pinelli

Abonné·e de Mediapart

20 Billets

0 Édition

Billet de blog 31 mai 2013

pinelli

Abonné·e de Mediapart

Fille du temps

pinelli

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je suis photographe et iconographe. Photographe par passion, iconographe par raison. La photographie représente pour moi une liberté, ou plus exactement l’exercice d’une liberté. Celle de promener mon regard sur le monde (celui qui commence au pas de sa porte) et de choisir, libre de toutes contraintes, d’en prélever des échantillons. Je suis conscient que c’est un luxe. Dans ma démarche de photographe, pas de cahier des charges. Je suis mon propre commanditaire. En tant qu’iconographe, c’est tout l’inverse. Un journal, car je travaille au sein d’un hebdomadaire, a ses contraintes propres, liées à son histoire, mais également à des rapports constants entre texte et images. Choisir une photographie pour un journal, c’est accepter l’idée de mille contraintes et autant de renoncements. Les rapports établis entre photographies reproduites et texte sont le plus souvent dictés par ce dernier, l’image ne représentant au mieux, qu’une confirmation du propos rédactionnel ou une incitation à lire. Sauf dans le cas où  le reportage photo constitue l’ossature du sujet. Mais cela est relativement rare. Mais j’ai fait ce choix par raison et je l’assume. C’est également une position qui me permet d’entretenir un rapport constant et professionnel avec l’image. Lorsque je réajuste ma casquette de photographe, pour mener à bien mes projets personnels, ou pour faire des images au quotidien, je retrouve sans doute un regard plus naïf (car il faut dans une certaine mesure porter un regard naïf, ou en tout cas neuf sur les choses que l’on photographie), mais c’est au moment des sélections que mon œil d’iconographe reprend du service : A la manière d’un mètre étalon,  il me permet de border mes choix. Je ne lui laisse certes pas décider tout seul, mais seulement me conseiller.


Images et mots

Est-ce mon goût pour la littérature, ou bien parce que je travaille comme iconographe à partir d’une matière écrite, quoi qu’il en soit, les rapports entre la photographie et les mots me passionnent. De fait, il existe beaucoup plus de passerelles entre la littérature et la photographie qu’on ne se l’imagine. En effet, les phrases, tout comme les images, peuvent être lues et relues, on peut s’arrêter sur chaque mot, sur chaque phrase pour laisser le sens infuser. Une phrase bien ciselée, comme un petit galet poli au creux de sa main, est-elle si éloignée que cela d’ailleurs d’une image bien cadrée ?. Dans les deux cas, les éléments sont puisés dans le réel. Les images sont productrices de sens, elles s’adressent à vous « dans votre propre langue », et comme les mots en font commerce, quoi de plus logique dès lors que de les marier. J’ai ainsi mené très tôt en parallèle de mes recherches photographiques, une activité d’écriture. Limitée le plus souvent à noircir d’obscurs cahiers, sortes de journaux intimes, je n’ai en fait jamais cessé d’écrire, le moindre de mes trajets quotidiens en train me permettant de « me retrouver ». Je bénis d’ailleurs ces années passés dans le RER à raison d’une heure par jour. Au fur et à mesure que l’on avance dans la vie, il devient de plus en plus difficile de «  se retrouver » : la vie de couple, l’entretien d’une maison, puis la charge des enfants sans compter son travail, rien n’est plus compliqué que de trouver le temps… de prendre le temps. En disposer est devenu un luxe. Avoir prise sur lui, pouvoir choisir ses horaires. Il en va de même pour toute notre société, qui ne prend plus le temps, faute d’en avoir. On consomme frénétiquement, les biens, la musique, mais aussi les images, les informations et l’on n’a plus guère l’occasion d’ouvrir un roman ou un essai. On devient alors la cible des publicitaires, proie facile, infidèle et volage, culture zapping oblige. Prendre le temps de penser la complexité du monde devient une chose inaccessible au plus grand nombre. Et je ne parle même pas de celles et ceux qui n’ont même pas accès à cette culture fast-food et qui sont aux prises avec la survie. Eux, n’ont malheureusement même pas l’idée ni la force de s’interroger sur ces problématiques. Ils vivent dans la tyrannie d’une autre temporalité, celle du présent. Ainsi, des photographies associées aux mots me semble être une bonne manière de reconquérir cette « carence de temps » . Je repense à l’expérience unique menée le siècle précédent par Walker Evans et James Agee. « Let us now pray famous men » me semble en tout point constituer un parfait exemple de démarche de vérité, où photographies et texte forment un merveilleux et harmonieux équipage.

