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Billet de blog 30 mars 2024

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La démocratie sénégalaise: une exception françafricaine

Une fois encore, le Sénégal vient de prouver à la face du monde, la résilience de sa culture démocratique et la solidité de ses institutions, le faisant apparaître comme une exception au sein du microcosme françafricain. Là où certains leur prédisaient un chaos pré ou post-électoral, les Sénégalais, à travers leur vote du 24 mars, ont su déjouer les pronostics les plus alarmistes.

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La démocratie sénégalaise a ployé, mais, n’a pas rompu

Habituellement présenté comme un modèle de démocratie en Afrique au sud du Sahara, le Sénégal a fini à son tour, par sombrer dans la violence - la plus grave de son histoire -, consécutive à la crise sociopolitique, en 2021. Une demi-douzaine de morts et plusieurs arrestations ont tôt fait de faire craqueler le vernis démocratique de ce pays de sept millions d’habitants, vanté pour sa stabilité politique, à l’opposé de la situation de bon nombre de pays de la sous-région, minés par des coups d’États récurrents.

La dernière élection présidentielle initialement prévue le 25 février 2024, puis reportée au 15 décembre par l’Assemblée nationale sénégalaise, a été à l’origine des mouvements d’humeur, déclenchant des marches de protestations initiées par la quasi-totalité des partis d’opposition, sur fond d’explosion sociale, suivie d’une violente répression des forces de l’ordre. Résultat : des dizaines de morts et arrestation de manifestants et de certains leaders politiques. Finalement, la tension sociale et le bras de fer entre opposants et tenants du pouvoir ne retomberont qu’après l’annulation de ce report par le Conseil Constitutionnel, sollicité par les protagonistes eux-mêmes, à dire le droit. Après moult tergiversations, le président Macky Sall dut enfin se résoudre à la sommation du Conseil des Sages, d’organiser le scrutin « dans les  meilleurs délais », autrement dit, avant la fin de son mandat, le 4 avril. La date du 24 mars sera retenue pour le scrutin. Le moins qu’on puisse dire est que le scenario du pire que prédisaient les médias, notamment étrangers, fut évité de justesse. Victoire de la culture démocratique sénégalaise? Sans aucun doute. Décision courageuse du Conseil Constitutionnel, jouant pleinement son rôle et appelant au respect de la légalité républicaine, tout en affichant son indépendance à l’égard du pouvoir en place ? Sûrement. Qui disait donc que les Africains n’étaient pas mûrs pour la démocratie, ou qu’ils n’étaient pas suffisamment entrés dans l’histoire ? Par ailleurs, L’observateur averti aura remarqué les stratégies et tactiques mises en œuvre par l’opposition sénégalaise, notamment le Pastef (Parti des patriotes Africains du Sénégal pour l’éthique et la fraternité), le parti d'Ousmane Sonko. La désignation au pied levé, du « candidat de substitution », Bassirou Diomaye Faye, participe de cette stratégie tendant à contrer les manœuvres dilatoires de Macky Sall, qui cherchait à museler le charismatique Ousmane Sonko, son concurrent le plus sérieux.

Que nous enseigne l’alternance démocratique sénégalaise du 24 mars ?

Le processus électoral organisé sans bavures, dans des conditions transparentes et paisibles - fait rarissime en Afrique francophone  -, atteste de la maturité de la classe politique sénégalaise de tous bords, foncièrement attachée à la légalité républicaine. Que dire de la posture, tout aussi républicaine des candidats battus, s’empressant de féliciter leur vainqueur avant même la proclamation des résultats officiels ? Sous d’autres latitudes africaines, on aurait eu droit à des cris d’orfraie, stigmatisant des fraudes réelles ou supposées, suivis de violentes crises post-électorales, avec leur cortège de drames humains.

Au-delà de la surprise démocratique, l’élection incontestée de Diomaye Faye se donne à interpréter comme une sorte d’avertissement à ses pairs africains, tentés par la confiscation du pouvoir. C’est également une mise en garde à l’occident dominateur et donneur de leçons de démocratie aux Africains, en particulier à la France, sommée par  Ousmane Sonko, «d’enlever son genou sur le cou» des Sénégalais, et des Africains en général. L’attitude de la « Grande Muette » sénégalaise, durant ces trois années de crises sociopolitiques, est aussi une leçon à retenir: aux plus forts moments de la crise, malgré les appels répétés de certains hommes politiques, l’invitant à jouer son rôle de garant suprême des institutions, l’armée sénégalaise, fidèle à sa tradition républicaine, avait mis un point d’honneur en s’abstenant d’intervenir dans le débat politiques.

On a souvent questionné les ressorts de la tradition démocratique sénégalaise. En somme, les fondements de sa solidité et de sa vitalité, depuis l’indépendance du Sénégal en 1960. La réponse, nous semble-t-il, tient essentiellement à trois facteurs:, sociologique, religieux et culturel.

Au plan sociologique, voire anthropologique, le Sénégal, dénommé pays de la Teranga (terre d’accueil), - la dénomination n’est pas usurpée -, a toujours été un carrefour et de brassage de plusieurs ethnies, cohabitant pacifiquement et en bonne intelligence : ainsi, Sérères, Sarakolés, Peuls, Dioulas, Haoussas, Mandingues, Arabo-berbères, ont développé au contact des uns et des autres, un vivre-ensemble, fondé sur le respect mutuel entre leurs communautés respectives.

