent-ils pas que nous sommes en démocratie ? Ne nous disent-ils pas que c’est le peuple qui est souverain ? Il faut croire qu’ils n’en sont pas si convaincus, eux qui s’effraient d’un vieux cadavre ranimé cinq cents ans plus tard.
« […] la Convention le faisait, ayant dans les entrailles cette hydre, la Vendée, et sur les épaules ce tas de tigres, les rois. »
Comment ne pas y voir cette hydre, le fascisme, ce tas de tigres, les technocrates des institutions européennes. Comment ne pas faire d’analogie ? Comment ne pas y voir un appel à la révolte ? Ah ! La littérature est si subversive : apprendre que de telles prouesses soient possibles, renverser les ordres établis, aussi bien intérieurs qu’extérieurs ; et laisser place à l’imagination, ne pas hésiter à faire des comparaisons à travers les siècles, se construire un monde. Pensez-vous donc ? Apprendre de nos aïeux opprimés comment ne pas l’être à son tour, apprendre que l’Europe entière n’a rien pu contre la révolution. Pensez-vous donc ? L’imagination est dangereuse : elle ouvre le champ des possibles, renverse les barrières, scie les barreaux. L’imagination nous apprend qu’il peut exister un monde différent, d’abord dans notre esprit, ensuite dans notre vie, enfin pour la société. Et cette imagination, c’est d’abord le livre, qui, à travers les âges, nous enseigne que le monde présent n’est qu’une construction humaine, pas une fatalité mais un ordre auquel on veut bien se soumettre.
Continuons avec La Boétie qui décrit comment la domination s’écoule du tyran vers ses subordonnés, puis des subordonnés au peuple, formant une structure pyramidale des pouvoirs. Notre régime, qu’on appelle démocratie dans le plus vaste mensonge que l’histoire ait connu, notre régime, donc, est de ceux-là où il n’y a plus de tyran à désigner et abattre. Un esprit naïf aurait pu croire que les subordonnés ont disparu avec lui. Mais non : les deux sont là. Les tyrans se cachent. Les subordonnés sont le nombre ; ils ne partagent plus une pyramide de pouvoirs ; ils sont multitude ; autant de petits tyrans apprentis, qui reproduisent les schémas de la domination, domination économique d’abord, celle du chef au boulot, celle du riche en embuscade derrière la dette, domination culturelle, puissamment relayée par les médias de masse, information disqualifiée, connaissances dépravées, sciences insultées, domination sociale aussi, racisme exacerbé, société patriarcale, mépris de classe et j’en passe.
Notre régime a ceci de particulier que le maintien du pouvoir n’est pas le rôle de quelques uns, mais celui de tous. Tous peuvent satisfaire à leur tour ce désir de domination, ce désir de rabaisser, de détruire, d’annihiler, bref, d’exercer ce pouvoir. Et tous, tour à tour, se dominent les uns les autres dans une spirale incestueuse, vers toujours plus de violence. Ceux-là qui sont en haut de l’échelle peuvent dormir tranquille, ils amassent les subsides. Et ceux qui se refusent à ce petit jeu macabre ? Alors il reçoivent double peine, ils font l’objet des railleries les plus insultantes d’abord, puis sont traînés dans la fange. Ce régime est tout simplement incroyable dans son cynisme : ce n’est plus des dépositaires du pouvoir, en minorité, qu’il faut combattre ; c’est la société dans son ensemble, ce que La Boétie appelle la « coutume » contre laquelle il faut lutter ; travail de titan que de combattre non plus la torpeur de la masse, mais de combattre la masse elle-même qui se ligue, qui croit obtenir quelques miettes de pouvoir en s’attaquant aux chiens galeux désignés à la vindicte populaire par les dominants : africains ou communistes, ça n’a pas d’importance, le mécanisme est le même, l’un pour sa couleur de peau, l’autre pour la couleur de son esprit, noir ou rouge.
Passons à Rousseau, et Robespierre qui s’en réclame. Pensez-donc, hommes à abattre ! Ceux-là même qui comptent parmi les pères de la révolution. Autant d’idées subversives qui ont traversé les siècles. Domination culturelle : on vous dit que Rousseau était un idéaliste, Robespierre un sanguinaire, passez (pensez!) à autre chose braves gens, ne lisez surtout pas Rousseau… Imaginez un Rousseau qui fonde la propriété sur le partage d’un bien commun. Idée subversive. Ne lisez pas : il en va de la perpétuation de la domination économique. Rousseau qui ne veut pas de ce régime absurde et cynique, qui ne veut pas de tyrans, fussent-ils temporaires, encore moins d’une aristocratie. Idée subversive. Ne lisez pas : il en va de la perpétuation de la domination politique.
