PleaseUnquote

Abonné·e de Mediapart

9 Billets

0 Édition

Billet de blog 3 novembre 2024

PleaseUnquote

Abonné·e de Mediapart

« Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux »

La formule socratique « connais-toi toi-même » est bien connue. Pas assez cependant pour empêcher la prolifération de son doublon frauduleux : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux ».

PleaseUnquote

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cette formule, sans apparaître dans la presse récente comme les autres citations dont j'ai déjà traité, n'en jouit pas moins d'une célébrité que je juge préoccupante. Plusieurs articles de revue la reprennent en effet alors que tout indique qu'elle est fausse.

François Dosse, dans la Revue d'histoire culturelle
Lise Viera, dans Sciences de la société
On la retrouve aussi dans une lettre d'information du CNRS

Cette formule, je l'ai découverte sous la plume d'Abdennour Bidar, dans le livre Grandir en humanité, pp.57-58 que j'ai déjà eu l'occasion d'évoquer à propos de la fausse citation de Günther Anders. Il écrit en effet dans ce livre :
« … enfin, troisième altérité, la plus étonnante peut-être, celle de « l'autre en moi », autrement dit non pas seulement « l'inquiétante étrangeté » de mon inconscient dont parlait Sigmund Freud mais au-delà celle dont témoignait Socrate lorsqu'il dit « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux » … comme si l'altérité du dedans était la porte vers le plus grand dehors, de l'univers et du fond insondable de son surgissement, du côté de « dieux » invisibles si je le dis sur le mode religieux. C'est là chez Socrate une formulation parmi d'autres d'un principe traditionnel selon lequel notre « moi » apparemment si dérisoire abrite en son centre transcendant ce que les hindous appellent l'Atmân, le Soi ou « je suis » suprême qui perçoit l'univers entier comme expression une de sa propre réalité, comme manifestation ou déploiement incessant de son insondable mystère. »

Rien que ça.
Il y a trop à redire sur ce court passage. D'abord, mais c'est assez anecdotique, l'inquiétante étrangeté chez Freud n'est pas celle que je trouve en moi, mais hors de moi. C'est le monde extérieur, familier, qui devient étranger et inquiétant quand les frontières entre les choses et les êtres se brouillent : entre l'animé et l'inanimé, entre untel et son double, ou quand les coïncidences sont trop parfaites ou nombreuses et cessent de paraître naturelles. Difficile de dire si c'est là un effet de style ou une preuve d'ignorance. L'ignorance ne fait aucun doute par contre dès qu'il est question de Socrate. Sa formulation du Gnothi Seauton est étrange. Si le « Connais-toi toi-même » delphique est connu, ce qu'il lui ajoute « et tu connaîtras l'univers et les dieux », n'a rien de delphique et n'est pas connu des grecs. Je prendrai le temps de le montrer. Mais l'analyse qu'il en donne est encore plus lunaire. Selon lui, Soccrate, quand il nous exhorte à nous connaître nous-mêmes, veut que nous trouvions un centre en nous qui ferait apparaître la réalité comme un effet de notre propre subjectivité ! Rien n'est plus étranger à Socrate et à l'essentiel de la pensée grecque.

Pourquoi c'est faux

« Connais-toi toi-même » est une formule qui avait été gravée à l'entrée du temple d'Apollon à Delphes, avec deux autres formules. Beaucoup reprise et commentée, elle a joui depuis d'une popularité que ne s'est jamais démentie. En 1929, Eliza Gregory Wilkins fournit un travail d'érudition important sur les formules delphiques. L'essentiel des chapitres est consacré à la formule « connais-toi toi-même » et à sa postérité, de l'antiquité au XX° siècle. La formule, telle que l'écrit Bidar, n'y apparaît pas une seule fois. Il y a bien quelques passages, quelques interprétations particulières, qui sont proche de la formule de Bidar ou au moins d'un de ses éléments, mais la formule n'apparaît pas une seule fois dans ce travail d'érudition. Moi-même, quand j'en cherche la première occurrence, je ne remonte pas au delà de 1889. J'y reviendrai plus tard.

