Ce billet d'humeur fait suite à la lecture du très bon livre "Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation" de Benjamin Burbaumer, économiste qui traite de géopolitique et plaide, à raison, pour cesser de parler d'économie de façon étherée et théorique et pour cesser aussi de désenchâsser la géopolitique des enjeux économiques. C'est un plaidoyer pour l'économie politique.
Ne pas décorréler la géopolitique de l'économie, faire de l'économie politique
J’ai depuis longtemps un vertige face à la façon dont, au collège comme au lycée, on nous parle en cours d’histoire-géo de sujets comme la mondialisation de l’economie, les investissements directs etrangers, le PIB et l’indice de developpement humain mais on ne parle absolument pas du mécanisme moteur et fondamental de l’économie mondiale, qui permet de répondre aux questions : pourquoi les entreprises investissent à l’étranger ? Pourquoi l’économie est-elle mondialisée ? Pourquoi compliquer et rallonger autant nos chaines de production, distribution et consommation ? Je suis toujours interloqué de voir que l'on parle aux élèves des billes que placent les entreprises multinationales (IDE) et ce qu’en retirent les pays qui les recoivent mais jamais de ce qu’en retirent les multinationales, hors c'est bien ce qui guide aujourd’hui à la fois l’économie et la géopolitique mondiale, j'ai nommé le taux de profit du capital.*
Pour moi c’est un angle mort énorme de la formation de base des jeunes français sur le fonctionnement du monde. Le monde est capitaliste, que ça nous plaise ou non. Il y a des centres d’accumulation du capital (pays riches et grandes villes) et des marges (pays pauvres et espaces ruraux) qui produisent au profit des centres. Le tronc commun scolaire en histoire-géo est ouvertement libéral. Quel est l’intérêt de ce voile pudique, de ce regard détourné sur le coeur de la machine ? Comment les français une fois formés ainsi peuvent-ils éviter d’être sensibles aux analyses des intellectuels libéraux de bas étage qui nous racontent a longueur de billet à la télé et à la radio de jolies histoires à base de gentils américains qui défendraient la liberté, la démocratie et les droits des femmes contre les méchants chinois, les méchants russes et en fait toute autre puissance dangereuse pour l’hégémonie américaine ? Comment, avec ce bagage, ne pas verser non plus dans une vision individualiste rabougrie de la géopolitique (Trump est fou, Poutine est avide et seul aux commandes...)? Mais en fait cet enseignement ne se voit pas lui-même comme le fruit d'une idéologie, le libéralisme étant hégémonique, il a le luxe de pouvoir s'aveugler sur lui-même, se parer du bon-sens, de ce qui va de soi, ce qui ne se discute même plus.
Critiquer ces analyses libérales moralistes ou psychologisantes, c’est souvent recevoir la réponse du "tu es en faveur de régimes autoritaires en fait". Eh ben non, je suis matérialiste, c’est à dire que pour moi, pour comprendre la géopolitique il faut gratter le vernis moral des idéologies. Démocratie ou autoritarisme ? Progressisme ou réaction? On s’en fout ! Ou plutôt, ce n’est pas ca ni le coeur, ni le point de départ de l’analyse. Au départ, il y a l’économie. Il faut faire de l’économie politique. Où sont les ressources naturelles accessibles? Où sont les "meilleures" forces productives, c’est à dire les meilleures machines et les gens que le capital peut le mieux exploiter (c’est à dire les mieux formés et/ou les moins payés)? Comment les bénéfices sont-ils distribués et au profit de quels groupes (nationaux et de classes)? Voilà qui est un bon départ pour comprendre par exemple pourquoi les USA ont soutenu les décolonisations après avoir asujetti matériellement les pays d’Europe (par la puissance de leur industrie militaire de tanks et la chimie de guerre reconvertie en tracteurs et engrais/pesticides et par l’hégémonie du dollar notamment). Voilà qui est un bon point de départ pour comprendre l’évolution des politiques protectionistes ou libérales des pays ainsi que leurs alliances, conflits et allégeances. Voilà qui est surement aussi un bon point de départ pour comprendre le fond de l’idéologie raciste : les classes laborieuses françaises accepteraient d’être exploitées par les capitalistes francais à conditions que ceux-ci exploitent plus les travailleurs d’autres pays et leur en distribuent une fraction. Être matérialiste conduit en dernière analyse à comprendre le fondement des idéologies, derrière les postures morales.
