Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, ils sont mal élevés, méprisent l'autorité, n'ont aucun respect pour leurs aînés et bavardent au lieu de travailler.
On la trouve aussi sous une forme plus longue :
Les jeunes d’aujourd’hui aiment le luxe ; ils sont mal élevés, méprisent l’autorité, n’ont aucun respect pour leurs aînés, et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus lorsqu’un adulte pénètre dans la pièce où ils se trouvent. Ils contredisent leurs parents, plastronnent en société se hâtent à table d’engloutir les desserts, croisent les jambes et tyrannisent leurs maîtres.
Récemment, j'ai vu passer deux articles qui s'ouvraient sur cette citation :
_Les jeunes ont-ils vraiment un problème avec le travail ? (Les échos)
_ "Les discours stigmatisants sur les jeunes en disent moins sur les jeunes que sur les peurs et fantasmes de la société" (Le Monde)
Ces deux articles m'ont convaincu de commencer ces notes avec cette citation plutôt qu'une autre. Je m'en tiendrai ici à l'essentiel et ne listerai ni n'exploiterai l'ensemble des documents fautifs que j'ai trouvés. Je m'en tiendrai ici à deux points : pourquoi c'est faux, où je reviens sur l'origine réelle de la citation ; pourquoi c'est grave, où j'évoque la diffusion et les conséquences de cette fausse citation.
Pourquoi c'est faux
Déjà, une citation de Socrate, c'est louche. Socrate étant universellement connu pour n'avoir rien écrit, une citation de Socrate est nécessairement la citation d'un autre que Socrate. Le plus souvent Platon. Plus rarement Xénophon ou Aristophane (ce dernier met en scène Socrate dans la comédie Les Nuées). C'est d'autant plus faux que des recherches m'ont permis de retrouver la source de ce texte en d'en établir une généalogie rapide.
La citation ne date pas de l'antiquité, loin de là. On peut la dater très précisément : Kenneth J. Freeman a écrit ces mots en 1906, dans sa dissertation School of Hellas (l'éducation chez les Grecs). Cette dissertation devait permettre à Freeman d'obtenir un poste au Trinity College après ses études à Cambridge. Il est mort malheureusement avant la décision du Trinity College, qui a, en guise d'hommage, publié la-dite dissertation. On peut y lire :
Call Plato next.“In a democratic state the schoolmaster is afraid of his pupils and flatters them, and the pupils despise both schoolmaster and paidagogos. The young expect the same treatment as the old, and contradict them and quarrel with them. In fact, seniors have to flatter their juniors, in order not to be thought morose old dotards.”
The counts of the indictment are luxury, bad manners, contempt for authority, disrespect to elders, and a love for chatter in place of exercise. The old regime had strictly forbidden luxury. Warm baths had been regarded as unmanly, and were even coupled with drunkenness by Hermippos. The boys had only worn a single garment, the sleeveless chiton, a custom which survived till late times in Sparta and Crete; but at Athens they began to wear the ἱμάτιον or overcoat as well. Xenophon, blaming parents “in the rest of Hellas” (i.e. elsewhere than in Sparta), says: “They make their boy’s feet soft by giving him shoes, and pamper his body with changes of clothes; they also allow him as much food as his stomach can contain.”Children began to be the tyrants, not the slaves, of their households. They no longer rose from their seats when an elder entered the room; they contradicted their parents, chattered before company, gobbled up the dainties at table, and committed various offences against Hellenic tastes, such as crossing their legs. They tyrannised over the paidagogoi and schoolmasters.
Même sans trop comprendre l'anglais, l'usage des guillemets nous montre qu'il cite d'abord Platon (Platon, non Socrate), et le passage en question, très court, est en effet tiré de La République. Ce qui donne en français dans la traduction de Georges Leroux :
563a : « Dans ce régime, le maître craint ceux qui sont placés sous sa gouverne et il est complaisant à leur endroit. Les élèves, eux, ont peu de respect pour les maîtres, et pas davantage pour leurs pédagogues. On peut dire que généralement les jeunes conforment leurs gestes au modèle des plus vieux et qu'ils rivalisent avec eux en paroles et en actions. De leur côté, les vieux sont racoleurs, ils se répandent en gentillesses et en amabilités auprès des jeunes, allant jusqu'à les imiter par crainte de paraître antipathiques et autoritaires. »
Mais après, il apporte son propre commentaire et résume dans ses propres mots ce que l'on trouve chez Platon mais aussi chez les deux auteurs qu'il a cités avant : Isocrate et Aristophane. Ce commentaire, je ne devrais pas avoir besoin de le traduire. On voit bien que ce sont les mots qu'on attribue à tort à Socrate.
