pinelli

Abonné·e de Mediapart

20 Billets

0 Édition

Billet de blog 22 juin 2021

pinelli

Abonné·e de Mediapart

Quand on abandonne le numérique…

2004. Je viens de fermer ma « parenthèse digitale ». Elle aura duré un peu moins d’un an et demi.  Analyse.

pinelli

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En 2004, après avoir pendant quelques mois pratiqué la photographie digitale, j’ai finalement décidé, après mûre réflexion, de reprendre mes boîtiers argentiques. A l’époque, j’avais consigné à chaud mes impressions. Aujourd’hui, en 2010, les arguments que j’avançai alors, me semblent toujours d’actualité. Mais voici donc ce que j’écrivais fin 2004 :

Pouvoir maîtriser toute la chaîne. De la prise de vue au tirage. L’idée était certes séduisante. Alors j’avais craqué. Début 2004, je remisai mes deux boîtiers argentiques dans une boîte, enveloppés soigneusement dans leur peau de chamois et achetai un reflex numérique. Au début, c’était un peu comme une lune de miel, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Pour quelqu’un qui avait été formé à l’ancienne, à la Trix et au kodachrome, la magie opérait. Aussitôt prise, l’image était accessible. Puis, peu à peu, au fil des mois, la magie s'est émoussée. Passée la nouveauté, l’enthousiasme était retombé. Et finalement, après moults hésitations, j’ai revendu cet appareil et me suis remis à pratiquer la photographie argentique.

A la réflexion, ce qui m’ennuyait le plus avec le numérique, c'était ce côté "tout, tout de suite". Trop, égale bizarrement moins. C'est un peu comme avec  internet, qui est un monstrueux puits sans fond, tu peux tout avoir dans la seconde… 


…Mais  a-t-on besoin de tout dans la seconde?


Je crois que tout cela (en gros les technologies numériques) extériorisent ou délocalisent quantités de choses que l'on peut très bien gérer dans sa petite tête. J’irai même jusqu’à dire que cela est une question de santé mentale. Faire tourner ses méninges, spéculer, manier des idées, des formes en "interne" est une expérience des plus utiles et enrichissantes. En photographie par exemple : mesurer la lumière, réfléchir à l’interprétation d’une mesure, être « à son ouvrage », concentré, cela requiert un entraînement mental considérable. Dés lors que des machines se chargent de tout cela à notre place, je pense que cela nous amène tout doucement à reléguer des fonctions plus que vitales:indispensables.


Un jour, il y a des années de cela, un directeur artistique avec lequel je travaillais m'a dit un truc qui m'a marqué: nous parlions de l'informatisation de la mise en page. Il m'a dit que la maquette colle/ciseaux permettait paradoxalement plus d'audaces car dans sa tête on n'a pas de limites. Si tu commences à travailler sur un logiciel, c'est finalement lui qui t'impose son horizon. C'est comme la photo numérique, ou la musique électronique mais je connais moins bien ce domaine. Quand tu as 36 vues (qu'au début en plus) ou 12 vues et une seule optique par exemple, et quand tu utilises un appareil manuel, tu gères les différents paramètres et les différentes combinaisons, ainsi les choix que tu prendras influenceront directement le résultat (grande ouverture : petite prof de champ; sous-exposition : ombres denses …). Un appareil automatique est bien incapable de faire cela. Au mieux, il produira une photographie nette et bien exposée, un calcul moyen, sans fautes majeures... Mais sans aucune audace ni style non plus. Déléguer ces choix techniques, qui modèlent l'image  à un processeur, c'est comme abandonner à un logiciel l'écriture d'un poème ou d'un roman. C'est absurde sauf si ce que l’on recherche est une photo souvenir ou seulement une petite note.
La deuxième chose qui me gênait considérablement avec le numérique, c'est ce que j'appelle la discontinuité matérielle: une photo analogique, tout comme un disque vinyle, il y a une empreinte, c'est plus proche en fait de la peinture rupestre que ne le sera jamais une photo numérique, qui n'est et ne sera jamais qu'une traduction, une conversion de photons (qui sont des particules de matière) en bits 1001010010100101001010010100100010.
Perte de contact,  Binaire-de-rien tout cela ne s'incarne pas, aucune matérialité. Envolée l'empreinte, le sceau de la lumière...


Et je trouve que ça se voit. Trop net, trop lisse, pas assez de matière, pas de support (et pour cause) Quand les hautes lumières surgissent, ça crève, ça décroche. Pas bon. Avec un négatif, si tu veux trouver de la matière, il y en a toujours, il suffit de la faire « monter ». Alors oui bien sûr on peut bricoler, en créer, et même, via des filtres logiciels, trouver un erzatz de  grain argentique. Mais quand on rentre trop « en cuisine », c'est souvent un cache-misère.
Last but not least: l'image latente (l'attente), le temps, le rapport au temps. Essentiel en photographie. Moi qui suis un vrai impatient, un nerveux et un angoissé, l'appareil numérique n’avait pas une bonne influence sur moi: j’étais devenu en peu de temps, complètement boulimique: l’été, je passais mon temps à faire des photos. A en oublier les autres, la famille, les amis. Le soir, je me retrouvais devant mon mac à retoucher les images de la journée… Les photos se suivaient et finissaient un peu toutes par se ressembler. Des clones de clones: qu'en est –il resté  au final? pas plus de bonnes photos, plutôt moins d'ailleurs, le trop nuit au bon, le mieux est l’ennemi du bien.

