Cet article est dédié à la mémoire de mon grand-père maternel, Assoumanou Madougou Traoré, tirailleur de l’armée d’Afrique, enrôlé dans l’ex-Dahomey, puis tombé au champ d’honneur pendant la Seconde Guerre mondiale, quelque part en Provence, en libérant la France de la barbarie nazie.
Qui étaient ces tirailleurs qui se sont battus sur tous les fronts, pour la libération de l’Empire colonial français ?
Crée en 1857 par décret de Napoléon III, le corps de ceux l’on désignait, par abus de langage, tirailleurs sénégalais - « tirailleurs », parce qu’ils tiraient dans tous les sens -, était en réalité composé de soldats originaires d’Afrique Équatoriale et de l’Ouest, pour rejoindre les troupes coloniales françaises. Sénégalais, parce que c’est au Sénégal, ancienne colonie française d’Afrique occidentale que, constatant le manque d’effectifs dans les nouveaux territoires conquis par la France, fut créé par Louis Faidherbe, le 1er régiment de tirailleurs africains. Certains d’entre eux étaient attirés par un salaire décent et des primes d’engagement, alors que d’autres étaient enrôlés sous la contrainte, non sans résistance, il faut le dire, avec la collaboration des chefs « indigènes ». Dotés de véritables compétences grâce à leur solide formation militaire, ils s’engagèrent sur tous fronts dans plusieurs conflits coloniaux (Indochine, Algérie, Madagascar), mettant ainsi leur expérience au service de la France. La Grande guerre de 1914-1918 a vu plus de 40. 000 d’entre eux, sur 200 000, laisser leur vie sur les principaux champs de bataille. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, leur rôle fut déterminant, dès l’ouverture de second front par les alliées, à partir du15 août 1944, à la suite du débarquement de Provence connu sous nom de : « Opération Anvil- Dragoon ». Ceux que l’ex-président sénégalais, Léopold Sédar Senghor avait surnommé les « Dogues noirs de l’Empire », et que les racistes nazis qualifiaient de « schwarze schande » ou la honte noire, étaient particulièrement redoutés par les soldats allemands qui n’hésitaient pas à leur faire subir toutes sortes d’humiliations et de tortures déshumanisantes. Ces sévices atteignirent leur abomination, le 20 juin 1940, lorsque des éléments de la « Wehrmacht » massacrèrent à Chasselay, en banlieue lyonnaise, 940 tirailleurs sénégalais qui s’étaient pourtant constitués prisonniers. Leurs dépouilles reposent aujourd’hui dans une nécropole de cette ville. Faisant preuve de témérité et d’un sens élevé de l’honneur jusqu’au sacrifice suprême, ces tirailleurs, dont le rôle très officiel était d’être les premiers sur la ligne de front et de servir de couverture aux autres combattants blancs, ça s’entend, c’est-à- dire, pour reprendre l’expression consacrée, de « servir de chair à canon », libérèrent également Toulon, Marseille, Montluisant, etc., bref, une grande partie de la Provence. Sans minimiser le sacrifice des combattants maghrébins (Algériens, Tunisiens et Marocains), ni l’héroïque engagement des Forces Françaises Libres (FFL), les soldats de l’ombre venus de l’A.O.F. et de l’A.E.F., tinrent la dragée haute aux troupes allemandes pendant deux ans, dans le Sud-Est de la France, retardant d’autant l’occupation de la région lyonnaise. Et pourtant, le mépris, le cynisme, et l’outrecuidance, poussèrent les autorités militaires françaises de l’époque, lors des parades honorifiques de libération, à « blanchir » leurs troupes, en y intégrant au titre d’un décorum obscène, des pseudos résistants blancs qui n’avaient même pas combattu et ce, en lieu et place des véritables héros.
Retour sur une des plus grandes ingratitudes coloniales : le massacre de Thiaroye.
Alors qu’en Métropole l’opinion publique était, entre autres traumatismes, sous le choc de l’extermination le 10 juin 1944, des habitants d’Oradour- sur -Glane, village martyr de la Haute-Vienne, allait se jouer six mois et demi plus tard au Sénégal, un autre drame : le massacre de Thiaroye, près de Dakar. En automne 1944, les régiments des tirailleurs sénégalais furent dissous, les combattants de la 1ère armée démobilisés et remplacés par des soldats blancs. Avant le rapatriement dans leur pays d’origine, la longue attente et les conditions difficiles dans les casernes de cantonnement dans le sud de la France, finiront par saper le moral des tirailleurs coloniaux, habitués aux terrains d’opération. D’où leurs ressentiment, frustration et colère, se traduisant par un certain nombre de mutineries dans les casernes. Déjà !