En témoigne aussi bien que dans un autre genre,  l’extraordinaire travail de Nicolas Bouvier. Insatiable voyageur, ses écrits comme ses images nous rappellent à quel point « l’usage du monde » peut être une source inépuisable d’émerveillement et de connaissance. Mots et images peuvent trouver un équilibre assez parfait, le tout est de veiller à leur indispensable complémentarité.

  Démarche

L'index "masturbateur" comme avait coutume de dire Henri Cartier-Bresson non sans ironie, serait donc le dernier acte, mécanique, celui par lequel la photo en une seule et même fraction de temps se nouerait et définitivement clôturerait son champ. De fait, lorsque le bruit et la sensation physique si caractéristique du déclenchement se produit, on sait très bien que la messe est dite, qu’il est impossible de revenir le lendemain pour refaire la photo (sauf dans le cas de la prise de vue en studio, finalement plus proche de la peinture: on remplit un cadre). C'est en fait le processus mental  de disponibilité et de concentration qui précède l'acte photographique qu'il est intéressant d'observer. Il varie, bien entendu, d'un photographe à l'autre,  mais le dénominateur commun semble être l'enclenchement d'une sorte d'état dans lequel on se trouve plongé presque à son insu, l'appareil constituant un prolongement quasi-naturel de l’œil. Dans cet état (de chasse, ou de pêche selon les cas) une ultra-sensibilité est de mise, qui, associée à une instinctive prescience de l'instant, arme le photographe. L'image peut alors naître à chaque fraction de seconde, au détour de chaque rue, à la faveur de chaque situation.

Le photographe n’a pour seul allié que son sens de l’observation qui doit être servi par une technique à la fois simple, précise et rapide. Trop de technique, de zooms, de boîtiers, nuit à la fluidité du geste. Le photographe est toujours seul et cherche en premier lieu à se fondre dans son théâtre : le réel.

Quelques jours après la prise de vue, quel moment de délice lorsque tendu, les nerfs à vif et le cœur en chamade on découvre les contacts: confirmations, déceptions, surprises et découvertes... J'aime par-dessus tout ce deuxième regard car on dispose là, à l’inverse de la prise de vue, prisonnière de l’enchaînement des événements, de temps et surtout d'une matière finie. Il y a là comme un rapport à la vérité: ce soir quoi qu'il advienne, je saurai à quoi m'en tenir. Comme dans le cas d'une déclaration d'amour (libératrice mais risquée), comme une épreuve de vérité. Les rapports entre les images existantes, qui ont passé les épreuves du temps et les sélections successives, et celles qui déboulent d’un présent trop frais s'établissent. Alors le propos s'élabore, s'affine, se construit, se précise. Comme dans un puzzle, les dernières pièces vont de soi : elles s'imposent en trouvant leur juste place. Un jour, on sait que l'on a fini, que la matière est là, et qu'il n'y a plus que les bonnes combinaisons à trouver. C'est un moment étrange où la satisfaction se mêle au doute.Lorsque le travail est exposé ou publié,  le cœur serré, on arrive à peine à être heureux.

Le temps

Comment prendre le temps d’observer pour saisir, celui, indispensable de contempler pour comprendre ? comment faire une pause et rembobiner une histoire pour mieux en comprendre les rouages, les raisons, causes et déterminations? La photographie sait faire cela, et même de la plus simple des manières. Pour tout dire, c’est même son essence et sa particularité la plus singulière : elle nous permet d’accéder à une dimension impossible du temps : celle qui consacre son abolition. Il est ainsi possible, en contemplant une photographie d’y détailler les plus infimes choses et leur laisser le temps de nous toucher. Une expression, un regard, un objet, l’agencement des formes dans l’espace défini du cadre…

En revanche, si on est effectivement maître de son temps, certaines images peuvent nous entraîner dans leur univers au point de nous enchaîner et tout en nous séduisant, nous tromper…Les photographies sont ainsi faîtes qu’elles peuvent aussi se jouer de la réalité avec une surprenante désinvolture. Dans un propos documentaire, seul l’œil du photographe peut border le sens, et ainsi clôturer l’image. Seuls des mots choisis avec soin, peuvent rendre aux volages images leur “bon sens”. Les photographies sont des objets bien modestes, mais inépuisables. Elles nous fixent et nous questionnent souvent bien plus longuement que le plus documenté des documentaires.

