Les nouvelles techniques ont apporté la suffisance alimentaire, enfin.
En dépit de la pingrerie de la terre, les hommes ont appris à la faire fructifier, en l’engraissant, en domptant les fleuves, en canalisant l’eau, en protégeant les tendres bourgeons de l’appétit vorace des parasites. Les famines, c’est le passé, au moins dans certains pays ; voyez maintenant les interminables rayons des supermarchés croulants de victuailles…
"Victuailles, ça ! ?" Quelques fins gourmets font la fine bouche : "mais c'est immangeable, c'est de la malbouffe" – expression popularisée par José Bové, résidant du Larzac.
Quelle est la priorité :
assurer son pain quotidien à tous,
ou défendre le chapon
des riches des pays riches ?
Il est vrai que ces produits ne sont pas tous des produits de luxe, ce sont le plus souvent de simples poulets, plutôt que les chapons de Bresse dont se régalaient quelques rares châtelains aisés autrefois. Mais cela n’aurait pas empêché le petit peuple du bon vieux temps, du Larzac ou d’ailleurs, d’être émerveillé de voir une telle abondance de malbouffe. Et aujourd’hui encore, des populations entières dans les pays du Sud rêvent d’avoir enfin de la malbouffe à se mettre sous la dent.
La bouffe est rétrogradée en malbouffe quand il y a assez de bouffe. Vive le miracle de la malbouffe !
« Les citoyens des nations les plus aisées
peuvent certainement se permettre
des positions élitaires et payer
plus pour de la nourriture produite
selon des méthodes soi-disant naturelles.
Mais le milliard de personnes
qui souffre de malnutrition chronique
et se contente des revenus
les plus modestes ne le peut pas. »
(Norman Borlaug, agronome,
Prix Nobel de la paix en 1970)
Les fins gourmets que la supposée malbouffe rebute peuvent se rassurer : il y a encore quelques épiceries fines avec chapons de Bresse, pour cette clientèle délicate. Mais la grande et bonne nouvelle est qu’aujourd’hui il y a en outre, dans les épiceries pour tous, dans plus en plus de pays, des produits sains, de bonne qualité, à la portée du plus grand nombre, en abondance.
La tomate est une immigrée
Pourtant, les fins gourmet du Larzac font leur délicat, ils se pincent le nez devant les tomates pour tous. Ils rêvent de ces variétés anciennes, cultivées comme au bon vieux temps avec fumiers et purins.
Ce qu'ils oublient, c’est que si nous pouvons manger des tomates aujourd’hui en Europe, des bonnes et des moins bonnes (c’est vrai, il y en a aussi de moins bonnes), c’est parce que nos ancêtres ne craignaient ni la nouveauté ni le changement. Ils ont même bravé les périls de l'océan à la recherche de nouveautés, et bingo !, ils ont fini par découvrir rien de moins qu'un Nouveau Monde tout entier. Ils en ont rapporté, vous savez quoi ? Des tomates ! Auparavant il n’y avait aucune tomate malbouffe en Europe, et José Bové aurait certainement été le plus heureux des anti-tomates-malbouffe. Mais il n'y avait pas de tomates anciennes non plus ; il n’y avait pas de tomate du tout ! Ni tant d'autres plantes :
« [Ces plantes…] Vous les croyez méditerranéennes. Or, à l’exception de l’olivier, de la vigne et du blé, des autochtones très tôt en place – elles sont presque toutes nées loin de la mer. Si Hérodote, le père de l'histoire qui a vécu au Ve siècle avant notre ère, revenait mêlé aux touristes d'aujourd’hui, il irait de surprise en surprise. Je l’imagine, écrit Lucien Febvre, « refaisant aujourd’hui son périple de la Méditerranée orientale. Que d’étonnements ! Ces fruits d’or, dans ces arbustes vert sombre, orangers, citronniers, mandariniers, mais il n’a pas le souvenir d’en avoir vu de son vivant. Parbleu ! Ce sont des Extrême-Orientaux, véhiculés par les Arabes. Ces plantes bizarres aux silhouettes insolites, piquants, hampes fleuries, noms étrangers, cactus, agaves, aloès, figuier de Barbarie – mais il n’en vit jamais de son vivant. Parbleu ! Ce sont des Américains. Ces grands arbres au feuillage pâle qui, cependant, portent un nom grec, eucalyptus : oncques n’en a contemplé de pareils. Parbleu ! Ce sont des Australiens. Et les cyprès, jamais non plus, ce sont des Persans. Tout ceci pour le décor. Mais, quant au moindre repas, que de surprises encore – qu’il s’agisse de la tomate, cette péruvienne ; de l’aubergine, cette indienne ; du piment, ce guyannais ; du maïs, ce mexicain ; du riz, ce bienfait des Arabes, pour ne pas parler du haricot, de la pomme de terre, du pêcher, montagnard chinois devenu iranien, ni du tabac. » Pourtant tout cela est devenu le paysage même de la Méditerranée : « Une Riviera sans orangers, une Toscane sans Cyprès, des éventaires sans piment… quoi de plus inconcevable, aujourd’hui, pour nous ? ». (Lucien Febvre, annales, XII, 29) [Cité par Fernand Braudel dans La Méditerranée – L’espace et l’histoire – Champs – Flammarion]
Nos ancêtres ont accepté le changement, et nos jardins sont plus beaux, nos tables mieux garnies. La tomate est une immigrée, et les Napolitains applaudissent ; que serait une pizza sans tomate ?
La peste est une immigrée
Il est vrai que le changement comporte aussi des risques ; il y eut des immigrés indésirables. Grégoire, évêque de Tours (v. 538 – v. 594), rapporte un débarquement clandestin :
« Un vaisseau d’Espagne arrivé des ports pour y commercer comme d’usage apporta le germe pernicieux de cette maladie... On disait Marseille également dévastée... Les cercueils et les planches étant venus à manquer, on enterrait dix corps et même plus dans la même fosse... un certain dimanche, dans la basilique Saint-Pierre, on compta jusqu'à 300 cadavres. Or la mort était subite. Il naissait à l’aine ou à l’aisselle une plaie semblable à celle que produit la morsure d’un serpent et le venin agissait de telle manière sur les malades que le deuxième ou le troisième jour, ils rendaient l’âme... »
Il s’agissait de la peste. Ce genre d’événement peut expliquer les peurs et le refus de toute évolution. Mais peut-on vraiment empêcher éternellement tout changement ? On connaît le cas de ces îles toutes neuves, nées des convulsions de la terre et de la fureur des volcans. Elles surgissent dans les bouillonnements de la mer, dans les fumées épaisses, vierges de toute vie ; mais les chercheurs nous racontent comment elles sont rapidement colonisées par des immigrés portés par les vagues et le vent – des mousses, des lichens, des herbes, des fougères, des araignées, des oiseaux… La nature change, elle s'adapte.
Au Moyen Âge on s’adaptait en priant les saints – saint Roch et saint Sébastien étaient particulièrement efficaces contre la peste, dit-on – ou en organisant des processions, ou encore en brûlant quelques juifs pour vraiment mettre toutes les chances de son côté…
Aujourd'hui, c'est par l'intelligence et l'inventivité que nous nous adaptons, en inventant des vaccins ; et la pizza.
Pierre Yves
Écologie, environnement...mythes et réalité (http://ecologie-illusion.fr/)