Pour ce qui est de l'interprétation, Bidar est à côté de la plaque. Socrate nous invite non pas à projeter notre subjectivité sur le monde, mais à nous contrôler ; c'est une injonction éthique et non pas mystique ou psychologique. Socrate nous invite à maîtriser nos désirs, à les maintenir dans les bornes étroites de l'acceptable, à être modéré, tempérant et à ne rien désirer de trop. Se connaître, c'est, vis-à-vis de la nature et de la société, savoir rester à sa place. C'est là l'interprétation majoritaire quelle que soit l'époque considérée. E-G Wilkins le dit : This use of the maxim in the sens of knowing one's measure was not only early but persistant (le recours à cette maxime dans le sens de « connaître sa place » n'est pas seulement premier mais persistant). Ce sens, c'est celui que Socrate met en avant. Ce sens est constant, il connaît des glissements mais pas de changement radical :

« It is observable that secular writers use it more often in its earlier sense of knowing one's measure and in the closely connected idea of knowing what one can do and knowing one's place. Sometimes this interpretation is quite general, and the reader is merely exhorted to form a true estimate of his capacities and virtues. So Erasmus defines Nosce te ipsum, gnothi seauton, as a saying in which is involved humility and moderation »
« On voit que les auteurs profanes l'utilisent le plus souvent dans le sens premier de connaître ses limites et dans le sens qui lui est intimement connecté de savoir ce qu'il nous et possible de faire et de connaître sa place. Parfois, cette interprétation est assez générale et le lecteur est à peine exhorté à se faire une juste idée de ses capacités et qualités. Ainsi, Erasme définit le Nosce te ipsum, gnothi seauton, comme un dicton qui implique humilité et modération. »

Il y a, c'est vrai, d'autres significations. Quand Porphyre commente la formule, il estime qu'elle invite à philosopher afin d'atteindre le bonheur à travers la spéculation. Mais il évoque une lecture d'apparence mystique, qui s'appuie sur l'idée que l'homme est un microcosme, donc une l'image de l'univers, et qu'en s'étudiant soi-même, on retrouve les mêmes éléments, rapports et proportions que l'on retrouve dans le macrocosme, dans le monde :
D'autres philosophes, qui admettent que l'homme est un petit monde, disent que le précepte d'Apollon commande sans doute de se connaître soi- même, mais que, l'homme étant un petit monde, la prescription de se connaître soi-même équivaut à celle de se livrer à l'étude de la philosophie. Si donc nous voulons nous livrer à l'étude de la philosophie sans nous égarer, appliquons-nous à nous connaître nous-mêmes, et nous arriverons à la droite philosophie en nous élevant de la conception de nous-mêmes à la contemplation de l'univers.

Cette idée d'un rapport entre soi et le monde est présent aussi chez les stoïciens, mais chez eux, le rapport semble plutôt tenir de l'analogie qui va de l'extérieur vers l'intérieur. Au moyen-âge, les courants mystiques retrouvent l'idée, parfois immédiatement rapportée à l'exigence de se connaître soi-même, comme dans le Traité de la maison intérieure de Bernard de Clairveaux : « Voyez-vous ce que vaut à l'homme la pleine connaissance de soi-même ? Par elle, en effet, il parvient à la connaissance de tout ce qui est au ciel, sur la terre et dans les abîmes. » Ce qu'on serait tenté de résumer ainsi : « connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux », sauf que cette formule ne semble pas apparaître au moyen-âge, ni à la renaissance. L'idée pourtant se maintient. E-G Wilkins évoque le livre d'emblèmes de Florentius Schoonhoven. La description de l'image Nosce te ipsum (connais-toi toi-même) s'achève sur ces mots, qui rappellent le texte de Claireveau : « En toi l'image des Cieux et du monde repose, pleinement dévoilée. Apprends donc à connaître ta grandeur et ta misère ». Là encore, l'idée, pas la lettre.

Pourquoi c'est grave

Cette recherche ascendante (des premières sources aux plus récentes), nous montre qu'il y a bien une tradition, mystique, selon laquelle se connaître soi permet de découvrir le monde et dieu. Mais elle ne nous permet pas de trouver la formule « connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux » qui passe pourtant pour avoir été inscrite sur le temple de Delphes et utilisée par Socrate. Elle n'apparaît nulle part de l'antiquité au XVIIIe siècle.
Une recherche descendante, qui part des apparitions les plus récentes aux plus anciennes, montre que pour l'essentiel, la formule apparaît dans des livres new-age et de développement personnel/coaching. Aucune surprise de ma part. Par contre grande déception en regardant qui étaient les auteurs de ces livres. Dans ma grande naïveté, je ne m'attendais pas à trouver des philosophes. J'en découvre pourtant. Ainsi que des médecins et des journalistes. Je découvre ainsi que José Le Roy, dont le Petit traité de la connaissance de soi est publié en 2013 aux éditions Almora (tiens, encore elles!), éditions pour lesquelles il dirige des collections, est agrégé de philosophie. On peut lire dans ce livre :