La thèse du « blanchiment » des forces françaises est disputée au sein de la communauté des historiens. Dans ses mémoires, le général de Gaulle l’avait justifiée par des arguments climatiques : exténués par plusieurs combats au front, les tirailleurs n’étaient plus capables de supporter la rigueur du froid dans les Vosges, et de ce fait, subissaient une véritable crise morale. D’après l’historienne Claire Miot, auteure de l’ouvrage : Le débarquement de Provence : août 1944 (éditions Passés Composés), dans les milieux européens et chez quelques officiers coloniaux, persistaient inquiétudes et anxiétés coloniales, et une certaine méfiance à l’égard des tirailleurs, perçus comme des éléments dangereux pouvant prendre leurs distances avec le colonisateur défait et humilié par l’ennemi allemand. Méfiance renforcée par l’idée d’une supposée permissivité de la société métropolitaine, plus favorable que les sociétés coloniales aux « relations interraciales », entre les colonisés et les femmes blanches. Cependant, le problème fondamental que l’on tentait d’éluder était la démobilisation, mal vécue par de milliers de tirailleurs regroupés, le 30 novembre 1944, dans le camp de parachutistes de Thiaroye. Et c’est parce qu’ils ont osé réclamer leurs soldes et primes de démobilisation, déclenchant une mutinerie d’ailleurs vite réprimée dans le sang, que sur ordre de l’armée coloniale française, certains d’entre eux furent froidement exécutés par leurs anciens frères d’armes. Le bilan officiel conclura à 35 morts, plusieurs blessés graves, et 34 mutins condamnés à 10 ans de prison. D'autres sources avancent le chiffre de 400 soldats massacrés. L’historienne Armelle Mabon établit une comparaison entre ces « innocents condamnés à tort », et l’affaire Dreyfus. Non seulement, cette spécialiste de Thiaroye conteste les chiffres officiels, arguant que les généraux Saint-Cyriens à l’origine du massacre, avaient délibérément diminué le nombre des soldats démobilisés, dans le but de camoufler l’effectif réel des victimes. D’ailleurs, rappelle-t-elle, la liste exhaustive des tirailleurs rapatriés n’a jamais été communiquée par la hiérarchie militaire. Dénonçant un crime de masse prémédité – avant la date fatidique du massacre, le 1er décembre, trois auto-mitrailleuses avaient été acheminées depuis la France – un mensonge d’État, et une falsification de l’histoire, Armelle Mabon en appelle au courage politique des autorités françaises, pour la restauration de la vérité historique et l’honneur de leur armée. Sans doute, avait -elle en tête les rapports officiels de l’armée, incriminant les soldats indigènes qui auraient tiré les premiers sur leurs camarades français, et les allégations selon lesquelles les pensions réclamées avaient été perçues en totalité par les tirailleurs qui, par leur provocation, ont fait preuve de désobéissance à l’égard de leur hiérarchie. Cette version est également controversée, dès lors que les réclamations de soldes étaient légion dans l’armée coloniale, et que les autorités rechignaient souvent à satisfaire les revendications des indigènes. Que dire de l’autre injustice de la Métropole envers ceux qui se sont sacrifiés pour sa libération ? À la veille des indépendances des ex-colonies françaises d’Afrique, le parlement français adopta, dès 1959, le décret de « cristallisation » actant le gel du montant des prestations et pensions de retraite des Anciens Combattants et fonctionnaires. Instituant ainsi une différence de traitement entre Français de Métropole et ressortissants des Outremers. Il faudra attendre la loi de « décristallisation » de 2010, soit plus d’un demi-siècle plus tard, pour que soit abrogée la « cristallisation » des pension des soldats démobilisés, dont la plupart étaient déjà décédés.
Bien que répétée, il est impossible que l’histoire du massacre de Thiaroye puisse un jour devenir banale ou anecdotique. La Grande Muette ayant pour vocation d’assurer la sécurité de la patrie et de ses citoyens sortira-t-elle un jour de son aphasie chronique, pour nous expliquer en quoi des hommes ayant payé de leur sang la libération de la France, désarmés de surcroît, ont pu représenter un danger pour les institutions françaises, alors qu’ils ne réclamaient que leur dû ? On assiste depuis quelques temps, à une subite et tardive reconnaissance du sacrifice des tirailleurs sénégalais, « morts pour la France ». Aussi louable que soit cette timide amorce de réparation mémorielle, la déclassification intégrale des archives « sensibles » du ministère français des Armées sur la tragique histoire de Thiaroye, reste un préalable au rétablissement de la vérité historique et une sincère réconciliation des mémoires trahies et meurtries.
Lawoetey Pierre AJAVON