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Billet de blog 30 mars 2020

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Il faut enseigner les sciences sanitaires et sociales

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La crise sanitaire que nous traversons met en évidence le manque cruel de moyens auquel sont confrontés les services de santé. En pleine épidémie, les faibles stocks de masques et de gel hydroalcoolique surprennent. Les difficultés à prendre les décisions importantes et les revirements de discours aussi, tout comme la défiance face aux mesures de confinement. Comment sommes-nous arrivés à cette situation? Comment se fait-il que l'hôpital public ne puisse absorber cette crise? Pourquoi les décisions politiques sont-elles si dures à prendre? Et si la solution venait de l’enseignement des sciences sanitaires et sociales? Croisant la sociologie, le droit, la démographie, l’économie, en portant un regard critique sur les politiques de santé, les sciences sanitaires et sociales pourraient apporter beaucoup au débat public.

Nous ne croyons pas au risque. 

Il est hors de nos vies, de nos préoccupations quotidiennes. Sitôt qu’une personne alerte sur un danger, sa position est raillée. Il faut faire confiance en la science. Grâce à la technique, nous maîtrisons la situation. Disent-ils. 

Certes, nous vivons dans un monde sécurisé sur bien des points. Nous avons su gérer bien des dangers qui nous guettaient. Pensons à l’alimentation ou à l’énergie: l’agriculture intensive et le nucléaire nous garantit l’accès à ces besoins. Craindre une pénurie de l’une ou l’autre de ces ressources parait absurde. Sans doute. Mais avec ces nouvelles pratiques, de nouveaux dangers sont apparus. Pour le dire avec Ulrich Beck(1), la modernité n’a pas réussi à éliminer le risque: bien au contraire, elle en produit toujours plus. Les progrès scientifiques nous ont fait miroiter un monde sans danger, mais ceux-ci naissent de nos nouvelles pratiques: pollutions avec l’agriculture, gestions des déchets pour le nucléaire, pour reprendre nos exemples précédents.

Dans le domaine de la santé, le risque est aussi une réalité: les maladies nosocomiales sont ainsi un risque nouveau pour les établissements de santé, renforcé par l’antibioresistance de maladies pourtant bien connues. Nous avons créé des remèdes, mais aussi de nouveaux problèmes de santé à gérer. Il en va de même pour les pratiques industrielles: les maladies émergentes proviennent en grande partie de la destruction des habitats naturels des animaux, avec un risque accru de transmission de ces maladies à l’Homme(2). Les scientifiques ont alerté depuis longtemps de ce danger, mais quelle entreprise ou Etat prend ce risque en compte au moment de valider la destruction des éco-systèmes ? 

L’impensé du modèle capitaliste

La pensée capitaliste a créé ce risque. La rentabilité à court terme engendre des décisions qui deviennent irrationnelles si on se place du point de vue de la gestion de crise. La dépendance de la France envers l’étranger en matière de masques de protection en offre un bon exemple. Jusqu’en 2018, une usine produisait 200 millions de masques par an en Bretagne (3). Aujourd’hui, elle est délocalisée en Tunisie. La majeure partie des masques français viennent de Chine, mais sont devenus inaccessibles avec cette épidémie. Ce choix économique a un coût humain concret: aujourd’hui, les soignant.es en première ligne face au Covid-19 manquent du matériel de protection de base, faute de réapprovisionnement rapide.

Et d’absence de stock. Après l’épidémie de grippe A en 2009, la France comptait un nombre suffisant de masques chirurgicaux et FFP2 (4). Pourquoi en manquons nous aujourd’hui? A partir de 2013, quelques années seulement après l’épidémie, l’idée d’avoir un stock de masque pouvant être acheté “pour rien” paraît insupportable, et les stocks ne sont plus renouvelés quand ce matériel est périmé. Comme dans n’importe quelle industrie, il faut être à flux tendu: pas de stock, mais de l’achat seulement en cas de besoin. 

Cette gestion purement financière de la part de l’Etat illustre bien notre incapacité à penser le risque sanitaire: nous refusons de dépenser de l’argent pour une risque qui pourrait ne pas survenir. C’est pourtant le principe même de la gestion du risque. Nous devrions être prêts à toutes les situations et pourtant, nous avons sabordé tous nos moyens en la matière. 

Dans une note au candidat Emmanuel Macron de 2016, Jérôme Salomon (aujourd’hui directeur général de la santé) alertait sur l’état de l'hôpital: “L’hôpital, déjà en crise, est désormais en tension car il ne dispose d’aucune élasticité pour absorber des variations d’activité. (...) On peut déjà anticiper un coût humain important et pourtant évitable. “ Rappelons que 69000 lits d'hôpitaux ont été supprimés sur les 15 dernières années, alors que la population continue d’augmenter (5). Le recours massif à la médecine ambulatoire et aux soins à domicile est peut-être économiquement rationnelle mais devient irresponsable face à un afflux massif de patients à hospitaliser. Supprimer les lits de long et court séjour limite la capacité à encaisser le choc épidémique auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Et que dire des revendications jamais écoutées des soignants réclamant plus de moyens pour l’hôpital ? Nous étions prévenus par les professionnels et personne ne les a écoutés. Aujourd’hui héros de la nation, ils étaient repoussés par les forces de l’ordre il y a quelques semaines encore - et on leur répondait qu’il n’y a pas “d’argent magique”(6). Face à la crise actuelle, ces propos semblent surréalistes. 

