« Quels étaient mes instruments dans cette fugue écologique ? Images, conflits, choses qui tournent sur elles-mêmes et deviennent tout à fait différentes, figures mythiques et créatures étranges venues des profondeurs de notre héritage commun, produits de notre évolution technologique, de nos désirs humains, et de nos peurs humaines. » (Citation de Frank Herbert extraite de « La Genèse de Dune » dans Omni Magazine, 1980)[1]
Dune ou l’écologie d’Hollywood
Alors que le second opus de Dune réalisé par Denis Villeneuve vient de sortir dans les salles, certaines critiques se demandent s’il ne serait pas juste de le renommer Muad’Dib, tant le personnage de Paul Atréides prend une place importante. Comme le titre l’indique, Dune est une affaire de planète entièrement couverte de sable, dont l’écologie tourne autour de vers gigantesques, seuls êtres capables de produire l’Épice, une substance rare, qui participe à l’économie globale du Landsraad, en d’autres termes, l’Empire galactique. Planet opera, ce n’est pas tant l’existence des personnages qui importe dans le cycle, que celle de la planète Arrakis qui perdure au fil du temps.
Lorsque Frank Herbert conçoit Dune, il revient de l’Oregon (USA) où il s’était rendu en 1957 dans le but d’écrire un article sur les dunes de sable qui, sous l’effet du vent, envahissaient la ville de Florence. Impressionné par la bataille des hommes et du sable, il se plonge dans l’écologie profonde des dunes afin de comprendre leur écosystème. Ainsi, le problème originel que pose l’ouvrage réside dans la possible cohabitation des deux. L’Homme peut-il vivre dans un environnement hostile ? A-t-il le droit de transformer en profondeur l’écosystème d’une planète afin de satisfaire ses besoins personnels ? Le risque n’est-il pas que la nature se retourne contre lui, son écologie ne répondant à aucun impératif moral, sinon celui de la survie des espèces ? Est-il juste qu’un être humain s’accapare l’écologie d’une planète entière si l’exercice de son pouvoir devient tyrannique ?
La thèse de Frank Herbert semble assez claire puisque Paul Atréides, derrière son air enfantin, porte le blason d’une Maison qui représente la puissance et l’impatience (c’est là le sens amérindien[2] du faucon). Malgré les valeurs d’une morale absolue, il devient un tyran, messie (le mahdi) pour le peuple fremen, devin (le kwisatz haderach) pour le Bene Gesserit, ennemi juré de la Maison Harkonnen et gendre par défaut de l’Empereur. Capable de contrôler la production de l’Épice, il est craint de tous. Aussi, si son pouvoir semble amener une certaine paix dans la galaxie, il se fait au détriment de la planète Dune qu’il va terraformer, participant organiquement à son écologie et à ses changements éco-systémiques, réalisant le rêve du planétologiste Liet Kynes, dont le père Pardot, était déjà au service de l’Empereur. Ce rêve qui consiste à rendre la planète verte et fertile, manifeste essentiellement le désir technique de transformer un sol afin de le rendre utile et exploitable à outrance dans le souci premier d’expansion de la vie de l’Homme. Dans ce sens, la condition du pouvoir de Paul réside dans l’exploitation irraisonnée (mais rationnel) de la planète, qui correspond parfaitement au projet technique occidental qui, dans sa volonté de puissance, exploite de façon mécanique toutes les ressources du globe afin d’assurer son confort et sa pérennité.
Aussi, force est de constater que Denis Villeneuve n’a pas choisi de montrer l’écologie profonde de Dune et l’impact environnemental d’une politique tyrannique, préférant simplement afficher la dégringolade de sa famille se mettant au service de la cause fremen. Si ce peuple du désert montre une tradition sévère, exclusive et redoutable, il reste superstitieux, sa religion étant saturée par les mots de la propagande du Bene Gesserit (la Missionaria Protectiva), qui a implanté dans leurs cerveaux le langage d’une prophétie, celle du Lisan-al-Gaib, le prophète venu d’ailleurs, qui doit venir les sauver. Ainsi, dans l’intrigue aux écrans, Paul apparaît de façon christique comme un être programmé génétiquement depuis des siècles, accomplissant la prédiction d’un ordre religieux soucieux de gouverner le monde grâce à son don de prescience et son habilité à contrôler le Mélange (l’Épice). Mais cette intention est-elle si éloignée du projet initial d’Herbert ? L’absence apparente de message écologique dans le film de Dune est-il une erreur d’adaptation ?
