Depuis quelque temps, j’observe qu’une expression revient assez souvent dans les commentaires politiques et journalistiques. C’est : « Le sujet n’est plus tabou ». J’ai des raisons de penser qu’il s’agit là d’une phraséologie moderne au sens premier du terme. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner dans quels contextes cette expression, désormais courante est utilisée.
Les exemples sont légions : qu’il s’agisse des réunions européennes sur la crise des dettes publiques (le sujet n’est plus tabou : il va falloir restructurer la dette grecque), de l'épineuse question des 35 heures, dont JM Ayrault lors d'un de ses couacs dont il a le secret, a estimé que "le sujet n'est pas tabou", plus généralement de la conversion à la réthorique libérale de l'actuel pouvoir au nom d'un aggiornamento, de la dérive droitière de JF Copé et ses fameux pains au chocolat, plus aucun sujet ne semble être tabou...
En fait, tout se passe comme si cette expression bien commode représentait à un moment précis du débat un « élément de langage » dont l’utilité (un peu magique) permettait de faire sauter en douceur les verrous de la soi-disant "bien-pensance" pour permettre à des idées autrement plus abruptes d’émerger et de parader sans scrupules dans le débat public. Une sorte de pastille menthol du langage, légèrement analgésique qui préparerait le terrain politique, le rendant plus meuble.
Si cette expression me semble moderne, au delà du fait qu’elle fleurit un peu partout en ce moment, c’est aussi parce que je pense que nous assistons subrepticement à un certain nombre de renoncements qui en disent long sur les mutations actuelles de notre société et ses dérives. Et cela se retrouve également dans ces expressions en vogue.
La mise en orbite médiatique d’une Marine Le Pen, pour ne prendre que cet exemple, me semble assez caractéristique de cet inquiétant phénomène. Tout doucement, d’articles en dossiers, d’interviews en plateaux télévisés, de sondages en sondages, la charismatique leader du Front National, qui est un parti d’obédience crypto-fasciste, faut-il le rappeler, est en passe d’être naturalisée dans le paysage politique hexagonal. Il ne serait ainsi pas surprenant que d’ici peu un certain nombre de ses idées s’enracinent dans l’opinion et que certains journalistes ou hommes politiques soient amenés à déclarer : « Le sujet n’est désormais plus tabou, l’islam en France pose problème » ou bien « Le sujet n’est plus tabou : les étrangers sont trop nombreux en France » ou encore : Dans les rangs de l’UMP, le sujet n’est plus tabou : il faut faire alliance avec le Front National »…
PS: Article initialement publié sur le blog de Paul Jorion le 13 mai 2011. Je le publie ici à nouveau dans une version très légèrement mise à jour car non seulement j'observe que le phénomène n'a pas faibli, mais qu'il s'est désormais profondément enkysté dans la vie médiatique et politique.