Je veux ici m’attacher à développer une grille de lecture de nos régimes dits démocratique. Cette grille prend pour acquis une tri-partition de la société : les élites, les classes moyennes et les classes populaires. Premier billet d’une analyse en deux parties.
Cette grille de lecture admet et met au centre de l’analyse les conflits à l’intérieur de chacun des groupes. De manière très générale il faut signaler que tout groupe humain est conflictuel. Traditionnellement, on considère que chacune des classes sociales est en conflit avec les autres ; ce conflit admet un rapport de force à un instant donné et ce rapport de force sert d’arbitrage entre chaque classe.
Ici, je considère que chaque classe sociale a des conflits internes ; mieux elle les prend en compte, mieux elle s’organise pour les résoudre, plus elle est apte à former un consensus de classe ; j’admets, et c’est là toute la nouveauté, que cette manière de résoudre les conflits internes d’une classe est absolument centrale dans sa capacité à peser dans le rapport de force avec les autres classes sociales.
Les élites
Le débat démocratique
Le débat démocratique au sein des élites est de très haute qualité, grâce aux moyens dont elles disposent pour gérer un tel débat. Par exemple, la philosophie permet d’élaborer de nouveaux concepts, de construire un nouveau savoir ou de nouvelles manières d’appréhender la réalité. La logique s’apprend, non pas seulement d’une manière toute théorique en suivant des cours ou en lisant un quelconque manuel, mais en la pratiquant au quotidien, afin d’avoir un solide jugement sur la manière dont sont présentés les arguments. Les manières de raisonner sont assimilées, à travers la philosophie encore, entre dialectique, maïeutique, etc. il y a là matière à se saisir d’un débat, et à lui trouver une issue favorable, c’est-à-dire une conclusion originale, à travers une construction positive des différents arguments, contre-arguments et savoirs servant à la base du raisonnement.
De plus, pour mener ce débat de manière socialement efficace, les élites disposent de tous le moyens matériels nécessaires : livres, journaux et suffisament de temps pour les lire, se renseigner, écrire, et développer toute idée nouvelle nécessaire dans les débats. Bien souvent les classes inférieures, suffisament intellectuelles, peuvent être mises à contribution, servant ainsi les intérêts de l’élite. Ce sont là des moyens pragmatiques, concrets, plus que nécessaires mais souvent tus par les élites, qui aiment bien souvent sous estimer la nécessité des conditions matérielles comme manière de valoriser leur capital intellectuel. Pourtant, la capacité de diffusion des idées au sein des élites est une condition primordiale de l’émergence d’un consensus fort, mais aussi très construit au sein de l’élite.
Ce débat est un des aspects essentiel de la cohésion sociale au sein des élites. Par les moyens que l’élite se donne, elle se permet de prendre en compte les contradictions sociales, les conflits d’intérêts et différences d’opinions qui existent chez elle. Le fait de mener un débat de qualité et très largement diffusé permet en outre d’aboutir à un large consensus, par un double mouvement : à la fois l’inclusion de tous les avis qui existent au sein de l’élite, mais aussi la recherche d’une solution unique, si nécessaire complexe, qui puisse satisfaire un maximum de membres de cette élite.
Conservation des intérêts propres, acquisition de nouveaux
Différents thèmes du débat sont abordés, mettant à contribution des acteurs différents parmi les intellectuels, chercheurs, journalistes et acteurs de la vie politiques du pays.
Les débats que l’ont pourrait qualifier de philosophiques, moraux, culturels, sont des débats visant à la construction des valeurs dont les élites vont se réclamer. L’on peut croire naïvement à une hypocrisie concernant les membres de l’élite, qui défendent bien souvent des valeurs qu’ils semblent ne pas appliquer. Mais en réalité ces valeurs n’ont qu’un usage interne, et ne sont reconnues que face à des égaux, c’est-à-dire face aux autres élites. Les valeurs défendues par les élites et les principes qu’elles proclament utiliser ne valent qu’avec une très forte conscience de classe, pas en tant que valeur affichée, mais en tant que pratique constante, habitude résolument quotidienne de reconnaître en une personne, à son comportement, à son apparence et à son discours, si elle appartient oui ou non à l’élite, et à agir en conséquence. Tout ceci va permettre à l’élite de se construire une culture de fond, culture dans les deux sens du termes : à savoir la culture générale en tant que série de références communes, s’appuyant typiquement sur les arts, la littérature, etc. mais aussi comme l’ensemble des relations entre les individus de l’élite.