Si Dune est l’ouvrage de science-fiction le plus vendu au monde, c’est certainement parce que le personnage Paul Atréides est fascinant et que l’identification de son lecteur lui est mythique, pour ne pas dire mystique. Il est vrai qu’au moment où Frank Herbert écrit Dune, une cause écologique américaine s’élève, qui va partiellement déterminer sa réception. Alors que la croissance des Trente Glorieuses fait jouir les américains d’un plus grand confort et d’un gain de vie important, ses effets délétères commencent à se faire ressentir, et au premier chef, la pollution provoquée par le recours massif aux produits chimiques dans l’industrie et l’agriculture. « L’environnementalisme » apparaît alors, l’ouvrage Silent Spring (1962) de la biologiste Rachel Carson faisant office de figure de proue, dénonçant les effets négatifs du développement technique sur les écosystèmes, mais aussi sur la santé de l’Homme. Sans faire preuve de militantisme, Frank Herbert se rend dans l’Oregon en 1957 poussé par ce vent, juste au-dessus de l’État de Californie, où le mouvement hippie aussi s’éveille. Plutôt que de publier un article documentaire, il élabore Dune les six années suivantes, la science-fiction offrant un terreau propice à la diffusion de thèmes liés à la contre-culture des années soixante aux États-Unis, et donc l’opportunité d’une plus grande audience. S’opposant au matérialisme, à l’individualisme, et au capitalisme de l’american way of life, Dune montre alors un désir constant d’authenticité, de simplicité, de pureté, la volonté de trouver un chemin, « son » chemin, celui du « sentier doré », rappelant autant la « route » de Jack Kerouac que le « noble chemin » du bouddhisme zen. Ainsi, Paul cherche la voie, « le chemin le plus court » (c’est là le sens littéral de l’expression « kwisatz haderach ») devant mener à la délivrance, tout autant la délivrance de soi que de celle d’Arrakis. Paul fait des exercices de concentration, il sait contrôler sa peur, il pratique le prana-bindu, terme rappelant autant le prāṇāyāma des Yoga sūtra de Patañjali, qu’un des chakras du Flower Power, l’énergie vitale ou l’amour qui se trouve dans toutes les choses. À l’opposé de la société industrielle américaine qui ne pense pas, Dune est donc une invitation soixante-huitarde à la méditation, à l’exercice de la « pleine conscience », conscience de soi, mais aussi conscience des autres et de toutes les choses constituant le monde.
D’ailleurs, Frank Herbert lui-même refusait l’étiquette « d’environnementaliste » ou de « militant écologiste passionné », ayant compris qu’il ne servait à rien de penser la nature d’un écosystème en-dehors ou au-delà de l’activité humaine. Dune n’est donc pas tant un traité d’écologie, qu’une satire du pouvoir tyrannique de l’Homme phagocyté par la technologie ambiante qui manifeste l’absence de pensée, critiquant la politique d’un seul qui ne verrait qu’une voie pour traiter certains problèmes systémiques. Dans l’histoire de Dune, Frank Herbert fait alors référence à une grande révolte (le Jihad butlérien), ayant eu lieu dix mille ans avant les événements du roman, ayant mené à la destruction de toutes les formes d’intelligence artificielle. Dans cette lignée, Paul, mais aussi Liet, font office de fanatiques, à l’image des fremen, originellement « hommes libres » (free men), qui deviennent les fedaykins, obéissant aveuglement à leur madhi, quitte à détruire la planète Dune toute entière, alors même qu’ils font office de contre-pouvoir, la politique du Landsraad leur paraissant opportuniste, injuste et bureaucratique. Alors, étonnamment, le choix de Villeneuve consistant à se focaliser sur la vie de Paul Muad’Dib, au détriment de l’écologie de la planète, peut s’entendre si le projet originel consiste juste à critiquer ce que peut être un « héros tyrannique », Paul Atréides perforant l’écran jusqu’à devenir le dictateur de Dune. Pour autant, à l’heure où les discours écologiques sont encore plus présents que dans les années soixante, une frise verte de l’économie politique de Dune, aurait sûrement était bienvenue, l’ouvrage initial offrant toute la matière (ou plutôt le sable), à un planet opera environnementaliste…
[1] Traduction personnelle. Citation originale : « What were my instruments in this ecological fugue? Images, conflicts, things that turn upon themselves and become something quite different, myth figures and strange creatures from the depths of our common heritage, products of our technological evolution, our human desires, and our human fears. »
[2] Dans la biographie qu’il écrit à propos de son père (Dreamer of Dune), Brian Herbert raconte comment Henry Martin, un indien de la tribu Ho connu sous le nom de Han-daa-sho, l’a largement influencé. D’une certaine, Le preneur d’âmes (1972) est son histoire.