Allez, sortez vos bouquins page 392, on fait une étude de cas
Un exemple tiré du livre Histoire-Géographie 3e de la collection EMC des éditions Hachette en 2021. Si le mot développement est cité plus de 100 fois dans le livre, le mot capital n'est cité qu'une fois, dans la partie dédiée à Staline (comme si le capital n'avait de réalité matérielle qu'en URSS...sic) et le mot profit n'apparait tout simplement pas. C'est ce qui conduit les auteurs du livre à pouvoir faire une double page intitulée "Lutter contre le terrorisme et intervenir au Sahel". Je vous la mets ci-dessous.
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Bon. Cette page illustre bien mon point de critique. Beaucoup de choses à dire. À la lecture de cette double page, titre puis ordre des documents (armée suivie du développement) et l'enchaînement des questions de la section Activité en bas à droite, on peut imaginer deux récits qu'un élève de troisième tirerait d'une séance de cours adossée au livre. Je propose les deux et on voit ensuite lequel est le plus probable d'être celui déroulé en classe.
Premier récit
Titre "lutter contre le terrorisme et intervenir au Sahel". Le début de cette histoire est récent : il y a des terroristes au Sahel, cachés dans le désert. Ils sont en guerre contre la France, ils sont armés et ils sont islamistes. La France intervient en y mettant les moyens nécessaire pour sécuriser la zone : plus de 5000 militaires, drones, avions de chasses, hélicos et bases militaires en coopération avec les gouvernements en place. Les djihadistes violents sont déracinés de leurs retranchements dans le déserts avec efficacité. Les ressources stratégiques et les échanges économiques des pays ouest-africains avec les occidentaux sont ainsi stabilisés, permettant, avec l'assistance de la France qui déploie après son armée une aide humanitaire conséquente via les millions d'euros d'argent public de l'AFD pour aider ces pays ébranlés par la guerre à reprendre sereinement le chemin du développement.
Et voilà. Bon je ne développe pas plus, ça m'énerve déjà assez comme ça. C'est comme ça qu'en ne mettant surtout pas le nez dans les fondements économiques d'une intervention militaire d'une telle ampleur, on passe totalement à côté du sujet en finissant par conclure : l'Etat français a agi pour le bien commun et la sécurité, pour garantir la stabilité des Etats et des échanges économiques. Surtout ne pas y mettre d'idéologie, ça serait sale. Ah mais tient, voilà la première critique évidente qui pointe le bout de son nez : il y a de l'idéologie, le livre en définit une, celle de l'ennemi ! Définition : "Djihadisme : idéologie qui prône la violence pour imposer un pouvoir islamique." Je suis d'accord, je suis content qu'on ouvre la porte de l'idéologie, mais c'est étrange de définir celle de l'ennemi mais pas celle qui lui fait face. Quelle est-elle? On devrait apposer une autre définition : "Libéralisme: idéologie qui applique la violence par les moyens démesurés qu'elle détient pour imposer un pouvoir d'exploitation des travailleurs par les détenteurs de capitaux." Bon, maintenant qu'on a vu que le livre s'autorisait à parler d'idéologie, on peut proposer autrement les questions de la section activité : ne dites pas quelles sont "les raisons de l'engagement de la France et des ONG" mais demandez plutôt "quelles raisons justifient l'intervention de l'armée française sur le territoire de pays souverains?", ne demandez pas quelle est "la politique de développement menée par la France et par les ONG au Sahel" mais demandez plutôt "Pourquoi y a-t-il besoin d'envoyer de l'aide pour que ces pays se développent et pourquoi la France a-t-elle besoin d'afficher son aide auprès de ces pays?"