Il ne faut pas négliger cet aspect culturel des choses, car le débat politique qui s’ensuit va massivement s’appuyer sur cette culture, dans un double mouvement d’inclusion et de reconnaissance des élites entre elles, et d’exclusion de ceux qui ne seraient pas suffisament aptes à appréhender cette culture dans toute son étendue. Ce d’autant plus que la culture est, par définition et contrairement à un lieu commun, en perpétuelle évolution, en perpétuelle construction. Par exemple, si les beaux-arts, la musique classique, etc. servent de base, et donc de passage obligé, les élites apprécient les formes d’art moderne, car elles savent que la culture est vivante, qu’elle dépérit si elle s’appuie sur la tradition plutôt que la création.
C’est déjà, pour les élites, une manière de veiller à leurs intérêts, que de se construire une culture commune qui leur permettent, à tout moment, de délimiter assez précisément des contours du groupe social. En effet, à tout moment, cela rend apte un individu à savoir si un autre partage des intérêts communs, en se basant uniquement sur son discours. D’où les formes de mépris qui se développent, dans le cas contraire.
Dans le contexte plus particulier de la politique, les élites défendent un ensemble de valeur dites démocratiques. Là encore, ces valeurs servent avant tout un usage interne : la tolérance, le débat d’idée ou d’opinion, la liberté d’expression, etc. ; tout ceci représente des principes de base qui ne sont tout bonnement pas appliqués en dehors des élites, mais sont activement défendus pour ses membres, dès lors qu’ils sont identifiés et reconnus en tant que tels.
Un autre exemple. Le débat d’idée comme aspect central d’une démocratie en bonne santé, est activement défendu par les élites. C’est aussi celui qui participe à toute une conception de la démocratie qui favorise les élites, et elles seules. En effet, un tel débat, avec les modalités de l’exercice démocratique qu’il représente, modalités imposées par les élites elles-mêmes, nécessite des pré-requis, en termes de connaissances, de culture, de capacités à manier la langue que ce soit à l’oral ou à l’écrit, de capacités à savoir raisonner, que seules les élites possèdent. Ainsi, la démocratie, car elle est construite autour des valeurs des élites, est mise en œuvre en suivant des postulats et des modalités qui permettent d’en exclure une très grande partie des classes inférieures.
Gestion des populations
Parmi les intérêts propres que les élites défendent, il en existe un particulier, plutôt dévolu à la sous-classe politique, qui est celui de veiller à l’adhésion des populations à cet ordre social. Il faut à l’élite, en effet, s’assurer sa propre perpétuation, et pour se faire s’assurer de la relative quiétude des classes inférieures. Il y a un contrat implicite passé entre les élites et les classes inférieures : l’élite s’assure des conditions d’existence de la population en échange de quoi ces populations acceptent de déléguer le pouvoir et de vaquer à ses occupations sans s’en préoccuper.
Pour pouvoir mener une telle politique, les élites ont besoin d’avoir une très grande connaissances des populations qu’elles encadrent. Les études aussi bien économiques, sociologiques, anthropologiques, permettent une excellente connaissance des comportements individuels et sociaux. Les sondages servent à connaître l’état de l’opinion, c’est-à-dire de manière grossière certes mais suffisante les aspirations des classes inférieures. Cette grande connaissance des populations, alliée à de solides bases théoriques en politique : connaissance des libertés fondamentales sans quoi il y aurait révolte, permet de traduire en acte politiques concrets, c’est-à-dire en décision et mise en œuvre en pratique à la fois la gestion de la population, mais aussi de ses volontés. Il en est ainsi du suffrage : c’est un moyen régulier qu’a l’élite de s’assurer que sa politique menée ne s’écarte de trop de ce que le population attend d’elle.