« Enfin, la troisième raison pour se mettre en marche sur le chemin de la connaissance de soi, est sans doute la plus importante : les grandes philosophies du passé et les spiritualités authentiques nous apprennent qu'au cœur de nous-mêmes, en notre centre le plus intime, vit, demeure un trésor sans prix : la source du monde, l'Absolu. La phrase du temple de Delphes que j'ai déjà citée « Connais-toi toi-même » nous est parvenue aussi sous cette forme plus complète : Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux » Et de l'Inde, des Upanishads anciennes nous parvient la même promesse »

Eddy Siciliano, auteur de Consénergie-yoga se présente sur Linkedin comme professeur de yoga, formateur en yoga, naturopathe, docteur en Philosophie, enseignant à l'UPEC (université Paris est Créteil). Dans ce livre de 2009, la formule apparaît dans un passage que je crains ne jamais parvenir à comprendre :
« « Les vagues naissent de l'océan et s'y perdent, les flammes montent puis s'éteignent, le soleil surgit puis disparaît.
Ainsi tout trouve sa source dans la spatialité de l'esprit et y retourne. » (Vijnana Bhaïrava, p28)
Le fameux « connais-toi, toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux ! », expression gravée sur le fronton du temple de Delphes (et reprise par Socrate), illustre bien la philosophie de l'antiquité et plus généralement les philosophies monistes. (…)
Dans le « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux » :
-Le connais-toi, toi-même, fait référence au principe de la conscience, car c'est la conscience qui connaît.
-Et la conscience, en tant qu'agent de la connaissance, est identifiée à l'univers, c'est-à-dire à l'énergie qui manifeste les choses, les structures, les formes. (…) Mais alors que sont les dieux ?
Les dieux sont les différentes parties de cette énergie cosmique, ce sont les sous-énergies de l'univers ... »

Philosophes, non, auteurs new-age, oui. On trouve aussi un livre de Fernand Schwartz, lui aussi formé en philosophie, connu surtout pour avoir dirigé l'association Nouvelle Acropole. Cette association qui organise des festivals de philosophie a été régulièrement étrillée pour dérives sectaires. Sous couvert de philosophie, elle défend et promeut surtout l'ésotérisme, le développement personnel et les pseudosciences. En 1999, dans La voie du bonheur : la philosophie vivante de Socrate, Fernand Schwartz écrit :
« C'est sur le fronton du temple d'Apollon à Delphes qu'était inscrite la fameuse maxime héritée des Mystères : «  Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux. Pour y parvenir, Socrate instaure le dialogue intérieur, grâce auquel on triomphe de sa propre ignorance. Socrate est sage grâce à la conscience qu'il a de ne pas être sage, grâce au sentiment du manque de sagesse qui éveille en lui un profond amour pour celle-ci. C'est le sens littéral du mot « philosophie » : amour de la sagesse, de la vérité. Socrate résout sa crise en s'incarnant définitivement comme philosophe et en combattant plus que jamais les sophistes. »

« Sincarner comme » est une idée très en vogue dans les mouvements new-age. L'idée est que notre âme a décidé de ce en quoi elle allait s'incarner et de ce qu'allait être sa « mission de vie », des épreuves qu'elle allait devoir traverser pour ce faire. Sans connaître les marottes ésotériques, ce texte peut malheureusement passer pour de l'histoire de la philosophie ...

Mais il n'y a pas que des philosophes à la Bidar à relayer cette fausse formule, il y a aussi des journalistes et des médecins : en 1996 Dimitri Davidenko, dans Le grand René, la vie d'aventures extraordinaires de Descartes, le journaliste lie Descartes à Socrate par la fausse formule de Delphes :
« Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux (les idées et les lois), disait Socrate, qui ridiculisait les pédants de son temps en utilisant la Méthode ; Descartes transforme ce scepticisme critique en doute méthodique, que trop de gens confondent avec le doute systématique ... »

D'après le site Babelio, Davidenko, journaliste, est surtout le rédacteur en chef de la revue Point de vue intiatique, revue trimestrielle de la Grande Loge de France, plus orientée vers un accompagnement spirituel et initiatique que vers une philosophie rigoureuse.