Oui je réclame ma liberté d’expression, celle de dire et de faire entendre mon opinion politique ! Celle qu’on me vole, par mille petits poignards, doublement tranchants parce qu’ils viennent du peuple même, ce peuple inconscient, sans repères et perdu. Je préférerai une épée identifiable et prévisible ; mais, signe des temps, le progrès a fait son office sur les techniques de dominations : elles sont devenues plus perfides. Alors je dis à tous ceux du peuple, qui ne peuvent pas voir, qui ne veulent pas? je leur dis, à ces bien pensants qui me mettent sur le dos des millions et des millions de morts, à ceux qui veulent m’accabler de toutes les atrocités de l’histoire, à ceux qui veulent m’enterrer avec les pires horreurs de mes aïeux, à ceux qui veulent me réduire à silence en usant, toujours et encore plus, de la calomnie, de l’insulte, de l’invective, de la diffamation…
Je leur dis : je vous emmerde espèce de petites teignes despotiques. Je veux exprimer mon opinion politique. Oui je porte Rousseau en grande estime, car je le lis, je n’ai pas reproduit des schémas de domination, je n’ai pas dit que c’était un idéologue dangereux. Non. Je le lis. Et envers tous ces crétins qui préfèrent abuser de leur petite parcelle de pouvoir en me faisant taire, je leur dis : allez vous faire foutre, moi j’ai lu et j’ai appris. Je ne veux pas qu’un autre pense pour moi, je ne veux pas qu’un autre me dise ce que Rousseau écrivait. Non. Je le lis et je me fais mon propre avis, ma propre interprétation, qui vaut toutes celles de ces jean-foutres.
Et oui je suis socialiste, oui je suis communiste ; et j’en suis fier. Ne me faites pas taire car je cracherais toute ma révolte à la face de votre mépris suffisant. Et je vous demande : où sont passés vos beaux principes dont vous vous réclamez tant ? Où est passée la liberté d’opinion politique ? celle de l’exprimer ? Pfiou… envolés les beaux principes : c’est l’acharnement, violent, systématique, puissant, multiple. Il faut absolument faire taire ces idées, mes idées, que dis-je, cet idéal démocratique, cet idéal social. Mais nous ne nous tairons plus.
Et que dire du crim’pensée. Car oui il s’agit bien de cela. À chaque fois qu’un de vous dit : « ce sont des idées dangereuses, elles ont menée [au choix] au totalitarisme, à la dictature, au génocide, aux massacres ». Alors oui. Il s’agit bien de crim’pensées telles que les a décrites Orwell : tous sont suspect d’avoir des idées qui ne sont pas celles admises par le Parti, scindé en deux pour faire bonne figure. Et que penser, lorsqu’Orwell décrit comment l’entourage, la famille, les amis opèrent une surveillance constante pour repérer et combattre toutes les idées subversives ? Car c’est dans ce monde que l’on vit. Et que penser encore lorsqu’Orwell montre le dérivatif à la colère qu’est la désignation d’une civilisation ennemie ? Le monde musulman, si tant est qu’il en existe un, ne remplit-il pas cette fonction ? Oui. Il ne fait que décrire notre monde. Monde du crim’pensée, de la surveillance de tous par tous, de la désignation de l’ennemi. Le monde occidental a réussi à faire mille fois mieux que le totalitarisme soviétique, grâce à un contrôle insidueux des masses plutôt que la force pure.
Aveuglés que vous êtes, vous ne réalisez même pas que tout ce que vous faites, c’est reproduire le mépris social des laquais médiatiques, c’est imposer votre volonté comme celle de vos chefs au travail, c’est perpétuer la haine de l’autre, du différent, c’est imposer sa volonté à plus petit, plutôt que renverser cette énergie sur les dominants, c’est perpétrer enfin le crime le plus ignoble qui soit : c’est tuer la volonté du peuple en supprimant votre propre volonté et, jaloux, (re)nier jusqu’à l’opinion de vos semblables.