Mais ici, il n’est question à aucun moment de se déssaisir du pouvoir. Au contraire, ce que l’élite nomme démocratie est seulement un régime dans lequel elle admet un certain nombre de compromis vis-à-vis des classes inférieures. Ces sortes de compromis qui semblent agir contre l’élite, servent en fait directement ses intérêts : ils agissent comme des bornes face à ses propres tentations de pouvoir absolu. En somme, la démocratie est le moyen que s’est trouvé l’élite de se doter d’un régime stable, c’est-à-dire un régime dans lequel sa perpétuation est assurée.
Quitte à composer avec les volontés populaires, la démocratie elle aussi n’échappe pas à cette volonté de cadrer les populations, et faire ainsi la gestion de leur volonté politique. Ainsi, les partis ont pour fonction de porter attention à leur électorat, traduire ses intentions politiques, passer le filtre des élites, pour enfin en déduire une politique, c’est-à-dire des moyens d’actions concrets que l’État est chargé de mettre en œuvre. Ici, ce qui est important, c’est de noter qu’entre les volontés politiques des classes inférieures et leur application, les classes inférieures n’ont absolument pas les moyens matériels et intellectuels de prendre part au processus. Ainsi l’élite filtre et retraduit tout ce qui pourrait aller à l’encontre de ses intérêts, veillant constamment à sa propre sauvegarde.
Ce filtrage s’opère tout au long du processus politique. Tout d’abord par la connaissance acérée qu’on les hommes et femmes politiques de leur électorat, leur permettant de remporter l’adhésion d’électeurs. En somme, que les politiques s’adressent aux cadres fraichement sorti des écoles, ingénieurs extrêmement instruits, ou à l’ouvrier, ils savent faire preuve de démagogie en adaptant leurs discours à chacun d’eux, et à ce qui correspond à leurs valeurs. Au cadre par exemple on présentera un discours faussement scientifique, fait d’évaluation chiffrées et de statistiques, pourtant très éloigné de la production scientifique réelle. Les élections, supposée être précisément le moment où les classes inférieures sont le plus à même d’influer sur l’élite, sont en fait l’occasion ultime de produire un discours qui, tout en s’adaptant aux électorats, en mimant leurs principes et leurs valeurs, permettent de leur faire admettre une politique déjà détachée de leurs aspirations premières.
Les classes moyennes
Le débat démocratique
Les classes moyennes, et plus particulièrement les classes supérieures, sont nécessaires à l’élite, en ceci qu’un pays ne peut être gouverné par une oligarchie sans hiérarchie dans la société pour faire ruisseler le pouvoir. Ce sont donc la toute première cible de la propagande de l’élite, propagande qui est faite, précisément du reliquat du débat que les élites mènent entre elles. De fait les classes moyennes adhèrent pour une large part aux valeurs des élites, elles en miment le comportement, et s’en approprient le discours. Cela vaut pour le débat démocratique.
Cependant pour mener un tel débat, il faut des compétences intellectuelles avancées et de très bons moyens de diffusion. Pour ce qui est de la diffusion des idées, ceux des élites sont partiellement accessibles, certainement pas pour mener un débat autonome, mais au contraire alimenter celui des élites. Les classes moyennes deviennent ainsi les collaboratrices des élites, elles sont pourvoyeuses d’arguments et de faits sociaux.
Les compétences intellectuelles cependant, sont socialement et d’autant plus qu’on descend dans la hiérarchie sociale des classes moyennes, très en déça de celle des élites.
Ainsi les contradictions, c’est-à-dire les conflits sociaux, qui traversent les classes moyennes, ne trouvent pas matière à être résolus de manière autonome par ces classes. En réalité elles sont exclues des débats de fond concernant leurs contradictions internes, que les élites se chargent de résoudre pour elles, et se font cette illusion particulière, de vouloir débattre dans le vide, de mouliner des arguments tout préparés, pour des décisions qu’elles n’auront pourtant jamais à prendre, pour un pouvoir qu’elles n’ont pas. La dépendance intellectuelle est généralisée que ce soit purement du point de vue des idées ou celui des moyens matériels de production et diffusion des idées ; il n’y a aucune construction de valeurs propres en politique.