Coté médecins, on retrouve le livre de Fernand Hessel, Le XXIe siècle sera pour l'homme ou ne sera pas, qui malgré la respectabilité de l'auteur a une odeur new-age p115 :
« Le chemin qu'ils ont à tracer est celui du « connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux ». En effet, où se trouve le trésor des trésors sinon à l'endroit où tu te trouves, point de rencontre du sacré et du profane ? Chemin faisant, l'homme va essayer de se comprendre et de comprendre l'autre, d'aller à l'essentiel en évitant d'ériger ses propres vérités en lois universelles. Comme le suggérait Saint-Exupéry, il n'est pas pensable de ranger les hommes en hommes de droite et en hommes de gauche, en bossus et non-bossus, en fascistes et en démocrates. Dans un temple, dans son temple, chacun doit accepter côte à côte la prosternation d'un fidèle et celle d'un réfractaire, d'un artiste, d'un savant, d'un simple, d'un joyeux et d'un triste, car ils sont tous unis par leurs racines. Pour devenir nous-mêmes-hommes-temple, accéder à notre propre liberté, nous devons d'abord prendre conscience de notre nature d'homme, de sentinelle et de serviteur, assumer nos diversités. Nous devons nous ramener à nos justes proportions, rendre le moi haïssable au profit du je-tu. Nos justes dimensions dans l'histoire du monde et de ses origines ne se situent-elles pas entre l'alpha et l'omega ? »

Moins ceci-dit que les livres de ses confrères Yves Davrou, médecin et sophrologue, qui a publié en 1993 La Sophro-dynagogie : méthode pour maîtriser et amplifier son énergie et Jacques Bassot, qui en 1990 écrivait dans La maîtrise du succès :
« «  Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux » pouvait-on lire sur les pierres des grottes des oracles de Delphes.
Cette phrase célèbre invitait déjà l'homme à connaître la totalité de sa nature.
-L'homme étant le microcosme du monde, la connaissance de lui-même lui permettait de connaître l'univers.
-Cette phrase avait aussi une signification plus profonde : elle invitait l'homme à connaître la totalité de son être, son essence profonde et ses possibilités de changement, d'évolution. »

La présentation de l'auteur en quatrième de couverture mérite d'être citée. On y voit à l'œuvre moins un projet médical qu'un fantasme new-age :

« L'auteur, chirurgien, spécialisé en chirurgie esthétique, a été frappé par l'influence de l'esprit sur le corps et les processus de guérison. La pensée est une puissante énergie, qui agit sur le physique : après les délicates interventions de chirurgie réparatrice de la main, les patients anxieux, stressés, ont une période de rééducation plus longue que les patients équilibrés. Les interventions de chirurgie esthétique pure, tant au niveau de la face que de la silhouette, modifient l'image de soi et, par là même, les comportements dans la vie personnelle et sociale. Par contre, les dysmorphophobiques - qui ont une insatisfaction profonde, globale, à l'égard de leur physique - sans souvent de disgrâce précise majeure, ne peuvent bénéficier de la chirurgie esthétique. Aussi, parallèlement à la chirurgie, l'auteur s'est toujours passionné pour l'étude de la physiologie du cerveau, la psychologie pratique, les enseignements des traditions occidentales et orientales, en particulier les techniques d'éveil et d'accès aux états supérieurs de la conscience. Il a recherché les corrélations entre les données traditionnelles et la science moderne. L'auteur déduit - de ses recherches théoriques et pratiques - que les comportements défectueux, les échecs résultent de perturbations énergétiques, de blocages au niveau du subconscient. Mais, inversement, il est possible de modifier volontairement l'énergie au niveau de la pensée objective rationnelle, pour agir sur le subconscient, ses tendances profondes, et programmer son succès. »

À côté de romans plus ou moins douteux (Le voyage à Thulè, Pour l'amour de Dieu) et d'articles de journaux peu informés (Le courrier de l'étudiant, rubrique Le coin de l'étudiante), on retrouve tout au long du XXe siècle beaucoup de pseudosciences : astrologie, alchimie, sophrologie, ésotérisme et traditions initiatiques diverses. Attention, la liste donne le tournis :

