Je dédie tout particulièrement cet article à mon regretté ami Jean-Rosier Descardes, anthropologue, ancien avocat à la cour et député à l’assemblée nationale haïtienne, enseveli quelque part sous les décombres de Port-Au-Prince, à la suite du tremblement de terre du 12 janvier 2010.
*( on retrouvera ici, quelques idées-forces de ma précédente contribution sur ce blog :"Haïti une île maudite?)
La Révolution haïtienne de 1804 : archétype des mouvements de libération et guerres d’indépendance dans les Amériques latine et hispanique.
Longtemps marginalisée et intentionnellement laissée dans l’ombre par les manuels scolaires et une certaine historiographie eurocentrée, l’histoire de la révolte des esclaves de Saint-Domingue en 1791, aboutissant à l’indépendance d’Haïti en 1804, fait pourtant partie de celle de la France révolutionnaire et impériale dont elle est consubstantielle. Il faut rappeler avant tout, qu’après sa proclamation d’indépendance, l’isolement de Saint-Domingue dont l’acte fondateur allait dépasser les frontières de l’île, trouvant ainsi une grande résonance dans tout l’espace américano-caribéen, fut d’abord le fait des puissances coloniales, notamment, l’Espagne, l’Angleterre et la France. Au demeurant, pour les colons et les maîtres esclavagistes de Saint-Domingue, il fallait à tout prix éviter dans les Amériques et les Caraïbes, ainsi que dans les autres colonies du Nouveau Monde, l’effet-contagion du modèle haïtien, clé de voûte des mouvements insurrectionnels de libération des peuples esclavisés et colonisés. Cela ne pouvait être autrement, dès lors que les révolutionnaires de la Première République noire libre du monde - deuxième pays indépendant après les États-Unis d’Amérique -, portant les idéaux universels de liberté et d’égalité inspirés de la Révolution Française, par leur capacité à ébranler les bastions esclavagiste et colonialiste, étaient perçus par les autres peuples en lutte, comme une référence et une source d’inspiration et de fierté. Aussi, trois faits majeurs allaient singulariser la Révolution haïtienne : d’abord, c’était la première fois dans l’histoire de l’humanité que des esclaves se libéraient par eux-mêmes, en mettant fin au système esclavagiste. Ensuite, l’armée révolutionnaire haïtienne, majoritairement composée d’anciens esclaves, pratiquement analphabètes, pouvait s’enorgueillir d’avoir défait l’armée napoléonienne, la plus puissante de l’époque, à la Bataille de Vertières, en novembre 1803. Enfin, auréolés de leurs prouesses et hauts faits militaires, sous la houlette de leurs chefs :Jean-Jacques Dessalines, François Capoi, Christophe, et, Primus inter Pares, l’inénarrable Toussaint Louverture, les révolutionnaires haïtiens seront de toutes les luttes de libération. À cet effet, qui se souvient encore aujourd’hui qu’après leur émancipation, les insurgés haïtiens accoururent au secours de Simon Bolivar, le grand libérateur des colonies espagnoles en Amérique du Sud (Venezuela, Bolivie, Panama, Colombie, Pérou, Équateur ?) La contribution d’Haïti aux côtés de José Marti, dans sa lutte pour l’indépendance de Cuba, fut déterminante, ainsi que son apport à la toute jeune République des États-Unis où perdurait encore l’esclavage[1]. On comprend dès lors pourquoi, comme on l’a déjà vu, la Révolution haïtienne fut un modèle pour les peuples opprimés qui tentaient de s’affranchir du joug colonialiste. Au regard de sa capacité à s’exporter, à diffuser les idées de lutte contre l’injustice et l’oppression, et à permettre aux peuples de prendre leur destin en mains, elle se donna à voir comme la voie à suivre par la plupart des anticolonialistes du Tiers-Monde, et certains panafricanistes contemporains. « Nous devons tous quelque chose à Haïti…Pays où la Négritude se mit debout pour la première fois », écrira plus tard, le poète et l’un des pères de la Négritude, le Martiniquais Aimé Césaire.
On comprend également mieux pourquoi Haïti fut lourdement châtié, au lendemain de son indépendance, par la France et les États-Unis d’Amérique qui refusèrent de reconnaître son indépendance. Aussi, l’île fut-elle soumise à un blocus international, menacée d’invasions militaires et sommée - en ce qui concerne la France –, de dédommager les planteurs esclavagistes qui estimaient avoir subi des pertes, après la libération des esclaves. « C’est en étant précurseur qu’Haïti est devenu paria », dira l’écrivain et historien Régis Debray. Et ce dernier de poursuivre, stigmatisant tout particulièrement la position de la France à l’égard d’Haïti en 1804 : « Nous sommes les co-auteurs de ce paria sophistiqué, chrétien et vaudou, à cheval entre la Guinée et Manhattan, nationaliste et nomade, prémoderne et postmoderne, mystique et ficelle, où la mort est banale et la vie plus intense ».
Les vrais responsables de la longue martyrologie du peuple haïtien.