« La liste des reproches compte le goût pour le luxe, les mauvaises manières, le mépris pour l'autorité, le manque de respect envers les anciens, le goût pour le bavardage plutôt que pour l'exercice. (…) Ils ne se levaient plus de leur siège quand un aîné entrait dans la pièce ; ils contredisaient leurs parents, bavardaient en public, s'empiffraient à table, et commettaient un certain nombre d'entorses au goût grec, comme de croiser leurs jambes. Ils étaient les tyrans de leurs maîtres. » (traduction personnelle)
Aucun de ces mots, dans le texte original, n'est entre guillemets. Aucun doute que ce sont là les mots de Kenneth J. Freeman. Ce texte a connu un immédiat succès aux USA au point d'être repris dans plusieurs livres, dont un, The Challenge of Delinquency, causation, treatement and prevention of juvenile deliquency par Negley et John Otto Reinemann, qui a fait l'objet d'une recension le 1er juillet-Septembre 1953 dans le troisième numéro de la Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, recension qui s'achève ainsi :
« Nous nous en voudrions de ne pas terminer par une citation qui nous a réjoui et qui prouve, que, malgré tous les progrès, le monde ne change guère. Socrate (v.p.29) a déjà dit des enfants de son époque : « maintenant, les enfants aiment le luxe. Ils ont de mauvaises manières, le mépris de l'autorité, ils manquent de respect pour leur (sic) aînés et bavardent au lieu de travailler. Ils ne se lèvent plus quand leurs aînés entrent dans une pièce. Ils répliquent à leurs parents, bavardent en société, prennent les douceurs à table, croisent les jambes et tyrannisent leurs professeurs ».
Très exactement ces mots déjà vus qui ne sont ni de Socrate, ni de Platon. Je n'ai pas eu moyen de savoir si la faute incombe à Yvonne Marx, que je suppose être l'autrice de la recension signée Y.M., ou si l'erreur était déjà présente dans The Challenge of Deliquency, ce qui est possible puisqu'en 40 ans, le passage avait déjà fait l'objet d'une erreur d'attribution. Toujours est-il que depuis cette date, et très rapidement, on la retrouve dans les pages de La revue des deux mondes en fin d'année 1957 (page 354, cela doit être dans un numéro de Novembre) la fausse citation a fait florès en France.
Pourquoi c'est grave
Bah, déjà, parce que c'est faux. Moi ça me suffit. Ensuite parce que cette fausse citation conduit à des contre-sens. Platon, ça ne l'intéresse pas de fustiger les jeunes et ce n'est clairement pas ce qu'il fait dans ce passage de la République. Lui, ce qu'il n'aime pas, ce ne sont pas les jeunes, c'est la démocratie. Ce qu'il essaye de montrer, c'est que la démocratie, puisqu'elle invite chacun à rechercher la liberté comme un bien, menace toujours de tomber ou dans l'anarchie, si plus aucune hiérarchie n'est respectée, ou dans la tyrannie, si vient un tyran pour rétablir l'ordre, les hiérarchies et les distinctions que plus personne, en démocratie, ne veut respecter, jeunes comme vieux, maîtres comme élèves, citoyens comme métèques (les métèques, travailleurs étrangers, ne jouissaient pas des mêmes droits que les citoyens). Platon était, ne l'oublions pas, un aristocrate qui a à plusieurs reprises cherché à se mettre au service de tyrans.
Mais même sans rentrer dans ces détails, c'est grave parce que cela entretient une erreur grossière en matière d'histoire de la philosophie : Socrate n'ayant laissé aucun texte, lire une « citation de Socrate », lire que Socrate « rédigeait une tirade intemporelle » (File dans ta chambre ! Caroline Goldman, Dunod 2023), c'est gênant.
