C’est bien connu : habituellement, rien de ce qui se passe en France ne laisse ses anciennes colonies d’Afrique indifférentes, et le moindre coup de froid à Paris provoque des éternuements à Alger, Rabat, Abidjan, Dakar, Libreville, Brazzaville, Lomé, Cotonou, etc. À plus forte raison, lorsqu’il s’agit d’un événement majeur de la vie politique française, comme la dissolution inattendue de l’Assemblée nationale, consécutive à la victoire, elle, attendue du parti d’extrême droite, presque aux portes du pouvoir à Matignon. Si certains médias africains ont timidement réagi à la victoire du Rassemblement national, et à sa probable accession au pouvoir dans l’Hexagone, du côté des palais présidentiels, pas ou peu de réactions. Indifférence, attentisme, ou discrétion? On appréciera diversement. Hormis les propos lapidaires du Premier ministre sénégalais, Ousmane Sonko, un proche du dirigeant de la France Insoumise (extrême gauche) Jean-Luc Mélenchon, récemment en visite à Dakar, le microcosme françafricain a brillé par sa légendaire discrétion. Sans doute, par égard pour l’actuel locataire du palais de l’Élysée, sonné par la défaite de son parti, ou par opportunisme, dans l’expectative d’un changement de gouvernement. Quid des discrets missi dominici qui, dans le temps, étaient dépêchés à Paris, auprès les officines françafricaines? La crise sahélienne est passée par là, avec l’émergence de nouveaux acteurs politiques, moins enclins à subir le diktat d’une Françafrique moribonde. Aussi, sonnant la charge du sacro-saint principe de souveraineté, de Bamako à Conakry, Niamey, Ouagadougou, en passant par N’Djamena et Dakar, de jeunes dirigeants affirment leur indépendance vis-à-vis de l’ancienne puissance tutélaire, dénonçant pêle-mêle d’ anciens accords économiques dols et léonins, et exigeant la fin du néo-colonialisme et la fermeture des bases militaires françaises dans leur pays. C’est dire que Paris devient de moins en moins le baromètre du destin politique des dirigeants souverainistes. On comprend dès lors, l’indifférence affichée par nombre de capitales africaines à l’annonce de la victoire de l’extrême droite et le séisme politique provoqué par la dissolution de l’Assemblée nationale française.
Les Africains doivent-ils « s’inquiéter ou se réjouir » de la montée de l’extrême droite en Europe ? S’interrogeait le journal burkinabé « Le Pays », avant de poursuivre : « Au-delà de la question migratoire, cette montée des nationalismes en Europe est un mal pour un bien, dans un contexte d’une Afrique en pleine mutation, où de plus en plus de pays africains invoquent leur souveraineté dans le choix de la diversification de leurs partenaires […]. Cette façon de se recentrer sur eux-mêmes dénote une volonté de rupture avec un ordre ancien ». Pour autant, comment les dirigeants africains peuvent-ils rester indifférents, face au bouleversement politique actuel en France? Compte tenu des liens historiques et des relations politiques et économiques de celle-ci avec ses anciennes colonies d’Afrique noire et du Maghreb depuis leur indépendance, les Africains, notamment francophones, doivent être interpelés par la montée de l’extrême droite dans un pays où se joue habituellement, dans un rapport de sujétion, leur avenir politique, économique et financière, et où se prennent malheureusement à leurs dépens, via la nébuleuse de la Françafrique, d’importantes décisions les concernant. C’est encore oublier que la physionomie, ainsi que les futures relations de plusieurs pays avec l’ancienne métropole pourraient être modifiées, dans l’hypothèse de l’accession au pouvoir d’un gouvernement Rassemblement national. Nos dirigeants peuvent-ils également rester indifférents au sort de millions de leurs concitoyens et diasporas (binationaux et étudiants compris), résidant en Europe et en France, et visés par les mesures liberticides, racistes et xénophobes que s’apprête à prendre un prochain gouvernement Jordan Bardella? Ce dernier n’a pas attendu d’être à Matignon, avant d’annoncer que ses premières mesures seraient le durcissement et l’application immédiate de la «Loi immigration » estampillée extrême droite, et promulguée en janvier dernier par Macron : fin du droit du sol, datant pourtant du 14ème siècle, rétablissement du séjour irrégulier (l’une des propositions de Marine Le Pen), déchéance de la nationalité pour les binationaux (Jordan Bardella propose déjà d’exclure ces derniers de certains postes sensibles à responsabilité), remise en cause du titre de séjour étudiant, restriction d’accès au titre de séjour « étranger malade », fin de l’automaticité du regroupement familial et de l’acquisition de la nationalité française par le mariage, réduction du nombre de naturalisation, impossibilité de régulariser les personnes en situation irrégulière, etc. On comprend dès lors la réaction de Marine Le Pen, criant à «sa victoire idéologique », après le vote au pas de charge de cette loi inique. « Tout est réfléchi, note à ce propos, Fanélie Carrey-Conte, Secrétaire générale de la Cimade, pour rendre l’accès au séjour le plus restrictif possible, dans une logique de machine à expulsion, générant un climat de peur permanent pour les étrangers ».
