2 – Le dérèglement sémantique
Dans la continuité des atteintes violentes à la démocratie auxquelles nous pouvons assister actuellement, il est important d’interroger le vocabulaire de notre gouvernement et son décalage par rapport à leur réalité si particulière. Je pourrais résumer le propos, grossièrement, en estimant que tout principe énoncé par M. Macron doit être compris par son exact inverse mais évidemment la caricature n’aide pas plus que leurs mensonges pour s’y retrouver.
Dans la droite ligne de ce que Éric Hazan nomme la LQR, nous assistons actuellement à l’accélération, voire l’aboutissement d’un processus de confiscation et de « désémantisation » (ce qui pourrait aussi se rapprocher de ce que Derrida décrit quand il parle d’effacement de l’image ou d’usure de l’expression).
Si les écrits concernant ces dérives se multiplient, analysant de manière bien plus spécialisée, globale ou systémique que moi, je m’attache à certains termes que je juge particulièrement problématiques et malhonnêtes dans le discours officiel. Il y en a tant d’autres. L’important selon moi est, pour chacun, d’apprendre à les repérer, revenir à leur ontologie pour déconstruire soi-même ces mensonges ou escroqueries grandissants.
Dans la société
La solidarité et la responsabilité : nous en sommes arrivés à un tel point de méfiance et d’individualisme, qu’on peut lire, dans les journaux, ce genre de fait divers https://www.lepoint.fr/societe/paris-un-photographe-agonise-en-pleine-rue-dans-l-indifference-des-passants-25-01-2022-2461927_23.php.
Évidemment, ce cas, qui pour une fois émeut quelque personnes, est pourtant quotidien en France, où des dizaines de personnes meurent chaque jour dans l’indifférence générale, bien qu’on le sache tous : SDF dans la rue, migrants noyés en Méditerranée, ouvriers tués au travail grâce à l’impunité de certaines sociétés irresponsables n’appliquant aucune règle de sécurité, personnes âgées maltraitées en EHPAD pour servir la soupe aux actionnaires (5 % de rendement net, vous pensez !),… L’action publique et la sémantique propres aux politiques actuels, tout en se réclamant de la solidarité quand c’est dans leur intérêt (par exemple pour justifier d’une politique vaccinale sans rien faire pour l’hôpital en parallèle), continue, parallèlement, de tuer en ignorant jusqu’à ses soi-disant principes les plus fondamentaux (la fraternité).
Dans l’économie
La valeur travail, expression employée très souvent par notre président, plusieurs fois par discours, est à mettre en symétrie avec la politique du chef de l’état : tout en « valorisant », ou, tout du moins, en répétant à l’infini ce terme pour laisser croire qu’il lui importe réellement, ses choix économiques n’ont de cesse de démontrer l’inverse, créant davantage de dette et d’inégalités, permettant aux plus riches d’augmenter leurs actifs tout en payant moins d’impôts, et surtout, à l’heure actuelle, mépriser tous ceux qui ont fait fonctionner le pays pendant la crise sanitaire (fonction publique territoriale, commerçants, soignants, enseignants, ajoutez ceux que j’oublie…) en refusant systématiquement les augmentations, dégels de points d’indices, embauches, en continuant le processus de destruction du code du travail et de contractualisation généralisée déjà à l’œuvre.
La résilience : souvent employé par notre chef de l’état, la résilience est, initialement, une capacité systémique à absorber les chocs pour ensuite revenir à sa situation initiale (ou du moins sa zone de fonctionnement). On peut sentir dès lors l’objectif visé : en nous remerciant pour notre patience ou en appelant chacun à la résilience, il s’autorise à nous maltraiter d’autant plus (ce qui est déjà le cas).
