(À la mémoire de mon ami Jean-Rosier Descardes, anthropologue, avocat à la cour et ancien député, enseveli sous les décombres, quelque part à Port-au-Prince, le 12 janvier 2010)
La malédiction d’Haïti: punition divine ou pacte avec le diable?
Il aura fallu le tremblement de terre du 12 janvier 2010 - un de plus -, dans cette île périodiquement exposée aux risques naturels (cyclones et séismes), pour que réapparaissent prophètes de malheur, prédicateurs, et autres visionnaires, adeptes des thèses obscurantistes, qui voient la main de Dieu ou du diable dans chaque drame qui frappe l’ancienne «perle des Antilles» - surnom donné par les colons français au XVIII ème siècle, à l’île de Saint-Domingue -, devenue Haïti, au lendemain de son indépendance en 1804. Ainsi, au mépris de toute logique scientifique et des propriétés géologiques (situation de l’île d’Haïti à l’extrémité de la plaque caraïbe où elle rencontre la plaque nord-américaine), la Curétaille en mal d’ illumination, a tôt fait d’interpréter les secousses telluriques qui ont secoué l’île, à l’aune d’une «punition divine», conséquences, selon eux, des manipulations vaudou, religion traditionnelle importée d’Afrique de l’Ouest par les esclaves, et majoritairement pratiquée par bon nombre d’Haïtiens de nos jours. «C’est Dieu qui a lâché Haïti». Il pourrait même avoir choisi l’heure de la catastrophe, prophétisait alors un prêtre catholique d’origine haïtienne installé dans l’Ouest guyanais: «[…] Imaginons un peu, disait-il dans son sermon, si c’était arrivé par exemple à cinq heures du matin, les résultats seraient plus catastrophiques. Dans tout ça, on voit, malgré tout, la main de Dieu. Dieu a vraiment un amour spécial pour ce peuple.». La malédiction et la bénédiction divines détermineraient-elles donc l’heure de la survenue d’un cataclysme et le nombre de ses victimes potentielles ? Des centaines de milliers de morts comme témoignage de l’amour de Dieu?
Si ce n’est Dieu c’est donc son antithèse, le diable lui-même, renchérit le télévangéliste américain Pat Robertson, ex-candidat à la présidentielle américaine, n’hésitant pas à relier le tremblement de terre à l’irruption du diable, en vertu d’un pacte que les Haïtiens auraient signé avec ce dernier, afin de les libérer de la colonisation, pendant la guerre d’indépendance. « Ils ont promis dit-il (au diable): nous te servirons si tu nous délivres de la domination française. C’est une histoire vraie. Et le diable a répondu : ok, accord conclu. Depuis cette période, ils sont frappés par des malédictions successives.». Devant le macabre spectacle de milliers d’infortunés ensevelis sous des gravats, et des amas de cadavres de femmes et d’enfants, ce télévangéliste ira jusqu’au bout de sa logique mystique en expliquant que: «Dieu s’est vengé et que leur mort n’est que le prix de leurs crimes», pour paraphraser Voltaire dans son «poème sur le désastre de Lisbonne». Le lecteur averti aura compris la référence implicite à la célèbre cérémonie vaudou, précédant l’insurrection des esclaves marrons dans la nuit du 14 août 1791, à Bois Caïman, avant l’assaut contre les armées coloniales et pro-esclavagistes de Napoléon Bonaparte : insurrection considérée à juste raison par un bon nombre d’historiens comme l’acte fondateur de l’indépendance d’Haïti.
En réalité, ce n’est pas la première fois que des prophètes auto-proclamés convoquent les Saintes Écritures pour justifier les maux qui ne cessent de s’abattre sur la Première République noire, depuis son accession à l’indépendance en 1804. Aussi, à chaque calamité naturelle, certains partisans invétérés des causalités originelles, tentent-ils opportunément, de s’adosser aux versets bibliques : « les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers», assurent-ils. Une manière sournoise de remettre en question la précocité de l’émancipation d’Haïti, source, si l’on en croit certains prédicateurs, de la «malédiction» et donc de la «punition divine» qui entachent cette ancienne colonie française de la Caraïbe. D’autres vont jusqu’à se demander à quoi cela a servi qu’Haïti s’émancipe très tôt, pour se retrouver a posteriori dans la situation actuelle qui le condamne à figurer en queue de peloton des pays les plus pauvres de la planète?
Et la main des hommes dans tout ça?
Les thèses farfelues et irrationnelles justifiant le séisme du 12 janvier 2010, peuvent prêter à sourire s’il ne s’agissait pas d’une hécatombe impliquant des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Au lieu de chercher la main de Dieu ou du diable là où elle ne se trouve pas forcément, n’y a-t-il pas, au demeurant, chez la plupart des prédicateurs mystiques, une sorte d’hypocrisie à ne pas nommer les véritables responsables des maux qui accablent le malheureux peuple haïtien depuis plus de deux siècles ? L’ancienne puissance coloniale, la France, l’occupant américain ensuite, et les dirigeants haïtiens compradores qui se sont succédé depuis plusieurs décennies, ont causé plus de torts au peuple haïtien que tous les tremblements de terre réunis. Soit. La plupart des catastrophes naturelles sont souvent imprévisibles et Haïti ne dispose pas de moyens technologiques, comme certains pays nantis, pour anticiper les phénomènes cycliques.