Dépossession de la démocratie
En reprenant à son compte les argumentaires et en mimant le débat qui a lieu parmi les élites, les classes moyennes se procurent l’illusion de posséder un peu de pouvoir. Mais ce n’est qu’un ajustement sur les positions et opinions qui ont cours dans les élites. Ainsi, le choix n’est permis que parmi un ensemble restreint d’options présentées par les élites, options qui correspondent en fait au différentes factions de l’élite, dans le débat politique qu’elle mène de manière autonome.
Dans les classes moyennes, sans les compétences intellectuelles nécessaires, le raisonnement fait place à la binarité des positions. Plutôt que de devenir un moyen de résoudre les conflits sociaux, cela devient un pugilat permanent où chacun choisit tout au mieux un camp de ceux en présence parmi l’élite. Les connaissances politiques des classes moyennes sont extrêmement faibles, provoquant un phénomène d’insécurité intellectuelle : bien souvent accepter les arguments de l’autre vaut adhésion à son opinion, car les classes moyennes n’ont pas la capacité à produire leurs propres raisonnements en toute autonomie, et ne font que récupérer ceux qui viennent de l’élite, en conséquence il n’y a pas d’alternative à : soit nier l’argument de l’autre, soit l’accepter et du même coup se rallier à sa position. Or le débat, en tant que démocratique, ne vaut que s’il y a capacité à accepter l’ensemble des arguments et à créer une position politique qui permettra le consensus, cette création nécessitant une expertise, des moyens argumentatifs, etc. autonomes. Il y a bien souvent binarité des positions, au pire, et plusieurs camps qui s’affrontent cherchant à remporter l’adhésion des indécis, au mieux, mais aucune opinion susceptible d’émerger par l’adhésion plutôt que par les rapports de force sociaux.
De fait, il en résulte des conflits politiques permanents dans les classes moyennes. Bien évidemment, ces conflits sont résolus tôt ou tard par les élites, sans quoi il en résulterait une guerre civile. Mais ils ont l’avantage d’entretenir un climat clivant parmi les classes moyennes, les rendant inaptes à une construction politique collective de manière autonome, c’est-à-dire à l’élaboration d’un consensus large, et assurant dans le même mouvement l’élite dans sa domination.
Cependant, dans cette mécanique bien huilée, il est un débat des élites qui s’impose difficilement aux classes moyennes, s’il n’est pas abordé de manière très détournée. La nécessité pour l’élite d’encadrer les populations induit un débat sur ce sujet précis. Or ce débat, qui dans le monde politique est particulièrement visible lorsqu’il s’agit d’aborder les stratégies électorales et les programmes, met à nu la réelle propriété du pouvoir et la réalité sous-jacente. La question de la gestion de la population, de la manière la plus efficace de veiller à ses conditions d’existence, est de ce fait très mal perçue par la dite population. De fait les classes inférieures, à ces occasions, se sentent dépossédées, à raison, du pouvoir.
Les classes populaires
Le débat démocratique
J’ai peu de connaissances concernant les classes populaires, donc je ne m’étendrai pas. Elles sont à priori plus indépendantes que les classes moyennes car la rupture avec les élites est consommée, ce qui est d’ailleurs un problème traité en tant que tel par les élites, qui savent qu’il n’est pas de leur intérêt de faire perdurer cette rupture. Ainsi les classes populaires ont développé, plus ou moins collectivement car là aussi le manque de moyens matériels de diffusion des idées se fait sentir, un système de valeurs propres.
Oppression
En effet, contrairement aux classes moyennes, qui ont marginalement voix au chapitre dans le débat des élites, les classes populaires sont interdites de parole publique. Cette censure est quasi-totale. Il en résulte aucune capacité à s’organiser socialement de manière efficace à un niveau autre que local. L’on voit la tentation de certaines factions de l’élite, de prétendre parler au nom de ces classes populaires, sans pour autant les laisser accéder à une notoriété publique.
Suite et fin de l’analyse sous peu…