Inutile de nous voiler la face, nous sommes désormais entrés dans une séquence historique qui contient et génère sa propre dynamique. La crise, qui faut-il le rappeler n'est pas qu'économique, mais profondément de valeurs et de civilisation, est méthodiquement en train de saper les fondations de notre pacte républicain et de notre vivre ensemble. Une mondialisation non pensée, sauvage, consacrant la loi du plus fort et du plus habile s'est installée au moment même ou le néo-libéralisme gagnait la bataille idéologique et s'imposait comme la pensée dominante d'un siècle balbutiant pressé d'oublier les affres du précédent. Le citoyen se mutait peu à peu en consommateur et à mesure que le confort matériel s'installait dans les chaumières, dans la cité, le projet de faire société s'étiolait. Le marché s'occupait de tout, gérait tout. Quant à l'état, il s'en tiendrait uniquement à ses fonctions régaliennes. Adam Smith avait parlé. Amen. Comme si ce cocktail ne suffisait pas, les avancées fulgurantes des technologies de l'information, révolutionnant de fond en comble notre rapport au monde ont achevé le travail: dérégulation généralisée, marchés financiers devenus omniscients et autonomes, installation d'une crise protéiforme quasi permanente, régression des acquis sociaux, hausse continue du chômage, accroissement des inégalités, émergence d'une ploutocratie, sentiment de dépossession, impuissance du politique. Tous les ingrédients sont désormais réunis pour un saut dans l'inconnu.
Autrefois, nous aurions dit: la guerre approche. En ce début de 21 ème siècle, elle a totalement changé de nature. Elle est asymétrique et contenue pour l'instant derrière l'horizon, sous des cieux inhospitaliers. Mais si elle n'est plus dans nos têtes, a-t-elle pour autant disparu des écrans radars?
Ces temps derniers, pour qui observe la vie politique et les débats qui continuent d'agiter notre vieux pays, il est assez étrange de voir au coeur même de l'europe, revenir au premier plan des questions dont chacun pensait il y a peu de temps encore qu'elles étaient définitivement réglées. Nous pensions en effet que les folies du siècle passé, entre tranchées, nazisme et goulag nous avaient collectivement vaccinés contre la folie nationaliste et idéologique. Je veux parler de la xénophobie, de l'antisémitisme, de cette peur tragique et irrationnelle de l'étranger. Les récentes et nombreuses polémiques sur les roms, mais également celles au sujet de l'islam et plus généralement à propos de l'immigration en témoignent. Pour autant, il serait naïf de croire qu'autant de fumée est la preuve d'un grand incendie. Car lorsqu'on considère objectivement les chiffres, la France n'est pas, comme le laisse entendre constamment une extrême-droite qui a flairé l'odeur du sang, une passoire qui "accueillerait toute la misère du monde".
C'est ici qu'il faut évoquer la question du politique. J'ai écrit plus haut que ces derniers sont à la peine. Qui pourrait le nier? il suffit de considérer les chiffres de l'abstention: de scrutin en scrutin elle progresse, trahissant le dépit et la résignation d'une partie de nos concitoyens, lassés de promesses électorales non tenues. Pire, une partie d'entre eux a compris ou intégré que les marges de manoeuvre de leurs dirigeants dans l'espace européen sont désormais fort limitées. Pour être complet, il faut aussitôt préciser que nous vivons un bouleversement anthropologique majeur dans nos relations au monde, qui n'est pas encore totalement pensé, et encore moins digéré. D'où ce sentiment confus de dépossession qui se fixe en ce moment sur l'identité nationale au point de constituer un abcès. Les politiques, qui sont généralement madrés, l'ont bien compris. Certains cherchent à y voir clair, explorent d'autres voies, expérimentent, mais d'autres, plus intéressés ou plus cyniques cherchent avant tout à en tirer quelque bénéfice électoral. Ce débat a été introduit dans la société bien pensante par Nicolas Sarkozy, dans le but avoué de siphonner les électeurs du front national. L'envol de ce dernier n'est évidemment pas étranger à ce fait, l'électeur préférant généralement et selon l'expression consacrée "l'original à la copie". Les personnels politiques paniquent. Ils voient bien qu'ils sont confrontés à une crise qui n'est pas conjoncturelle, mais structurelle. D'élections en élections, ils assistent impuissants au recul de l'onction démocratique. Ils peinent à convaincre. Ceux qui tentent, courageux, de tenir un discours de vérité sont vite balayés, quant aux autres, qui tiennent plus que tout à leurs statut et à leurs prébendes préfèrent aller dans le sens du courant. Et depuis quelque temps, le courant s'oriente à droite, voire très à droite. Au lendemain du Sarkozysme, sur les décombres fumants d'une droite déboussolée, fragilisée par une absurde guerre des chefs, l'UMP lorgne à nouveau vers la droite extrême. Dernière polémique en date, le souhait de remettre en question le droit du sol, véritable marqueur républicain. La vie politique dans son ensemble semble désormais dépendre du parti de madame Le Pen.