Rappelons ici que d’autres îles de la Caraïbe (Cuba, la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Martin) voire, le sud des Etats-Unis et le Japon sont fréquemment victimes des catastrophes telluriques, équivalentes, sinon, pire que celles qui ont frappé Haïti. Si ces pays ont pu faire face aux drames en reconstruisant aussi rapidement leurs infrastructures, c’est parce qu’ils se sont donné les moyens matériels et financiers, à l’inverse d’Haïti, rendu exsangue par la mauvaise gouvernance, la corruption, et le cynisme de ses dirigeants qui ont transformé leurs populations en mendiants des couloirs de la diplomatie internationale, les poussant jusqu’aux limites de l’infra-humanité. Les différentes ploutocraties haïtiennes, dont la tristement célèbre dynastie des Duvalier (29 ans de règne de père en fils), avait instauré une longue dictature « macoute », sur fond de pillage des maigres ressources du pays, dont 50% sont contrôlées par 1% d’oligarques politico-économiques, pour ne pas dire, mafieux. Après sa chute en 1986, la France n’avait pas hésité alors à donner refuge au dictateur Jean-Claude Duvalier (alias Bébé Doc), qui a joui en toute quiétude des 900 millions de dollars (somme supérieure à la dette extérieure d’Haïti), jusqu’à sa mort en 2014.
Non Haïti n’est pas damné. Ce sont plutôt l’incurie, la prévarication et l’impéritie des hommes, en premier ressort, ses dirigeants successifs, qui l’ont condamné, saigné, humilié, et mis à genou, avant que les aléas naturels ne viennent donner le coup de grâce à l’infamie de tous ceux qui versent aujourd’hui des larmes de crocodile sur son sort.
Quant aux grandes puissances – France, ancienne puissance coloniale, et USA, puissance occupante de 1914 à 1945 -, elles n’ont jamais pardonné à Haïti son outrecuidance, autrement dit, sa lutte exemplaire de libération anti-esclavagiste et son émancipation politique, après son historique victoire sur les troupes coloniales de Napoléon, la plus puissante armée européenne de l’époque. Dès lors, cette Première République noire qui s’enorgueillit d’avoir défait les armées napoléoniennes devint un exemple pour les peuples opprimés. C’est sans doute pour cette raison qu’Haïti fut lourdement châtié par les grandes puissances (France et USA) au lendemain de son indépendance: « C’est en étant précurseur qu’ Haïti est devenu paria […] Nous sommes les co-auteurs de ce paria sophistiqué, chrétien et vaudou, à cheval entre la Guinée et Manhattan, nationaliste et nomade, prémoderne et postmoderne, mystique et ficelle, où la mort est banale et la vie plus intense », avouait, au cours d’une interview l’écrivain et historien français, Regis Debray, qui pourtant, n’a pas toujours été tendre avec les dirigeants haïtiens par rapport à leur demande de réparation au titre de la Traite négrière.
Pourquoi dédouaner à si bon compte des saigneurs d’Haïti? En obligeant la jeune République haïtienne à s’endetter à hauteur de 150 millions de francs - or (l’équivalent actuel de 21 millions de dollars), auprès de la Caisse des dépôts et de consignation au lendemain de son indépendance, afin d’indemniser les 30 000 colons esclavagistes français de Saint-Domingue - dette qu’elle n’a fini de rembourser qu’au milieu des années 90 avec des intérêts colossaux, la France a accru la paupérisation de cette île.
Que dire des institutions de Bretton Wood (Banque Mondiale et FMI) qui ont, depuis les années 80, mis en coupe réglée et enserré entre leurs fourches caudines Haïti, en l’étranglant par une politique ultralibérale sauvage, et contraignant le pays à faire face à une dette odieuse dont les populations appauvries n’ont jamais vu la couleur des milliards prêtés qui ont fait le bonheur des dirigeants kleptomanes locaux, prédateurs cyniques et impénitents, protégés par leurs complices étrangers, et dont 1% seulement contrôlent 50% des maigres ressources du pays.
Depuis le tremblement de terre, Haïti est toujours sous perfusion onusienne, et malgré le grand élan de générosité internationale qui a vu affluer dans l’île, de nombreuses aides financières et matérielles, le constat est plus qu’ alarmant: plusieurs quartiers pauvres ne sont pas reconstruits et leurs habitants dorment encore sous des tentes de fortune, comme j’ai pu l’observer lors de mes deux visites à Port-au Prince et à l’intérieur de l’île depuis cette fatidique date du 12 janvier. Les détournements de fonds publics étant un sport favori des dirigeants haïtiens, il est fort à parier que ces aides ne sont pas parvenues aux intéressés. Il faut construire Haïti, aux plans politique et socio-économique, afin qu’il retrouve le sens de la dignité, de l’honneur et du respect, tels que prônés par ses pères fondateurs dont, Primus inter pares, le grand stratège et anti-esclavagiste, Toussaint Breda Louverture.
Lawoetey Pierre AJAVON