Les pays Africains se démarqueraient-ils de leurs traditionnels protecteurs?
Souvent marginalisé et exclu de l’auto-proclamé concept de «communauté internationale» par les grandes puissances euro-américaines, le continent noir refuse cette fois-ci de servir uniquement d’appoint lors des votes du Conseil de sécurité des Nations Unies où les voix des pays Africains sont courtisées par telle ou telle puissance étrangère.
La crise ukrainienne leur offrant l’occasion, les Africains veulent enfin se démarquer de leurs habituels maîtres et courtisans pour se faire entendre.
C’est le sens de leur vote, lors de la résolution contre l’invasion de la Russie adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 2 mars dernier. Une fois n’est pas coutume, une vingtaine de pays africains se sont abstenus, évoquant leur historique tradition de Mouvement de Non-Alignés (MNA), datant de la Guerre froide, reposant sur le refus de ses membres de s’impliquer dans le jeu des alliances impliquant à l’époque, les deux superpuissances, l’URSS et les USA.
Si 8 pays n’ont pas pris part au vote, d’autres, pour ne pas voter, se sont portés absents. Seulement 23 pays du continent avaient soutenu le texte, alors que l’Ethiopie a voté contre, au grand dam des pays européens et des USA. Quant au Président Sud-Africain, Cyril Ramaphosa, il a tout récemment rejeté la responsabilité de l’invasion de Ukraine sur l’OTAN, même s’il condamne l’usage de la force par Poutine, ainsi que la violation de la souveraineté d’un pays indépendant.
Le manque de soutien des pays africains aux États-Unis a fortement agacé l’administration Biden. Son secrétaire adjoint du bureau des affaires africaines s’est senti obligé de faire une mise au point aux ambassadeurs africains accrédités à l’ONU dont il a critiqué la neutralité.
Où est donc la souveraineté des pays dont on nous rabâche les oreilles depuis de début de cette guerre ? L’Ukraine, nous dit-on, est libre de choisir ses alliances, sans l’aval de la Russie. Les 56 pays africains n’en auraient-ils pas eux le droit ? Démarcation tactique ou réelle prise de distance des Africains vis-à-vis de leurs anciens tuteurs ?
Des journaux américains ont préférer souligner l’ambiguïté des dirigeants africains. On sait qu’habituellement, les pays francophones, pour ne citer qu’eux, sous la pression de la France, vote en bloc derrière l’ex-puissance tutélaire. Certains responsables africains confient, mezza voce, que cette dernière allait jusqu’à menacer de rétorsions économiques et politiques, les dissidents, tentés d’aller à l’encontre des consignes de vote officieuses.
Les sociétés civiles africaines à l’épreuve de la guerre en Ukraine.
À l’instar de leurs dirigeants, les sociétés civiles africaines sont plus que timorées, face au conflit ukrainien. C’est ce qui apparaît sur les réseaux sociaux, où deux camps s’affrontent, affirmant l’un et l’autre des prises de positions radicalement opposées.
Ainsi, au nom du rejet ou de la haine de l’Occident qu’ils vouent aux gémonies, certains bloggeurs et influenceurs, se présentant sur leurs sites comme des panafricanistes «anti-impérialistes et anti-néo-colonialistes», apportent, sans sourciller, un appui inconditionnel à Poutine.
Paradoxalement, ce sont ces mêmes soi-disant militants de la cause panafricaine qui se font fort de dénoncer les régimes autoritaires et dictatoriaux en vigueur dans leur pays respectif, qui prennent opportunément fait et cause pour l’autocrate du Kremlin au pouvoir depuis une vingtaine d’années, et qui, comme certains de ses pairs du continent noir, serait tenté par une présidence à vie.
L’argument de discrimination raciale dont furent récemment victimes les étudiants africains de la part des groupuscules néo-nazis infiltrés dans l’armée ukrainienne à la frontière polonaise, n’est pas recevable, et ne peut en aucun cas servir de prétexte pour éluder les problèmes de fond.
Aussi, la posture des thuriféraires africains de Poutine ne dissimulerait-elle pas plutôt, leur incapacité à élaborer une stratégie propre et une réflexion autonome, permettant enfin à l’Afrique de compter dans le concert des nations ?
On peut comprendre les profondes récriminations de certains Africains qui évoquent les crimes séculaires de l’Amérique et de l’Europe esclavagistes, les guerres coloniales et le néo-colonialisme. Que les panafricanistes ne s’y trompent pas : Poutine ne sera pas un agneau pour les Africains, et il ne viendra pas les libérer du néo-colonialisme, ni de la mainmise de l’Occident sur les richesses de leur continent. De même qu’il s’intéresse aujourd’hui au grenier à blé de l’Ukraine, demain, Poutine ne se gênera pas pour spolier les terres arables africaines, afin de nourrir les nombreuses populations du vaste empire qu’il ambitionne de recréer jusqu’aux frontières de la Pologne.
Rejeter les colonisateurs d’hier pour les remplacer par un nouveau maître, fût-il détenteur d’une redoutable arme nucléaire, est contraire aux véritables idéaux, tels que prônés par les pères fondateurs du panafricanisme, qui luttèrent pour les véritables indépendances. Ce faisant, cela ne reviendrait-il pas à « vendre un voleur pour acheter un sorcier » comme le professe une antique sagesse africaine ?
On comprend dès lors le positionnement de ceux qui tentent de dénoncer l’invasion de l’Ukraine par les armées russes, au nom, justement, de l’indépendance et la liberté des peuples à nouer des alliances avec qui ils le désirent, en fonction de leurs intérêts.