Second récit
La France, l'une des premières puissances mondiales et ancienne puissance coloniale en Afrique de l'Ouest (Mauritanie, Mali, Sénégal, Guinée, Côte d'Ivoire, Togo, Niger, Burkina Faso, Bénin...), "intervient" en envoyant en 2014 de façon massive son armée tuer les forces djihadistes armées nichées au coeur du Sahel. Les Etats sahéliens étant sous-développés et jugés trop faibles pour se défendre d'eux-même contre les menaces intérieures, l'Etat français impose son aide. De façon totalement décorrélée, l'action française participe aussi à maintenir son emprise sur les économies ouest-africaines ainsi que leurs ressources stratégiques. Les ressources sont extraites et convoyées directement vers la France par des entreprises françaises (cocorico Bolloré Logistics). Les sur-produits de l'industrie française de basse qualité y sont ensuite déversés et détruisent les filières locales, emplois compris (cocorico pour les filière du lait en poudre et du poulet en batterie). Le développement endogène des pays d'Afrique de l'Ouest est ainsi étouffé, plus de ressources et un marché concurrencé par des pays à l'avance technologique déloyale (et fondée historiquement sur l'exploitation coloniale), alors ensuite on déploie nos ONG à nous : cocorico encore, après les avoir pillé et concurrencé sur leur propre sol, on va leur montrer le chemin pour se développer comme nous ! Si on l'a fait ils peuvent le faire ! Alors comme un père de famille à son enfant turbulent, on met une bonne gifle pour remettre les idées en place puis on explique doucement pourquoi il faut faire comme on a dit. Et avec les entreprises qu'on a dit, s'il vous plait! On envoie quelques millions par an, parfois donnés mais parfois en prêts à rembourser rubis sur ongle, soit des miettes en comparaison de l'extraction massive opérée en échange et des contrats juteux décrochés par les multinationales françaises. Et puis surtout on affiche partout le drapeau français sur plein de panneaux de projet au bord des routes, ça c'est important que l'on voie qu'on est là pour les aider en fait !
Mais cette aigreur légitime face à violence de l'impérialisme déployé militairement par les pays développés et à face à l'hypocrisie du monde du développement ne doit pas obscurcir la logique implacable qu'enseigne le matérialisme historique sur la question du développement des pays du Sud : le capitalisme est un régime d'accumulation du capital. Il se concentre et fait appel d'air dans les pays riches, dans les capitales et au mains des plus riches. L'argent appelle l'argent et il faut qu'il circule vite, toujours plus vite pour être rentable car la concurrence est rude ! Pour accumuler plus de capital, c'est à dire pour maximiser le taux de profit de leur capital, les capitalistes mettent en concurrence le plus grand nombre de travailleurs possible. Il leur faut donc des ressources et de la main d'oeuvre pas chère. Ils ont donc intérêt à trouver des pays où l'on paie mal, où l'on exploite le plus les gens et les ressources. Ils ont intérêt à trouver sur place des gouvernements complaisants voire corruptibles qui maintiennent le niveau de distribution de la richesse le plus favorable possible aux capitaux étrangers, c'est à dire le plus défavorable possible aux populations laborieuses locales. Donc il est totalement hypocrite (ou utopique, selon le degré d'inconscience libéral) en tant que pays développés de penser et de vendre aux pays sous-développés qu'il pourront un jour suivre la même trajectoire que la nôtre. L'intégralité des actions des pays du Nord vise à prolonger l'exploitation et la passivité des pays du Sud. Il ne peut y avoir des centres de la mondialisation que s'il y a des marges de la mondialisation et cet état est un produit de l'histoire, le résultat d'un maintien actif de rapports de forces que s'appelerio la lutte des classes.
Dans ce contexte, on comprend mieux le fiasco de l'opération Barkane déclenchée par Hollande (un socialiste, la "gauche" n'a jamais été exemptée d'une vision impérialiste) et les récents revirement géopolitiques de ces Etats d'Afrique de l'Ouest qui ont décidé un par un de tourner le dos à l'ancien colonisateur pour prendre la main tendue d'autres puissances concurrentes comme la Russie (qui envoie Wagner lutter contre les terroristes et choper des mines de diamants) ou la Chine (qui construit des ports à moindre coût pour concurrencer les USA et s'assurer le contrôle des infrastructures). Un autre pacte avec un autre diable, donc. Avec, on l'espère, un prix à payer moindre pour ces peuples à la clef. Comment les en blâmer depuis notre position amplement critiquable ?