Les moutons d'abel, de l'astrologue Jacqueline Aimé et l'astrologie par les couleurs, d'Annie Lachéroy, en 1994, La franc-maçonnerie : initiation, de Nathalie Pacout et La nombrologie : le présent élargi de Claude de Milleville, 1991. La formule apparaît aussi dans l'introduction d'une série de livres sur ce que l'année 1990 réserve aux natifs des différents signes astrologiques, « l'astropsychologue karmique » Patrick Gianni y dévoile avec d'autres la "psychologie, karma, vie amoureuse, évolution personnelle" des natifs des divers signes. Pierre Lassalle, qui dirige la collection, propose ces livres afin « que vous rejoignez peu à peu ceux que l'on appelle les « chercheurs de lumière », qui essaient d'exprimer le mieux possible l'adage socratique : «  Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux », c'est-à-dire apprends à connaître ta personnalité mais également à connaître ton âme et le but de son incarnation dans cette école évolutive que l'on nomme Gaïa/la Terre ». Merci mais non merci.
Le toucher intérieur, en direct d'une voyante, de Marie Delclos en 1987, Les preuves de la réincarnation, d'André Nataf, Une autre conscience pour un âge nouveau de l'ésotériste Frédéric Lionel en 1983, La tradition alchimique : pierre philosophale et élixir de longue vie de Serge Hutin en 1979, L'accessible du merveilleux, déjà de Frédéric Lionel en 1976, A l'ombre de la tradition cosmique : contribution et introduction à l'étude des premiers enseignements de la tradition ésotérique, de M-J Benharoche-Baralia en 1967, Psychanalyse de l'initiation maçonnique d'Eliane Brault en 1965, Zacharias Werner et l'ésotérisme maçonnique, thèse de doctorat de Louis Guinet en 1961, La pensée du Bouddha de Marc Semenoff en 1960, qui s'autorise p22 un parallèle entre Bouddha et Socrate via la fausse formule de Delphes :
« … le Bouddha vécut les formes éternelles de l'initiation ou de la ré-initiation que Socrate devait enseigner en une formule connue depuis la naissance des Temples antiques : «  Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux », aspect grec de l'accomplissement bouddhique : « Celui qui cherche le moi doit distinguer entre le faux moi et le vrai moi. Celui-là seul qui identifie son moi avec la vérité ou l'immuable au milieu des changements, atteindra le Nirvana ou état de Bouddha. Il sera devenu ce qui est éternel et impérissable ; il saura. »
Enfin, Les pionniers du spiritisme en France, de J. Malgras en 1906.

Cette liste est loin d'être exhaustive et ne s'accompagne pas, de ce que j'ai vu, de livres sérieux sur la philosophie ou la civilisation grecque. On voit la grande homogénéité des thèmes traités par tous ces auteurs et le champ littéraire peu recommandable dans lequel cette fausse formule prospère. Mais quelle en est l'origine ?

Au XXe siècle, les traces les plus anciennes, en dehors du livre de Malgras, se trouvent dans des revues liées au spiritisme et à la Théosophie. Comme ce dernier, elles attribuent en général la formule à Pythagore.
Le 1er juillet 1929, la Revue Spirite publie un article de Gaston Luce, Introduction aux « vers dorés » des Pythagoriciens, qui peut s'être inspiré du livre de Malgras, qui utilisait la fausse formule Delphique à propos de Pythagore et de sa tétrade. L'article affirme :
« L'enseignement de la Tétrade démontrait de même que l'homme est à la fois triple et un dans son mental comme dans son physique, qu'il est en réalité le microcosme formé à l'image de l'Etre parfait : «  Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux » ou, dans une conception plus moderne : connais-toi toi-même si tu veux avancer dans la connaissance de Dieu.
La conception pythagoricienne, dans l'ordre corporel, n'était pas moins féconde. »
Le 1er juillet 1931, c'est au tour de la Revue Caodaïste (un syncrétisme indonésien inspiré de la théosophie) de rapprocher la formule de Pythagore : « L'analogie du microcosme et du macrocosme, si connue des Anciens et qui faisait dire à Pythagore « connais-toi toi-même et tu connaitras l'univers et les dieux » constitue, dans la doctrine du Vedanta, un mode d'expression fréquemment usité »