Il faut cependant bien voir une chose: l'extrême droite, sous ses formes diverses n'a jamais été aux affaires. Elle bénéficie donc d'un avantage compétitif considérable aux yeux de nos concitoyens peu éduqués ou mal vaccinés politiquement. Le front national, fondé en 1972 par "Ordre nouveau", mouvement d'extrême-droite néo-fasciste, et présidé à l'époque par Jean-Marie Le Pen à toujours été un parti protestataire, marginal, mais ces dernières années, et notamment depuis le 21 avril 2002, qui a vu l'élimination du socialiste Lionel Jospin au premier tour de l'élection présidentielle, le FN semble avoir le vent en poupe. Depuis le 16 janvier 2011, c'est la fille de Jean-Marie Le Pen, Marine, qui préside aux destinées du front. Et sous son règne, c'est une toute autre démarche qui voit le jour. Exit la stratégie protestataire. Entourée d'une nouvelle génération de cadres qui possèdent les bons codes, dont certains, à l'image de l'énarque Florian Philippot ont su s'immiscer dans les médias, s'y rendant quasiment indipensable, le front national avance désormais masqué. La stratégie de "dédiabolisation" a commencé à porter ses fruits. Marine Le Pen s'affiche en une des journaux, on parle d'elle dans la presse féminine. Elle est plutôt agréable à regarder et ne fait pas peur comme son père. Hier, le front national était maintenu à distance par une sorte de cordon sanitaire. Jean-Marie Le Pen faisait prospérer son petit front de commerce et accoudé au zinc il débitait régulièrement ses inepties racistes devant un public acquis. Manifestement, cela lui suffisait. Mais la fille est bien plus gourmande. Elle en a marre des petites salles, elle rêve de grands voyages. Ne s'appelle-elle pas Marine? Son irruption sur la scène médiatique, bien que relativement récente a marqué les esprits. Il faut dire qu'elle est la "cliente" idéale pour les médias: N° 5 de Chanel mâtiné de soufre... la langue bien pendue, plus habile que celle de son père, plus tordue sans doute aussi, et surtout qui fait sept tours dans sa bouche avec de parler. Marine Le Pen est la chouchou des médias. Et ces derniers le lui rendent bien: foison d'articles, photos, reportages, invitations sur les plateaux TV. Les premiers résultats de cette logique médiatique ne se font pas attendre: Courbes d'audience = montée dans les sondages = résultats électoraux. Ce faisant, la presse contribue (à quelle échelle, je ne saurais le dire) à installer Marine Le Pen sur la chaise d'arbitre des élégances électorales. Elle contribue aussi très certainement à la conforter dans le paysage politique en la parant d'habits respectables: finalement, le front national aurait changé, ce ne serait plus qu'un parti populiste (l'expression est en vogue) parmi d'autres (NPA, Front de gauche etc...) Quant à elle, qui est intelligente et habile (mais n'est-t-elle pas avocate?) elle se glisse avec délice dans cette image de papier glacé car elle a tout à y gagner. En fait, tout se passe comme si son image médiatique se substituait progressivement à celle du parti qu'elle dirige, et cela grâce à l'unique et insidieuse magie de l'image qui, comme chacun sait consacre le paraître et dissimule l'être. Mais cela s'accomplit aussi grâce à d'autres phénomènes, sans doute plus subtils qui déterminent aujourd'hui la manière dont on fabrique les journaux et la presse en général et la manière dont on modèle l'opinion: pèle-mêle: course à l'audience, multiplication des sondages, recherche du buzz, relative dépolitisation des rédacteurs etc...
Car la presse elle aussi est en crise: les journaux se vendent moins bien, les recettes publicitaires fléchissent, sapant un peu plus un modèle économique déjà affaibli car plus adapté aux nouvelles manières de consommer l'information. Le règne du tout gratuit est en effet passé par là. Aujourd'hui, chaque foyer est équipé d'internet, et tout un chacun dispose d'un smartphone. Entretemps, les chaînes de télévision se sont multipliées, la TNT gratuite dispose de 23 chaînes, dont certaines, tout-info, chroniquent sans relâche l'actualité nationale et internationale. Les éditeurs de presse paniquent. Ils ont compris qu'ils sont désormais confrontés à une crise non plus conjoncturelle, mais structurelle. Alors ils tentent désespérément d'inverser la tendance et multiplient les couvertures et les sujets "dans l'air du temps". Et puis ils observent les chiffres de ventes. Très vite, ils remarquent que certains thèmes ou sujets "font mieux vendre" que d'autres, alors ils s'engouffrent dans la brèche. Faut-il les en blâmer, ils défendent leur entreprise, donc leurs emplois. C'est ainsi que nous assistons subrepticement à une multiplication exponentielle des sujets ayant trait à la question de l'immigration.