Les décisions politiques également: le 7 mars, le président Macron encourageait la population à ne pas avoir peur du virus, et à se rendre au théâtre. Une semaine plus tard, le confinement se profilait. Entre temps, on peut supposer que les experts lui ont fait comprendre la menace. Depuis le confinement, des messages contradictoires s'enchaînent, exhortant à rester chez soi et en même temps maintenir son activité professionnelle. Il y a un grand manque de réflexion sur la manière de gérer cette crise. Cela signifie surtout que nous sous-estimons grandement les risques.

Et pas seulement au plus haut sommet de l’Etat. Dans un article du Monde, le même Jérôme Salomon parle de la “ difficile mobilisation des esprits”(7). Dans sa note faite au candidat Macron fin 2016, il regrettait “ l’absence de maîtrise des gestes basiques d’hygiène: mouchoirs en papier jetables, lavage des mains, solutions hydroalcooliques, port du masque par les malades, généralisé en Asie et quasi inconnu en France ! “. Nous ne sommes pas formés aux geste préventifs. En Asie, les épidémies de SRAS et de MERS ont sans aucun doute marqué les esprits et les pratiques. En Europe, nous en sommes à rappeler l’importance de gestes d’hygiène de base,et le refus de serrer la main est moqué. Pour rendre les choses plus concrètes: seuls 27% des français sont formés aux gestes de premier secours. Seuls les attentats de 2015 ont permis un accroissement du nombre de personnes formées. Il faudrait atteindre 80% de la population formée, d’après les experts(8).

Un enseignement à développer

Ce rappel des faits n’est que la partie émergée de l’iceberg. Il nous permet cependant de mettre en évidence une triste réalité: nous n’avons aucune culture sanitaire. Nous n’avons aucune conscience collective des risques ni des moyens nécessaires pour les endiguer. Par un orgueil mal placé nous pensons que les épidémies resterons chez les autres. Nos sociétés ont développé une contradiction meurtrière: la science est accueillie avec bienveillance sauf quand elle nous alerte d’un danger. C’est l’impensé évoqué par Ulrich Beck cité plus haut: nous ne voyons pas que nos solutions entraînent de nouveaux problèmes. Nous sommes, de fait, très peu conscient des risques sanitaires qui nous entourent. 

Il est donc urgent d’enseigner largement les sciences sanitaires et sociales. Actuellement, nous enseignons aux élèves des filières Sciences et Techniques de la santé et du Social (ST2S) et Accompagnement Soins et Services à la Personne (ASSP) les bases fondamentales pour comprendre les enjeux de santé publique. Comprendre les risques et les crises sanitaires font partie du programme des sciences médico-sociales, et permettent aux élèves de mieux appréhender ces situations. Nous abordons aussi des questions telles que les déterminants de la santé ou la mesure de l’état de santé d’une population. Lorsqu’on évoque des problématiques de comorbidité face au Covid-19, et que nous sommes confrontés à des indicateurs complexes tels que ceux dont nous sommes abreuvés aujourd’hui, ces connaissances sont indispensables. Il en va de même sur le fonctionnement des politiques de santé : L'organisation administrative de l’état, le découpage et la répartition du pouvoir aux échelles nationales et territoriales est méconnue par la majorité de nos concitoyens, dans ou hors du système de santé. C’est pourtant cela qui organise les soins sur le territoire - et nous ramène aux problèmes de déserts médicaux auxquels certains territoires sont confrontés depuis des années. Territoires qui sont aujourd’hui incapables de prendre en charge le pic épidémique.

Une culture à transmettre

Plus largement, c’est une culture sanitaire qu’il faut développer. Nous avons besoin de mieux connaître les questions de santé individuelle et de santé publique. La France est sans doute à la traîne sur les questions de prévention, comme l’a mis en évidence le dernier rapport de l’OCDE sur la question (9). Nous avons une marge de progression importante sur la mortalité évitable par prévention. Il y aurait un avantage certain à axer notre politique de santé sur ce point, afin que chacun soit davantage maître de sa santé. Cela permettrait aussi une meilleure compréhension des bonnes pratiques en matière de santé. La difficile mise en oeuvre des gestes barrières et l’incompréhension face aux restriction de circulation lors de l’épidémie de Covid-19 sont des exemples parlant de ce manque de connaissances. C’est un enseignement qui pourrait être fait dans le cadre de la scolarité, en étendant ces temps d’éducation à l’hygiène et aux bons comportements pour garantir sa santé.