Au lieu donc de se complaire dans une indifférence coupable, les responsables africains gagneraient à anticiper les conséquences directes de ces mesures sur leurs ressortissants. Revenons maintenant sur l’interrogation du journal cité plus haut : « faut-il avoir peur ou se réjouir » de la montée au pouvoir de l’extrême droite ? De toute évidence, c’est à l’aune des mesures ci-dessus, attentatoires aux droits fondamentaux des personnes étrangères qu’il faudra apprécier ou non, la pertinence de cette interrogation. Au demeurant, les vraies questions sont les suivantes : un gouvernement Rassemblement national osera-t-il mettre en pratique son programme aux relents xénophobes sur l’immigration, au risque de violer les textes en vigueur du Parlement européens et les accords internationaux signés par la France avec ses partenaires africains et autres ? Prendra-t-il également la responsabilité de marginaliser la France au sein de la Communauté internationale, en transformant en État paria, l’auto-proclamé pays des Droits de l’Homme dont l’image est déjà suffisamment ternie en Afrique subsaharienne ? Les financiers des principales places boursières d’Europe qui ont horreur des incertitudes politiques, commencent déjà à bouder la France.
Quelle politique africaine de l’extrême droite à la tête d’un gouvernement ? Pour certains, par fidélité à la rhétorique nationaliste et exclusive de son parti, le futur Premier ministre du Rassemblement national appliquera intégralement son programme en matière d’immigration. D’autres suggèrent qu’au nom des intérêts bien compris de la France, l’extrême droite sera amenée à infléchir sa position. Dans ce cas, le slogan habituel cher au parti lepéniste : « Les Français d’abord », sera- t-il remplacé par : « les intérêts français d’abord » ? Surtout, à un moment où d’autres pays émergents – Russie, Turquie, Inde et Chine –, sont résolument décidés à tailler le croupion à la quatrième puissance économique mondiale, dont la diplomatie est en perte de vitesse vertigineuse en Afrique occidentale et centrale. Et, ce n’est pas peu dire que la France a besoin de l’Afrique qui concentre à elle seule, les 2/3 des richesses naturelles de la planète.
La Realpolitik oblige, il est fort probable que s’ils accédaient au pouvoir, rattrapés par la réalité de son exercice, les nouveaux dirigeants d’extrême droite qui ont toujours fait de la sauvegarde des intérêts français leur cheval de bataille, seront amenés, par la force des choses, à revenir sur certaines de leurs propositions phares, en particulier celles concernant l’Afrique. Dixit alors leur dénonciation de la Françafrique et leur diatribe contre le Franc CFA; dixit aussi la promesse de Marine Le Pen d’établir « une relation adulte » avec l’Afrique, lors de sa visite au Tchad en 2017. Aussi, à l’instar de leurs prédécesseurs, les nouveaux gouvernants d’extrême droite auront, avant tout, à cœur de privilégier les intérêts de leur pays en Afrique. Paradoxalement, la politique migratoire portée à bout de bras par le bloc nationaliste européen et l’extrême droite française à chaque élection, aura au moins le mérite de mettre les dirigeants africains face à leurs responsabilités, en les obligeant à initier de vraies politiques de formation et d’insertion professionnelles en faveur de leur jeunesse, afin de la fixer au pays, et lui évitant les traversées mortifères à travers le désert et la Méditerranée, en quête d’un hypothétique Eldorado en Europe.
Pour faire passer leurs lois au parlement européen où Marine Le Pen et ses amis d’extrême droite italiens, allemands, hollandais et autrichiens sont loin d’avoir la majorité, ils devront compter sur la farouche résistance des parlementaires des partis de Gauche, de Centre-droit, et les Écologistes, pas forcément acquis à leurs thèses racistes. Le Rassemblement national est aussi attendu sur l’une de ses psychoses migratoires : la « double frontière » visant à contenir les candidats à l’immigration dans leurs lieux géographiques de départ, en accord avec certains pays africains, sur le modèle du « Frontex » dont l’ex-président vient de rejoindre le parti extrémiste. Ici également, les pays sahéliens et maghrébins sont déjà opposés à ce projet, et il est fort à parier qu’ils refuseront de signer cet accord, pas plus qu’ils n’ont jamais voulu signer ceux les obligeant à récupérer leurs concitoyens expulsés de France ou d’Europe. Jordan Bardella qui espère obtenir la majorité à l’Assemblée nationale le mois prochain, devra également s’attendre à une fronde, dans le contexte d’une cohabitation avec le président Emmanuel Macron qui compte aller jusqu’ au bout de son mandat, en 2027. Le nouveau Premier ministre d’extrême droite aura beau détenir un rôle central dans la procédure législative, assurer l’exécution des lois, et la gestion du gouvernement - prérogatives que lui confère la constitution -, il ne sera pas moins soumis à certaines contraintes institutionnelles et politiques. Autant dire que ses pouvoirs seront extrêmement limités, dans la mesure où il reste subordonné au président de la République qui peut le révoquer à tout moment. Par ailleurs, le parti de Marine Le Pen s’est toujours présenté comme un parti « antisystème », n’ayant eu de cesse de déblatérer sur les institutions de la République (Cour constitutionnelle, Conseil d’État, etc.). Ironie du sort, il se retrouve aujourd’hui au cœur même du système tant décrié. Gageons que la cohabitation avec Emmanuel Macron qui n’entend pas démissionner, ne sera pas une sinécure pour Jordan Bardella et les siens.
Lawoetey Pierre AJAVON