Du côté de la constitution
Les devoirs : outre l’infantilisation évidente liée à ce terme (nous rappelant notre scolarité et ses souffrances), le président et ses ministres en abusent, en cela imités par les perroquets médiatiques et les « citoyens » qui n’ont pas compris le principe constitutionnel français basé sur la déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour transformer, en quelque sorte, la fondation. En effet, l’occurrence de ce terme n’est que d’une dans la DDHC, et deux dans la constitution (dont une fois dans l’ARTICLE 68. « Le Président de la République ne peut être destitué qu'en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat. La destitution est prononcée par le Parlement constitué en Haute Cour. », ce qui me semble assez révélateur du retournement discursif en cours et de l’inversion des responsabilités). En utilisant ce terme, le président souhaite accentuer sa politique du bouc émissaire (déjà à l’œuvre vis-à-vis des chômeurs, des musulmans, dorénavant des non vaccinés,…) en réinventant ou réinterprétant, grosso modo, pour les amateurs de raccourcis et pirouettes logiques (en réalité syllogistiques) plus ou moins l’article 4. En effet, dans la déclaration de 1789 (et dans la constitution de la Vème République) ce ne sont pas les devoirs qui cadrent l’exercice des libertés individuelles, mais l’exercice de ces mêmes libertés dans les mêmes termes par tous les citoyens. Ainsi, tout en attaquant certaines catégories de la population sur un supposé non respect de ce principe et en inventant entre autres symboliquement la déchéance de citoyenneté pour les non vaccinés, c’est justement M. Macron et ses suiveurs qui s’opposent clairement à la constitution et non ceux qui respectent la loi actuelle qui n’impose pas la vaccination obligatoire ou n’interdit pas le port du voile (en cela, l’article 5 de la déclaration des droits de l’homme précise bien « Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. »).
De plus, en France, ce qui a trait à la loi ne s’exprime jamais en termes de devoirs, mais de droit (on dit bien faire du droit, le droit des affaires, le droit administratif, le droit de la famille,… je ne vais pas tous les lister) : la sanction judiciaire s’exprime en terme de manquement au droit et non au devoir. J’ai d’ailleurs déjà rappelé le principe des droits-créance et droits-liberté énoncés dans le Contrat Social de Rousseau.
La République : ce terme ne recoupe pas réellement de réalité démocratique autre qu’une action publique bénéficiant au plus grand nombre (puisqu’il ne traduit initialement que le partage du pouvoir et la non hérédité de son exercice, et que, dans le monde, la majorité des régimes sont officiellement des républiques, d’ailleurs non laïques, comme la Grèce, les États-Unis,..., voire des régimes totalitaires). On peut se demander, d’ailleurs, en lisant les rapports d’OXFAM, ou de l’INSEE, si notre gouvernement est bien républicain (au sens de bénéficier au plus grand nombre). Malgré cela, il sert de justificatif voire de sauf-conduit aux ministres (pour justifier leurs décisions ou accuser d’éventuels « renégats » ou ennemis politiques) ou aux candidats à l’élection présidentielle qui s’en prévalent à longueur de discours, dans une auto justification mortifère ne servant qu’à se prémunir et se justifier des attaques d’oppositions quand ils énoncent des horreurs justement « antirépublicaines » (selon l’acception à laquelle ils voudraient nous faire croire), surtout racistes ou plus largement discriminatoires. Que « recouvre » (jeu de mot, haha) cet adjectif chez M. Blanquer quand il explique aux fillettes qu’elles doivent s’habiller de façon républicaine ? Outre le fait qu’il justifie encore un comportement patriarcal et culpabilisant où la victime est diabolisée pour son « attitude » présumée et ses conséquences sur les appétits de jeunes malotrus ne sachant pas se tenir, comment peut-on logiquement lier le vestimentaire et le républicain ? Car, si je m’en réfère aux symboles de notre République Française, cela signifie-t-il que les collégiennes et lycéennes visées doivent venir à l’école avec un bonnet phrygien, vêtues d’un vêtement déchiré découvrant le sein ? Est-ce républicain de vouloir interdire l’exercice d’une liberté qui n’est pas explicitement exclue par le droit (on en revient à la conception très particulière de la constitution par cet escroc intellectuel).