Deux revues cependant associent la formule à Socrate et au temple de Delphes.
En Septembre 1929, le Dr Cantenot écrit dans la revue L'infini : « Cette étude (de la « métapsychique ») doit nous conduire tôt ou tard à la solution du problème que posait Socrate il y a deux mille ans : la connaissance intégrale de l'Être humain : Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux ! Ce qui signifie : tu n'auras plus besoin alors d'inventer des « dei ex machina » ou des divinités factices pour expliquer par leurs fantaisies les phénomènes humains qui te paraissent encore mystérieux ou miraculeux ! » et on trouve le 15 décembre 1932, dans les pages du journal Le Fraterniste, organe de l'institut général de psychosique : « Les Sages de la Grèce antique avaient inscrit au frontispice de leurs temples cette devise : « O homme ! Connais toi toi même et tu connaitras l'univers et les dieux ! »

Quelle confusion dans un milieu pourtant, a priori, si homogène ! L'origine de cette confusion ne fait peut-être qu'un avec l'origine de cette fausse formule. L'occurrence la plus ancienne à laquelle je sois remonté est une page d'Edouard Schuré dans son livre de 1889 : Les grands initiés, esquisse de l'histoire secrète des religions. Le chapitre qu'il consacre à Pythagore s'ouvre sur la formule « Connais-toi toi-même—et tu connaîtras l'univers et les dieux. Inscription du temple de Delphes ».

J'ai cherché d'où il pouvait bien la tirer, sans parvenir à remonter plus loin. On a vu cependant que l'idée en est ancienne, bien que très minoritaire. Il y a bien un courant mystique qui la véhicule jusqu'à la renaissance. On a surtout pu voir depuis plus de deux siècle que cette idée mystique a été reprise par les courants occultistes et new-age, ce que, d'une certaine manière, Schuré résume en inventant la formule.
Formule qu'il a peut-être tiré du livre d'Anna Kingsford dont il a préfacé l'édition française, The perfect Way, paru dès 1881. Elle y écrit en effet :
« Such, and no other or less, was the meaning of the famous mystic utterance inscribed on the temple porch at Delphi, --Know thyself,--a sentence which, notwithstanding its brevity, comprehends all wisdom. An attempt, it is true, has been made to improve upon it in the saying,-- Ignore thyself, and learn to know god. But that which is intended in the latter, is, albeit unsuspected by its framer, comprised in the former. For, as is known to the mystic—or student of Substance—such is the constitution of the universe, that man connot know himself without knowing God, and cannot know God without knowing himself. And as, moreover, only through the knowledge of the one implies and involves that of the other. For, as the Mystic knows, there is but one substance alike of man and of God. »
« C'était là le seul et unique sens de la fameuse formule mystique inscrite à l'entrée du temple de Delphes—connais-toi toi-même—une sentence qui, en dépit de sa brièveté, contient toute la sagesse. Une tentative, c'est vrai, a été menée pour améliorer le dicton--Ignore-toi, et apprend à connaître Dieu (Coleridge). Mais ce qui est sous-entendu dans cette dernière, bien qu'imperceptible dans la phrase qui l'introduit, est déjà compris dans la formulation initiale. Puisque, cela est connu du mystique--comme de celui qui étudie la substance--telle est la structure de l'univers que l'homme ne peut se connaître lui-même sans connaître Dieu et ne peut connaître Dieu sans se connaître lui-même. Et cela parce que la connaissance de l'un suppose et engage la connaissance de l'autre. Puisque, comme ne l'ignore pas le mystique, il n'y a qu'une seule substance qui englobe l'homme et Dieu. »

Cette référence échappe à E-G Wilkins ainsi que, je le pense, toutes les reprises de la formule par l'occultisme alors récent et sans doute peu accessible. Sans doute trouverions-nous, à explorer systématiquement les écrits des théosophes et occultistes du XIXe siècle une formulation plus proche encore de ce qui semble être pour le moment l'invention de Schuré. Mais cela ne ferait que raffiner une vérité que je crois établie : la formule « connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux » est une déformation de la véritable formule delphique, opérée par les théosophes et occultistes et prolongée par les courants ésotériques et new-age, visant à faire d'une formule invitant à la tempérance et à la maîtrise de soi une formule mystique d'union intime avec le monde spirituel. Que cette fausse formule apparaisse dans des articles d'auteurs pourtant sérieux et a priori bien documentés, comme François Dosse, dans des revues de sciences-humaines à comité de lecture éloignées de ce monde des spiritualités ésotériques ne peut apparaître que comme des victoires idéologiques, petites mais indéniables, de ce courant fortement douteux qui depuis plus d'un siècle assure presqu'à elle seule la célébrité de cette fausse formule.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.