 Poésie

Mais les rivages de la photographie ne s’arrêtent pas là. Fille du temps, elle défie le réel et nous engage aussi en poésie. Une image sait se défaire de ce qui l’a faite, oublier son sang, et mentir pour resplendir. Tout comme un poème qui joue à lancer les mots les uns contre les autres, oublieux de leurs sens, fasciné par leurs ricochets et leurs sonorités. La photographie peut donc s’affranchir du réel pour s’aventurer bien au-delà. Pour la beauté du geste, la rareté d’un moment, l’évanescence d’un regard. Il est des images qui n’appartiennent à personne et qui ne trouvent pas de cadre, ce sont des photographies solitaires. Tout au plus ces images trouveront elles peut-être un jour des cousines. Je les dépose patiemment dans un dossier que j’intitule « inclassables » et quelquefois, après plusieurs années, des séries étranges émergent. J’imagine alors des histoires et j’écris des nouvelles.

Couleur

Bien que la photographie s’écrive souvent en noir&blanc, car cela est étroitement associé à son histoire, il est certaines images où la couleur joue un rôle prépondérant. Je parle ici de photographie, et non d’image(s). Pour moi, ce sont deux choses bien différentes. Oserais-je la comparaison suivante ?: la photographie est à l’image ce que le cinéma est à la vidéo. Certes comparaison n’est pas raison, mais l’usage qui est fait aujourd’hui des images, notamment depuis l’irruption des procédés numériques, devrait nous pousser à redéfinir ce que l’on entend par photographie. Je dirais qu’aujourd’hui il est plus que jamais nécessaire pour définir la photographie de bien préciser les enjeux propres à chaque démarche. Nous viendrait-il à l’esprit, s’agissant cette fois de l’écriture, de mettre dans le même panier les écrits philosophiques de Sartre, les romans de Flaubert, les poèmes de Verlaine, avec des articles de journaux, des argumentaires publicitaires ou des notices d’emploi d’appareils ménagers?  Et pourtant ces genres hétéroclites ne partagent-ils pas quelquefois les mêmes mots ainsi que l’usage du stylo ? (ou du clavier aujourd’hui). C’est exactement pareil pour la photographie. Ainsi, toute discussion à son sujet devrait commencer par définir et circonscrire le propos. La photographie couleur, puisqu’il est question d’elle ici, doit apporter une dimension supplémentaire : la vibration propre à la couleur. L’écrasante majorité des images couleur que nous consommons chaque jour dans les magazines sont rarement des photographies. Certaines oui, et on le sent très vite : la couleur y joue un rôle prépondérant. Acteur principal, elle dicte à la forme son texte. C’est elle qui a la parole, elle qui donne le ton. Retranchez-la et l’image tombera comme une coquille vide. Ce sont ces images que je recherche avant tout. Elles sont rares, précieuses, car la couleur est d’essence bohème. À la différence du noir&blanc qui confère immédiatement à l’image un statut « photographique » (qui ne tient toutefois pas longtemps si l’image n’est pas bonne), la photo couleur doit s’imposer, et marquer sa différence.

Portrait

Le portrait est un genre bien à part. J’ai coutume de dire que c’est un moment partagé entre le photographe et son modèle. Bien souvent, c’est un accord muet, qui roule dans la seconde, une fraction de vérité pointe le bout de son nez et il faut s’en saisir. Encore faut-il en avoir conscience, le voir ou le sentir. L’appareil a bien peu d’importance, il est juste le dispositif  d’enregistrement. Ce qui compte, ce sont les sens, et pas seulement l’œil. Pas de règles, sinon celles du bon sens, du respect et aussi d’une certaine courtoisie. Un portrait ne se vole pas : il se donne.