Prenons un exemple concret: imaginons quelqu'un dont l'opinion politique est vacillante, quelqu'un d'un peu déboussolé en proie au doute, qui en a marre de ces politiciens qui alternent au pouvoir et échouent lamentablement, quelqu'un qui n'est pas très charpenté idéologiquement, qui ne lis pas trop les journaux faute de temps parce qu'il rentre trop tard du boulot; quelqu'un qui a entendu deux trois bribes de discours qui lui ont fait tendre l'oreille, parce que soudain il a eu l'impression d'être exprimé. Ce quelqu'un passe près d'un kiosque et voit la Une d'un quotidien ou d'un hebdo. Il n'achètera pas forcément le journal, mais il a vu la Une. Et le surlendemain, il a entendu alors qu'il se rasait les éditorialistes commenter un sondage, et dans les jours, les semaines qui viennent, il ne cesse d'entendre parler de ce parti, de cette femme. Certains l'accusent de tous les maux, d'autres la défendent bec et ongle. Il sent qu'il y a de l'enjeu, qu'elle leur fait peur. Alors, il se dit qu'aux prochaines élections, il votera pour elle, comme ça, juste pour les faire chier. Je crains ainsi que dans la vraie vie, les gens ne soient pas tous au courant du détail des idées du FN, qu'ils ne sont pas tous des citoyens accomplis, vaccinés dés la naissance contre la bête immonde. Récemment, dans le journal Marianne, Jacques Julliard écrivait: "La classe politique juge Marine Le Pen sur ses origines et sur ses intentions présumées: les électeurs, sur ses déclarations présentes. Or, les premières sont d'extrême-droite; les secondes d'extrême-gauche".
L'échec, largement prévisible, d'une gauche insuffisamment préparée à assumer le pouvoir en France, les coups de boutoir de la crise, génératrice de chômage, de déclassement, l'impopularité croissante d'une europe qui a cessé de constituer un horizon de progrès pour la majorité de nos concitoyens, tout cela contient en germes la montée des extrêmes. Le scrutin Européen à venir est lourd de menaces pour la construction de l'europe, et pourrait bien même signer son arrêt de mort par asphyxie. Imaginons un seul instant un parlement européen paralysé en son sein même par des forces politiques profondément anti-européennes. Ce serait terrible pour le continent entier, en proie non seulement à une aggravation de la crise, consécutive à son implosion, mais avec comme conséquence un retour en fanfare des états-nations dans leur forme la plus primaire. Une grande régression. Ne nous y trompons pas, ce scénario catastrophe n'est plus inimaginable aujourd'hui.
Nous assistons donc à ce qui semble être une montée de la xénophobie dans notre pays. Loin de moi l'idée d'en contester l'existence car nous devons avoir le courage de regarder les choses en face, d'autant que malheureusement, cette tendance ne se limite pas à l'hexagone, loin s'en faut. Cependant, je pense que nous devrions prendre garde à ne pas tomber non plus dans l'excès. L'affaire Léonarda, vient tout à propos nous rappeler à quel point les médias en temps réel peuvent jouer un rôle pervers en "hystérisant" des questions sensibles qui nécessitent au contraire du temps et de la réflexion de fond. En "surmédiatisant" ces questions ô combien délicates, nous contribuons à les placer au centre de l'agora, accréditant par là même les idées du Front National.
Prenons garde de ne pas oublier pas les leçons du passé. L'extrême-droite et la xénophobie ont toujours progressé en temps de crise, et les boucs-émissaire, juifs hier, musulmans, roms ou étrangers aujourd'hui risquent de payer un lourd tribut. J'ajoute que si les roms sont peu nombreux dans notre pays, nos concitoyens musulmans représentent une assez forte population qui est en partie fragilisée par la crise économique et parfois elle-même tentée par un repli identitaire et religieux. Une extrême-droite qui parviendrait au pouvoir ne manquerait donc pas de provoquer de graves tensions sociales préludes à de bien plus dramatiques évènements.
Il revient à la gauche dans son ensemble mais également aux authentiques républicains de droite et du centre s'il en reste de montrer qu'une autre voie est praticable, qu'un autre monde est possible. Non en se drapant dans une indignation boboïde stérile, mais en rappelant avec force d'une part les valeurs qui sont au fondement et au fronton de notre république, et en examinant d'autre part de près ces questions qui encore une fois appellent bien plus de raison que de passion.
Pinelli