C'est grave surtout parce que cette fausse citation, depuis 1953, s'est imposée partout.
Dans le journalisme. Récemment, je l'ai vue utilisée par les Echos, par le Monde. Le Monde, d'ailleurs n'en est pas à son coup d'essai puisque je crois que ce journal a massivement participé à sa popularité : le 23 octobre 1984, Catherine Arditti, alors chef de la rubrique éducation, la mettait en tête de son article « Les nouveaux cancres », et l'année d'après, Frédéric Gaussen, autre journaliste au monde, reprend la fausse citation de Socrate dans un article, « rien de nouveau sous le soleil ». L'article de Arditti est repris dans Entraînement à la lecture rapide pour lycéens et étudiants, d'Odile Dot et Chantal Lavigne (Retz, 1994), celui de Gaussen par de nombreux textes et ouvrages, eux-mêmes repris par d'autres. Ainsi elle passe de Gaussen (1985) à Landsheere (1990), de Landsheere à Marcel Crahay, qui l'utilise en 2007 dans son Peut-on lutter contre l'échec scolaire (De Boeck). De Crahay la fausse citation passe chez John Rizzo, « Sauver l'école ? » (éditions Ker, 2015).
Je ne compte pas le nombre d'articles de revue à comité de lecture et de livres, qui abordent les questions d'éducation, parentale comme nationale, de rapport au travail, de management, de délinquance, qui reprennent cette fausse citation en la tirant d'un texte a priori au-dessus de tout soupçon. Comme cette thèse de sociologie soutenue le 09 Novembre 2016 par Line Spielman, « On ne va pas se mettre en arrêt pour ça », Les arrêts maladie, pratiques, discours et représentations dans les secteurs des musiques actuelles et de l'aide à domicile, p.270 :
« Que les jeunes soient plus paresseux est une antienne, et chaque époque tend à considérer ses jeunes comme réfractaires au travail et à l’effort, sous-entendant que ce n’était pas le cas des jeunes d’antan. Dans son discours devant le tribunal qui le jugeait, Socrate (transcrit par Platon) se serait exclamé: « Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe, ils sont mal élevés, méprisent l’autorité, n'ont aucun respect pour leurs aînés, et bavardent au lieu de travailler ». Ce discours éternel servira ici de transition : la question du rapport au travail offre en effet un éclairage supplémentaire quant à l’influence de l’expérience sur les arrêts maladie. »
Et là plusieurs remarques. Je ne doute pas que ce travail est d'un point de vue sociologique remarquable. Je serai bien en peine d'en juger moi-même, je ne peux donc que faire confiance au jury et à l'auteur. Mais il se trouve que la philosophie c'est mon domaine et je crois que ce qu'on voit-là, c'est ce qui arrive quand on traite la philosophie comme matière à transition : Spielman avance que Platon aurait retranscrit les paroles de Socrate, rien ne permet de le dire. Platon n'est pas le biographe de Socrate, rien ne nous permet de dire à quel point il est fidèle à Socrate dans ses dialogues. On suppose que les dialogues de Platon qui se terminent par une aporie, par un paradoxe et une absence de solution, sont proche de ce que faisait et disait Socrate, on suppose que l'Apologie de Socrate restitue assez fidèlement la défense de Socrate lors de son procès, mais on a aucun moyen de mesurer cette fidélité, et donc, je crois, on devrait se garder de dire que Platon transcrit les paroles de Socrate et laisser à Platon la paternité de ce qu'il a écrit. D'autant plus que là, il est dit que ces mots sont tirés d'un discours devant le tribunal qui le jugeait, donc on devrait les trouver dans L'apologie de Socrate. Je n'ai rien trouvé d'approchant dans l'Apologie, est pour cause : on a déjà vu que ces mots sont un commentaire d'un passage de la République. Il y a donc là vraiment une grande confusion et je crois que c'est ce qu'apportent les fausses citations : beaucoup de confusion et d'erreurs.