Dans leur tentative de réécrire l’histoire d’Haïti, passant par des raccourcis, certains historiens révisionnistes, voire négationnistes, ont tôt fait d’occulter la responsabilité de l’Occident esclavagiste et colonialiste dans les maux qui assaillent, jusqu’à nos jours, la Première République noire du monde, depuis la révolution de 1804. Or, à l’examen des faits historiques, la responsabilité des nations européenne et américaine est indéniable. En effet, afin d’éviter l’occupation de leur pays par les troupes françaises, les nouveaux dirigeants de la jeune République haïtienne durent se plier à l’ultimatum des colons en acceptant, à leur corps défendant, de s’endetter auprès des banques étrangères - notamment françaises -, à hauteur de 150 millions de francs or de l’époque (l’équivalent actuel de 30 milliards de dollars. Comble de cynisme! Pour indemniser les 40 000 anciens propriétaires d’esclaves de Saint-Domingue, à la suite de la proclamation de l’indépendance de l’île. A contrario, les États-Unis d’Amérique, dirigés par des Blancs après l’abolition de l’esclavage, n’ont pas été contraints aux mêmes exigences au lendemain de leur indépendance. Cette inégalité de traitement révèle le caractère discriminatoire ainsi que la politique de deux poids, deux mesures, des nations esclavagistes à l'égard d'Haïti qui mettra plus de 70 ans, sans compter les agios qui couraient encore jusqu’au début du XX -ème siècle, pour s’acquitter de cette colossale somme, à la Caisse des Dépôts et Consignations française: dette que certains ont convenu d’appeler un « hold-up colonial ». De ce fait, Haïti venait d’inaugurer la première dette extérieure d’un pays pauvre de l’histoire.
Les États-Unis d’Amérique ne furent pas en reste : plus de vingt ans d’occupation militaire se heurta à une farouche résistance des paysans haïtiens. Le retrait américain, suivi du pillage des réserves d’or de la Banque d’Haïti, n’interviendra qu’après l’abolition de l’article de la constitution haïtienne interdisant aux étrangers de posséder des entreprises. Quid de la concurrence déloyale qui finit par déstructurer l’agriculture locale, faisant du coup le bonheur du pays de l’Oncle Sam qui n’hésita pas à inonder le marché haïtien de produits subventionnés, souvent de mauvaise qualité ? Conséquence : pendant près de 50 ans, Haïti a dû vivre en autarcie et dans la solitude, jusqu’à la fin du XIX -ème siècle. Afin de rembourser ses dettes, on a dû couper les arbres pour vendre du bois précieux aux… Américains.
Pour autant, peut-on dédouaner à bon compte les ploutocraties civiles et militaires haïtiennes et les oligarchies politico-économiques mafieuses qui se sont succédé sur une longue période, dont la tristement célèbre dynastie des Duvalier – 29 ans de règne de père en fils - ? Ce sont ces derniers qui ont fini par donner le coup de grâce à Haïti, en instaurant une dictature « macoute », sur fond de terreur, d’assassinats, de kidnappings, et de pillages des maigres ressources du pays. L’actualité brûlante qui plonge Haïti dans le drame semble le renvoyer à ses vieux démons datant de l'époque coloniale.
Les parrains occidentaux qui ont soutenu, encouragé et protégé les dictateurs haïtiens Kleptomanes et prédateurs, ont des comptes à rendre à Haïti aujourd’hui. La France n’avait-elle pas accordé l’asile politique au dictateur-président à vie, Jean-Claude Duvalier (alias Bébé Doc) qui, avant sa mort en 2014, avait joui en toute quiétude des 900 millions de dollars volés à son peuple ? Une somme supérieure à la dette extérieure d’Haïti. Il appert donc que, la tragédie haïtienne est due avant tout, à l’impéritie et à la prévarication des hommes. Elle n’est ni le résultat d’une quelconque malédiction divine, consécutive à un pacte avec le diable, ni la conséquence d'une fatale manipulation des rites vaudou - religion traditionnelle importée d’Afrique de l’Ouest avec la traite négrière, et toujours pratiquée par bon nombre d’Haïtiens[2] Cette thèse étant soutenue par certains esprits illuminés et obscurantistes, surtout, depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Il reste qu’en plus de 200 ans d’existence de la République d’Haïti, les nations colonisatrices ainsi que les dirigeants haïtiens et leurs parrains étrangers lui ont causé plus de tort que les 30 secondes de secousses telluriques qui ont endeuillé l’île, ce funeste jour- là.
[1] Quiconque a eu l’occasion de visiter Haïti, et sa charmante ville historique de Jacmel, a pu admirer le bateau-musée à bord duquel embarquèrent, il y a 200 ans, les révolutionnaires haïtiens, partis porter secours à leurs voisins Sud-américains et Caribéens en guerre contre les troupes coloniales européennes.
[2] Le vaudou imprègne la vie sociale et culturelle des Haïtiens. Cette croyance d’origine africaine fut convoquée par les insurgés, dans la nuit du 22 août 1791, lors d’une cérémonie vaudou, organisée à « Bois-Caïman ». Pour plus d’approfondissement, voir Lawoetey-Pierre AJAVON, Résistances anti-esclavagistes dans les Amériques des plantations : les Africains déportés à l’épreuve de leur désafricanisation. En particulier, la partie I « Les vaudous à la rescousse des insurgés de Saint- Domingue ». L’Harmattan, Paris, 2017, p.77 et sv.