Arguant du fait que l’on ne peut, au demeurant, condamner la Françafrique, autrement dit, l’adoubement de certaines autocraties tropicales par la France qui n’hésite pas à entretenir avec ces dernières des relations opaques et incestueuses, et dans le même temps, tolérer les pratiques impérialistes que la Russie tente d’imposer à l’Ukraine, pays souverain et indépendant, quelles qu’en soient les raisons évoquées par l’homme fort du Kremlin.
Soutenir l’invasion de l’Ukraine, c’est valider le fait qu’une grande puissance puisse se lever un jour et s’attaquer à un plus petit. Dans ces conditions, affirment les contempteurs de Poutine, le jour où un pays africains subira le même sort, devra-t-on se mettre du côté de l’envahisseur étranger ? En tout cas, ce n’est pas la Russie qui volera au secours de l’agressé, soutiennent-ils.
Quelle posture idoine et pérenne pour les Africains ?
Le conflit en Ukraine n’a fait que mettre à jour la faiblesse, ou pire, l’absence d’une politique étrangère originale et autonome des pays africains depuis leur indépendance nominale. Il a surtout révélé les insuffisances et l’abandon de l’esprit de la Conférence de Bandung (Indonésie), en 1955, dont les principes fondateurs reposent sur le non-alignement des pays nouvellement libérés du joug du colonialisme.
À cette occasion, les pays participants d’Afrique et d’Asie avaient affirmé leur volonté de marquer leur spécificité vis-à-vis des deux blocs rivaux : l’Ouest dirigé par les États-Unis d’Amérique, et l’Est dominé par l’ex-URSS.
Mais, dès le lendemain de leur accession à la souveraineté, nombre de ces pays ont tôt fait de se ranger derrière l’un ou l’autre camp. Jusqu’à, la dislocation de l’Empire soviétique, au début des années 90, et l’avènement d’un monde unipolaire consacré par la suprématie de l’Amérique triomphante et de ses alliés européens. Dès lors, le traumatisme consécutif à la chute du mur de Berlin a pu laisser orphelins, plusieurs pays du continent noir qui n’avaient pas anticipé cet événement historique.
Mais au-delà, la question de fond est : les Africains sont-ils prêts à revenir aux fondamentaux de la Conférence de Bandung ?
Au lieu de déléguer, leur politique étrangère à leurs anciennes puissances tutélaires chargées de parler en leur nom et de défendre leurs intérêts au sein des instances internationales et financières (ONU, FMI, G8, DAVOS, etc.), ou de constituer de simples réservoirs de voix au profit de leurs protecteurs étrangers.
Les Africains gagneraient à abandonner leur égo puéril et à s’unir au sein d’organisations sous-régionales ou régionales véritablement indépendantes, pérennes et fiables, de manière à faire face à l’impitoyable nouvel ordre économique mondial. Ils devraient prendre la mesure de l’évolution actuelle du monde, au plan géopolitique et géostratégique, afin d’occuper la place légitime qui leur revient dans le concert des nations.
Si besoin est, par-devers certains dirigeants compradores et corrompus, à la solde de leurs protecteurs étrangers, les peuples africains pourraient eux-mêmes réaliser l’unité du continent tant rêvée par les Pères des indépendances. L’Afrique peut s’auto-suffire. Ses immenses potentialités minières et énergétiques (le 1/3 des réserves mondiales, dont 75% encore inexploitées), objets de toutes les convoitises, peuvent l’y aider. À condition qu’elle en ait la maîtrise et le contrôle.
Malheureusement, force est de constater que le prochain théâtre de prédation et de conflits dans années à venir sera la terre africaine. La Russie qui n’est pas présente dans ces contrées pour les beaux yeux des Africains, est déjà post-positionnée en Afrique de l’Ouest et Centrale, grâce à ses avant-postes au Mali (3ème producteur mondial de lithium, indispensable pour les conducteurs électriques, sans compter ses immenses réserves d’or et de gisements de pétrole), et en Centrafrique, dont le sous-sol recèle de mines de diamants, pratiquement inexploitées.
Privés du gaz et du pétrole russes à cause des sanctions contre le pouvoir de Poutine, les pays européens sont en quête de nouveaux partenaires aux Proche et Moyen-Orient, et surtout en Afrique (Algérie, Mozambique, Angola, Nigéria, Gabon, Guinée Équatoriale, etc.), pour leur approvisionnement. Attendons-nous à de nouveaux soubresauts et coups d’États dans le pré carré français.
La France qui ne lésine sur aucun moyen pour défendre ses intérêts en Afrique, n’admettra aucune entrave de la part des pouvoirs qui auraient l’outrecuidance de louvoyer vers l’Est. Les gouvernants maliens et centrafricains qui ont pratiquement ouvert leurs bras à Poutine, l’ont d’ailleurs appris à leurs dépens.
En dehors de la Chine, de nouveaux acteurs comme la Turquie et l’Inde sont le starting block des matières premières, prêtes à concurrencer l’Europe. Face à tous ces pays émergents, les Africains doivent se départir de leur légendaire naïveté et considérer que rien ne leur sera accordé généreusement ni gratuitement.
Ils devront se battre et élaborer des stratégies intelligentes pour préserver leurs intérêts. Le regretté Marcus Garvey en faisait son leitmotiv : seuls les Africains savent ce qui est bon pour eux. Et ce qui est bon pour eux, n’est pas forcément bon pour tout le monde.
Lawoetey-Pierre AJAVON