Mais il y a plus gênant encore. J'ai découvert qu'une philosophe, Gabrielle Halpern, dans un livre coécrit Marina Viotti sur l'Opéra, Et si le monde était un opéra? (L'aube, 2023), écrit :
« Il est tellement banal d'entendre critiquer la jeunesse, Socrate déjà disait : « Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquent de l'autorité et n'ont aucun respect pour l'âge. À notre époque, les enfants sont des tyrans. » Hésiode en 720 avant l'ère chrétienne écrivait : « Je n'ai plus aucun espoir pour l'avenir de notre pays si la jeunesse d'aujourd'hui prend le commandement demain, parce que cette jeunesse est insupportable, sans retenue, simplement terrible... » »
Inutile de préciser que cette citation d'Hésiode est également apocryphe. Mais d'où les tire-t-elle, ces fausses citations en cascade ? Mon hypothèse : du livre de Jean P. François, Reconstruire l'alliance avec l'école, l'affaire de tous publié en 2013 aux éditions Erès. Dans le chapitre « Idées reçues, slogans obtus », il liste, « pour sourire un peu », un ensemble de citations anciennes, datant soit disant des époques babyloniennes, égyptiennes, grecques, etc., sur l'incurie de la jeunesse. Dont celle d'Hésiode. Dont celle de Socrate, qu'il prétend être une défense d'Alcibiade (on trouve là encore la trace du texte originel, qui évoque une claque donnée par Alcibiade à un de ses maîtres). Liste que François tient de Gaussen, de Landsheere.
Et là, vraiment, ça me fâche. Parce que donner un tel crédit à une fausse citation rend impossible le rétablissement d'une vérité factuelle pourtant indubitable : ces mots ne sont pas de Socrate. Allez dire ça, quand une philosophe l'écrit dans son livre, quand on trouve une quantité pléthorique de livres, de revues, sur l'éducation, sur l'école, sur le travail, sur la délinquance, hélas, aussi, depuis 2023 grâce à Halpern, sur la philosophie, qui participent à valider cette erreur grossière, allez faire comprendre que ces auteurs se font aveuglement confiance sur ce point-là et qu'ils se citent tous les uns les autres sans se mettre en peine de vérifier la chose ?
Erreur grossière que l'on retrouve dans le livre d'une femme politique (Lettre à la Jeunesse, de Rama Yade, Grasset 2010), dans le rapport de 2010 du Secrétaire d'Etat à la Justice Jean-Marie Bockel, La prévention de la délinquance des jeunes, dans des manuels scolaires, comme je le montre en fin d'article : dans On y va! en 2012, manuel de français à l'usage des classes allemandes, on voit cette fausse citation donnée en clin d'oeil. Et ce n'est pas le seul manuel scolaire à l'utiliser.
L'ignorance n'est pas une excuse
Je sais bien et je me suis efforcé de le montrer rapidement, cette fausse citation présente tous les gages de véracité et je comprends qu'on puisse tomber dans le panneau. D'autant que la citation peut paraître séduisante. Mais, quand on publie, la moindre des choses est de vérifier les sources et de choisir scrupuleusement ses formulations. Quand on vérifie, pour peu qu'on s'y prenne bien, on découvre très rapidement qu'il y a des doutes sur la véracité de la citation. Dès lors qu'il y a des doutes, sans forcément pousser aussi loin que je ne l'ai fait l'enquête, on peut s'en tenir à des formulations prudentes. Ce que je n'ai hélas que trop peu vu au cours de mes recherches. Je tiens cependant à citer Isabelle Filliozat, qui dans Eduquer : tout ce qu'il faut savoir (Robert Laffont, 2024), fait les choses bien :
"Une autre citation, annoncée dater de deux mille quatre cents ans, est attribuée à Socrate : "Les jeunes d'aujourd'hui aiment le luxe ; ils sont mal élevés, méprisent l'autorité, n'ont aucun respect pour leurs aînés et bavardent au lieu de travailler." Ultra-connus et repris un peu partout, ces mots seraient tirés d'un dialogue de Platon. Une exploration du texte montre cependant qu'ils en sont très éloignés. Si ces citations ont autant de succès, c'est qu'elles parlent."
C'est tout de même dommage que le bon exemple vienne d'une personnalité aussi douteuse qu'Isabelle Filliozat...
Clin d'oeil pour finir

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