Voyages

La photo de voyage, genre bien établi dans l’histoire de la photographie, m’a toujours laissé perplexe. Comment éviter l’exotisme, et parvenir à rendre compte de réalités dont on ne partage dans le meilleur des cas que quelques semaines de l’existence. Chacun se souvient de la première phrase du célèbre ouvrage de Claude Levi-Strauss « Tristes tropiques »: « Je hais les voyages et les explorateurs » .Ces questions, essentielles, m’ont toujours perturbé lorsque je voyageai. Du coup, je n’ai jamais eu une grande considération pour la photo de voyage. Seul le carnet de route, qui renvoie bien plus au voyageur et à ses interrogations face à l’inconnu, trouve grâce à mes yeux. Là, qu’il soit littéraire (Chatwin, Bouvier) ou photographique (Plossu, Max Pam, Bouvier encore) il trouve généralement le ton juste et la bonne approche. Une fois encore, ce sont les mots, soigneusement choisis qui, adossés aux images en révèlent tout le sens et le sel. C’est ce qui se trouve hors champ, ou hors-cadre qui permet au spectateur d’accéder au fond.

Un état d’esprit. Une manière de voyager aussi. Promener cette étrange petite boite noire devant ses pas et la nourrir de lumière. C’est le carnet de route, Moleskine, ce petit bout de rien, sur lequel on couche tout :ses observations, assis sur un muret, contre un arbre ou dos au mur . Les mots sont griffonnés à la hâte, nul travail sur la phrase, esquisser seulement. Des mots-images. Il faut faire vite, ne rien perdre. Tout s’organisera plus tard, une fois rentré. Les carnets photographiques répondent peu ou prou aux mêmes règles. Il s’agit de saisir, quelquefois un peu au jugé, des moments, des scènes ou des lieux avec l’idée de faire quelque chose, mais plus tard. Le carnet ne répond à aucun cahier des charges. C’est l’anti-reportage. La liberté totale. Que cherche-on ? la réponse viendra plus tard. S’il fallait oser une comparaison, ce serait un peu du free-jazz, de l’improvisation. Ménager les hasards, leur faire place. Alors le photographe se fait pécheur à la ligne, il ne compte plus son temps, il observe. Il attend l’image, ce drôle de truc qu’il est bien infichu de définir. D’ailleurs, il la sent plus qu’il ne la voit. Les vues s’enchaînent et la lumière baisse, bientôt il fera nuit. Il sera temps de rentrer. Je ne conçois guère que cette façon de « travailler » en voyage. De toutes manière, tant de choses nous échappent qu’il serait bien vain d’essayer de tout comprendre in situ. Alors il faut prendre. Prendre tant qu’on est là. Il sera bien temps plus tard, en regardant sa moisson d’images, de comprendre. Une fois prises, les images sont captives. C’est du moins ce que l’on croit. Jusqu’au jour où elles vous révèlent encore et encore des surprises ou des découvertes. Des fois, elles finissent par s’organiser, par se répondre, elles entendent former un tout, enfin c’est ce que l’on s’imagine. C’est à ce moment que les mots peuvent rentrer en scène. S’appuyant sur les images, ils retrouvent du sang neuf, et la mémoire s’éveille à nouveau. Tel détail dans l’image réveille tel souvenir qu’on pensait disparu. Alors on peut écrire...

«  chez moi, c'est arrivé par petits à-coups successifs. J'ai très longtemps hésité entre le métier d'écrivain et celui de photographe. Et puis comme je ne parvenais à gagner ma vie ni avec l'un, ni avec l'autre, j'ai choisi ce milieu qui était l'iconographie, où vous pouvez prendre une image superbe et raconter son histoire. J'en ai pratiquement vécu. Maintenant, je vis un peu plus de mes livres. Ils ont trouvé quelques lecteurs en France. Mais je me suis senti autant attiré par la photo que par l'écriture ».

  Nicolas Bouvier (extrait d’un entretien)

                                                                                                                                                                           Vincent Migeat, Mai 2013

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.