Ces jours derniers, j'ai entrepris de travailler sur des négatifs, des images faites en 1993 au Portugal. Je m'aperçois que c'est capital de prendre du temps (certes 11 ans c'est un peu abuser!!) mais quelques semaines, le temps de développer et de faire les planches contacts, ça laisse le temps à la pulpe de se redéposer, d'oublier un peu, de laisser l'émotion passer. Oublier pour mieux redécouvrir et éprouver sa mémoire. Les photographies, disaient les indiens ce sont des miroirs qui se souviennent... Un peu plus de réflexion au moment de la prise de vue, plus d'effort mental, une bien meilleure qualité, et enfin du temps. Que demander de plus?


J’ai donc reposé cet appareil étrange qu'il fallait en plus réveiller pour faire la moindre photo. Au revoir les images-minute, revoici l'image latente, son grain de peau incomparable, ses caprices et ses humeurs, ses certitudes déçues et ses surprises inattendues. J’ai repris mes Leica, indémodables appareils, spartiate d'entre les spartiates, fidèle soldat. Acier poli et horlogerie contre plastique et circuits imprimés. Quand tout devient trop confortable, trop immédiat, trop à portée de main à tout instant, la créativité, animal difficile, fout le camp. Il faut donner de soi, apprendre à attendre pour re-ce-voir.


Je ne serais pas étonné si cette réflexion pouvait s'étendre à la musique et à quantité d'autres choses, Je ne serais en outre pas surpris que se noue là un problème plus profond de notre modernité.
VM 2004
Aujourd’hui, en 2010, en relisant ces quelques lignes, je m’aperçois que ces modestes réflexions n’étaient ni anodines, ni absurdes. Ce qui se trame au niveau de l’image, des images, ce que permettent les technologies numériques, en particulier aux images d’accéder à un statut de quasi ubiquité via les réseaux, en font des objets d’une redoutable efficacité, mais à double-tranchant. La généralisation du web 2.0, avec la possibilité de faire circuler des vidéos ou des films, des clips ou des œuvres, a montré tous les défis que cela posait à l’organisation équitable de nos sociétés. Le numérique a consacré finalement la gratuité, et du même coup peut-être une certaine vacuité. Ce que je sentais en 2004, et que je traduisais dans ma pratique photographique, était donc beaucoup plus large. Ainsi en est-il de la généralisation ces dernières années des opérations de change sous forme électronique, qui ont consacré la mise en temps réel (et du coup en coupe réglée) de la planète finance. Cela n’est pas anecdotique et explique sans doute en partie la fuite en avant qui a abouti au quasi-désastre de l’automne 2008. Pour aller plus loin, je pense que l’avènement de la globalisation, l’accélération foudroyante de ses effets (positifs comme négatifs) est allé de pair avec l’enracinement des techniques digitales. Le néo-libéralisme étant à ce moment précis de l’histoire  le dogme dominant, le seul possible nous serinait-on alors à l’envi, il a consacré à la promotion des réseaux une grande partie de son énergie marchande. On parlait alors des périls de la fracture numérique et il était impensable de réfléchir en temps réel aux implications d’un progrès trop rapide ou de poser quelconque critique.  sans passer immédiatement pour un demeuré, un vieux nostalgique ou pire un pisse-vinaigre. Ceci explique sans doute pourquoi les conséquences à long terme de « la vie numérique » n’ont pu être ni pensées ni éprouvées avant d’être mises sur le marché. En effet, elles constituaient à la fois une source renouvelable de richesses (hi-fi, tv,ipod et apn, vite périmés…) et donc une réponse aux défis post-industriels, et une nouvelle panacée de la modernité, censée libérer l’humanité en lui rendant la vie plus facile. L’objet sans doute le plus caractéristique de cette époque est le téléphone portable, et en particulier son dernier avatar le « smartphone ». Pour être juste, il faut bien entendu reconnaître que les choses sont toutefois plus complexes, et que ce progrès n’a pas eu que des incidences négatives sur nos vies (numériques). L’avènement de la blogosphère en est un exemple, la montée d’une conscience citoyenne s’appuyant sur les réseaux, mais ce qui me semble particulièrement inquiétant, c’est l’absence, de la part des pouvoirs publics et plus généralement de la société civile, de précaution, de réflexion prospective ou simplement de posture critique vis-à-vis de cet aspect de la modernité. A-t-on en effet besoin de changer de portable tous les six mois, de tripler la bande passante de nos débits internet, de racheter encore et encore la nouvelle imprimante, le nouvel Ipod, le nouvel ordinateur, alors même que nous connaissons désormais l’étendue des périls environnementaux ?
Pour ce qui est de ma démarche photographique, je pratique toujours avec délice la photographie argentique et je n’ai pas du tout le sentiment de vivre dans le passé, bien au contraire. Et lorsque parfois j’observe la manière dont mes contemporains photographient désormais, le nez dans le viseur de leur appareil, et aussitôt déclenché un coup d’œil sur son dos pour vérifier la photo, j’ai envie de leur crier : «  mais restez concentrés, gardez l’œil sur votre sujet, il sera bien toujours temps, plus tard de vérifier vos photos ! »
VM  17 janvier 2010

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.