Que signifie républicain quand M. Zemmour l’emploie ? Si l’on en juge par ses lubies, sans doute qu’est républicain tout être absolument identique à lui-même, c’est-à-dire un vieux réactionnaire frustré de fantasmer « sa France » dégénérer sous les coups de boutoir présumés de l’envahisseur immigré. La République, c’est l’inclusion, pas l’exclusion.
Par extension, l’usage du « vivre ensemble », largement galvaudé lui aussi, signifie « vivre ensemble mais pas au même endroit et pas dans les mêmes écoles » (d’un point de vue économique), voire « vivre ensemble, mais pas avec les autres » (d’un point de vue sociétal).
À l’école
La bienveillance : elle permet, dans un processus conjoint d’hypocrisie et de désinformation, de promettre aux parents un « changement d’attitude » de l’institution (et en particulier des enseignants, vus par la société soit comme des feignants, soit comme des tyrans maltraitants) envers leurs enfants (qui ont par ailleurs de plus en plus de problèmes de concentration voire de comportement, ce dont les parents se désintéressent bien souvent) tout en désirant imposer aux enseignants une supposée « posture bienveillante » (assez difficile à définir en outre, mais passant par exemple par un délétère choix de masquer les difficultés réelles des enfants en abordant principalement leurs réussites, si minces soient-elles). Bien sûr, il est important de valoriser les enfants mais aller jusqu’à mentir par omission peut avoir des conséquences graves (sur des prises en charge extérieures). En même temps, cette bienveillance s’accompagne d’une ignorance totale des difficultés des enseignants, voire d’un mépris teinté de manipulation s’appuyant entre autres sur le fait que ce corps de métier est majoritairement recruté par vocation). Pendant ce temps, les classes ferment, de moins en moins d’enseignants sont nommés, phénomène visible en particulier pour les postes de remplaçants, tandis que le métier se précarise petit à petit (sans parler de la maltraitance des AESH, accompagnants des élèves en situation de handicap, seule catégorie de la fonction publique sous le seuil de pauvreté).
L’école de la confiance : le corollaire du précédent terme. Plus il est utilisé et usé par le ministre, plus, chaque année, les enquêtes, formulaires, contrôles, courriels hiérarchiques de rappels plus ou moins menaçants se multiplient. Les burn-out, démissions, départs négociés aussi.
La laïcité : sur ce sujet, M. Blanquer (ainsi que M. Darmanin pour ne citer que lui) tentent une restructuration totale de la conception laïque française, dont les principes fondamentaux sont la neutralité de l’État vis-à-vis des religions et l’égalité de tous devant la loi quelque soit leur religion. Eh bien là, c’est apparemment tout le contraire qui se passe. Dans les campagnes d’affichage de l’Éducation Nationale, ainsi que dans les modules de formation (mais dans la loi séparatisme aussi), la laïcité ne s’exprime plus que par des situations se rapportant à des enfants bronzés et/ou avec un prénom étranger (souvent maghrébin ou turc), les femmes voilées, la prière. Les cathédrales y sont des éléments « du patrimoine culturel médiéval » : n’étant pas définies par leur dimension cultuelle, il est ainsi facile de stigmatiser tout enfant qui refuserait d’y pénétrer avec son enseignant et sa classe comme « antirépublicain » (alors que, chez lui, on lui dit sans doute qu’il n’en a pas le droit, merci le conflit de loyauté malhonnête entre adultes...). Pourtant, dans de nombreuses cantines, par exemple, une exception continue d’être faite pour servir du poisson le vendredi sans que cela ne choque plus personne, des personnels, enseignants ou non, portent encore médailles de baptême ou croix sans comprendre pourquoi ils seraient normalement tout autant concernés par la fameuse « ostentation » reprochée aux musulmans. Quoi d’étonnant, après tout, dans un pays ou M. Macron lui-même considère Notre-Dame de Paris comme un symbole républicain ? La sémantique glisse, les outrages s’énoncent, les esprits suivent le décalage progressif de cette valeur qu’ils n’ont bien souvent jamais vraiment cernée ou interrogée auparavant, la liberté, la fraternité et l’égalité ont perdu.