Au plan religieux, le Sénégal, pays à majorité musulmane, est connu pour sa légendaire tolérance religieuse: les musulmans vivant aux côtés de leurs compatriotes de diverses confessions religieuses, notamment, chrétiens et animistes, pour ne citer que ceux-là. Les Sénégalais ont pu ainsi éviter les écueils des conflits religieux, contrairement à  d’autres peuples de la sous-région. Faut-il opportunément rappeler que le Premier président de la République du Sénégal, Léopold Sédar Senghor, était un catholique ?

Au plan culturel, Dakar, l'ancienne capitale de l’Afrique occidentale française pendant la période coloniale, a abrité au sein de sa prestigieuse université et ses grandes écoles, la plupart des étudiants francophones, dont certains ont occupé des postes de responsabilité, à leur retour dans leur pays. Dakar, carrefour de la Négritude, continue de jouer un rôle culturel dans toute l’Afrique comme la prouvé le premier Festival des Arts Nègres, en 1966, et, plus tard, l'organisation  d'autres événements comme les FESMAN( Festival Mondial des Arts Nègres-Music in Africa).

La vitalité de la démocratie sénégalaise, tient également à la solide formation de ses élites politiques et intellectuelles, sans doute, les meilleurs de toute l’Afrique francophone. On a pu voir défiler sur les écrans des télévisions africaines et étrangères, toute une armada de juristes et constitutionnalistes chevronnés, invités à démêler l’imbroglio juridique, pendant la dernière crise institutionnelle qui a secoué leur pays.

Il serait injuste de ne pas évoquer le rôle déterminant des organisations et des plateformes de la société civile sénégalaise, au cours des récents événements : leur constante vigilance, leur « rôle de veille, d’alerte pour une élection présidentielle juste, transparente, paisible et crédible », ainsi que leur capacité à mobiliser les Sénégalais, face au tactiques  électoralistes de Macky Sall, ont été unanimement salués. 

La rhétorique du «dégagisme» et de «rupture» du tandem Sonko-Diomaye Faye. Et après ?

Si les électeurs et sympathisants du tandem Sonko- Diomaye Faye ont massivement adhéré à leur programme, ils ont surtout été sensibles à la rhétorique du nouveau président qui, tout au long de sa courte campagne pour l’élection présidentielle, n’a eu de cesse de dénoncer une certaine élite politique corrompue, qu’il compte «dégager». Dans sa ligne de mire, Macky Sall et son entourage, dont l’ancien premier ministre Amadou Ba, traité de « fonctionnaire milliardaire ». Se posant comme le candidat de la « rupture » avec le système politico-économique, et non celui des élites au pouvoir, Bassirou Diomaye Faye revendique et assume son «panafricanisme de gauche», et annonce tout de suite la couleur : la souveraineté du Sénégal est non négociable. Et s’il est prêt à renégocier les contrats pétroliers et gaziers qui, d’après lui, sont des contrats léonins trop avantageux pour les compagnies étrangères, il veut  cependant suspendre les accords de pêche de son pays avec l’Union européenne par ailleurs, les rapports du nouveau pouvoir avec la France seront scrutés à la loupe, après la défaite de Macky Sall, l’un des fidèles et poids lourds de la Françafrique dans la sous-région. D’autant plus qu’à l’instar de Sonko, Diomaye Faye a fait de la dénonciation du néo-colonialisme français, l’un de ses chevaux de bataille. Mais, depuis, Realpolitik oblige, il a dû mettre un peu d’eau dans son bissap. Aussi, reconnaîtra-t-il-il que la France est un allié majeur. Il compte néanmoins entretenir avec elle des relations « plus équilibrées et respectueuses ». C’est également au nom de la souveraineté du Sénégal que Diomaye Faye veut étendre son partenarial à d’autres pays, n’excluant pas la Russie, en particulier, au plan sécuritaire La France sera également attentive aux futures relations des nouveaux dirigeants sénégalais avec les pays sahéliens de l’AES (Burkina Faso, Niger, Mali), qui ne sont pas en odeur de sainteté auprès du locataire de l’Élysée. Cela, d’autant qu’Ousmane Sonko n’a jamais caché sa quasi proximité idéologique avec la junte malienne. Quid enfin de la sortie du franc CFA et de l’instauration d’une monnaie nationale, thématiques maintes fois assénées par Diomaye Faye ? Elles feront l’objet de négociations avec les partenaires sous- régionaux du Sénégal et la CEDEAO.

De toute évidence, c’est à l’aune de l’exécution et surtout, du respect de son vaste programme, décliné en quatre-vingt pages et quelques, qu’il conviendra de juger le tombeur de Macky Sall. C’est dire que, pour le nouveau président, les défis sont tout aussi immenses que les attentes exprimées par une partie de la jeunesse désœuvrée, ne voulant pas prendre le risque de l’exil, à travers l’Atlantique, en quête d’un mieux-être en Europe. Lui qui a inscrit dans son programme, la réduction des inégalités, y réservant une place prépondérante à la jeunesse de son pays. D’ici- là, beaucoup d’eau peut encore couler sous le pont du fleuve Sénégal.

Lawoetey- Pierre AJAVON

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