Pour comprendre le fonctionnement de notre système de protection sociale également. Les mécanismes qui nous permettent de protéger la population des risques sociaux (maladie, vieillesse, accident du travail, chômage, famille) sont méconnus. Là aussi, les sciences sanitaires et sociales sont là pour expliquer l’histoire de la sécurité sociale, son principe, son financement… peut-être cesserait-on enfin de parler de “charges” quand on parle de cotisation sociale ? Peut-être que notre modèle serait mieux défendu si l’on prenait la mesure des progrès sociaux obtenus grâce à la prise en charge collective des dépenses liés aux risques de la vie ? Cette connaissance doit être partagée, et permettra à chaque citoyen de pouvoir participer à ce système collectif.

Dans le même ordre d’idée, il faut par ailleurs avoir une meilleure compréhension de nos droits en tant que patients. La problématique de la démocratie sanitaire, et donc de la place du patient dans le système de santé, est aussi un pan de connaissance réservé aux sciences sanitaires alors que toute la population est concernée. Nous avons le droit de participer aux instances de décisions de notre système, en passant par une association agréée. Mais qui aujourd'hui peut avoir le temps de s’investir dans cette mission? Cela demande du temps, des connaissances, et le rôle de ces représentants est à la fois trop mal connu et sans doute sous-exploité. Il faudrait développer, au delà des diplômes universitaires du domaine, une véritable reconnaissance des patients-experts qui, de par leur parcours et leur vécu du système de soin, pourraient faire des propositions concrètes d’amélioration. Une école des patients, comme certains services de soins les organisent, doivent se généraliser pour créer ce que Cynthia Fleury appelle “l’école française du soin” (10). De cette manière, la démocratie sanitaire pourra enfin vivre pleinement.

Mais cela doit s’accompagner d’un plus grand respect envers tous les métiers du soin. Le personnel soignant constitue un corps dévoué, mais qui atteint aujourd’hui les limites de ce qu’il est humainement possible de faire. Depuis des années ceux-ci sont des lanceurs d’alertes que nous ignorons. Aujourd’hui, nous les applaudissons à nos fenêtres. Demain, il faudra les soutenir concrètement en réclamant  des moyens pour la santé. Cela passe par des salaires décents et un financement de l'hôpital plus important, afin de faire face à toutes les éventualités futures.

Enfin, cette connaissance du domaine sanitaire doit s’accompagner de son aspect social. Il existe des inégalités sociales de santé que la crise actuelle ne fait que révéler: territoires sous-dotés, populations éloignés des soins… il est indispensable de penser conjointement les politiques sanitaires et sociales. L’amélioration du système de santé ne peut se penser sans une action concrète contre ces inégalités. Là aussi, notre enseignement peut beaucoup apporter à la compréhension des problématiques dans leur globalité. Nous analysons avec les problèmes sociaux actuels et les dispositifs d’aide, avec un regard critique que chaque citoyen devrait pouvoir exercer.

Un enseignement pour l’après-crise

Nous devrons faire face à de nouvelles épidémies. C’est une réalité pour nos sociétés qui se sont sans doute crues invulnérables. C’est un risque qu’il faut regarder en face, pas par pessimisme mais par réalisme. C’est avec cette certitude que nous devons construire cette culture sanitaire et sociale, pour être mieux préparés et que chacun comprenne les enjeux de notre système de santé.

Les sciences sanitaires et sociales existent. c’est un champ d’étude large, documenté, essentiel pour lire l’actualité. Les lycéens des filières Sciences et Techniques de la santé et du Social (ST2S) et Accompagnement Soins et Services à la Personne (ASSP) suivent ces enseignements, mais il apparaît aujourd’hui que cette discipline devrait faire partie d’un socle de connaissance commun. Nous avons tous besoin de connaître les enjeux de ce domaine, et tirer les enseignements de la crise actuelle.

1- Ulrich Beck, la société du risque

2- https://www.futura-sciences.com/sante/actualites/coronavirus-destruction-habitats-naturels-favorise-emergence-nouvelles-epidemies-comme-covid-19-80160/

3- https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/coronavirus-en-2018-pouvait-encore-fabriquer-200-millions-de-masques-par-en-bretagne-6786992

4- https://www.20minutes.fr/societe/2745539-20200322-coronavirus-comment-france-laisse-fondre-stock-masques-fil-annees

5- https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/es2019.pdf

6- https://www.liberation.fr/direct/element/y-a-pas-dargent-magique-repond-emmanuel-macron-a-une-soignante-qui-deplore-le-manque-de-moyens-des-h_80049/

7- https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/20/coronavirus-la-mission-impossible-de-jerome-salomon-directeur-general-de-la-sante_6033875_823448.html

8-  https://www.vie-publique.fr/en-bref/19631-securite-former-80-de-la-population-aux-gestes-qui-sauvent

9-  https://ec.europa.eu/health/sites/health/files/state/docs/2019_chp_fr_french.pdf

10-  https://www.cairn.info/revue-le-sujet-dans-la-cite-2018-1-page-183.htm

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