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Billet de blog 20 septembre 2024

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« Pour étouffer par avance toute révolte », Günther Anders n'a jamais dit

« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes. » Depuis plus de 10 ans cette citation de Anders connaît un immense succès sur internet. Elle n'est malheureusement pas de lui.

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Comme nous avons déjà abordé cette fausse citation en tant qu'attribuée à Aldous Huxley, je ne la présenterai pas à nouveau dans sa pleine extension ni ne reviendrai sur son véritable auteur. Je m'efforcerai juste dans cette note d'être plus clair sur l'origine de cette première mauvaise attribution et chercherai à comprendre comment, d'une mauvaise attribution du texte à Huxley, on est passé, non à une correction définitive, mais à une seconde erreur, en l'attribuant à Günther Anders. Seconde erreur qui, malheureusement, a eu plus de succès encore que la première.

Succès qui se vérifie jusque dans les journaux :
_dans un éditorial de L'écho de l'Ouest, Bernard Valetes dénonce avec une certaine grandiloquence « le pire des dangers » et annonce qu'il « est encore temps de réagir, mais sans tarder... » après avoir purement et simplement copié-collé la fausse citation.
_plus perturbant, Denis Robert dans l'éditorial « Résister au totalitarisme en marche », pour Blast. La diffuse à une très large audience : 218 000 vues, 21 000 likes, 1482 commentaires.

Illustration 1
Capture d'écran youtube © Denis Robert, Mathias Enthoven

Pourquoi c'est faux

On l'a vu, ce texte a d'abord été attribué à Aldous Huxley parce que Serge Carfantan ne maîtrise pas les règles de typographie et de mise en page. Par son usage maladroit des guillemets, de l'italique et des images d'illustration, il a fait croire accidentellement à des lecteurs peu attentifs que sa prosopopée était un extrait du Meilleur des Mondes d'Aldous Huxley. C'est donc sous ce nom qu'elle a commencé à circuler en 2012 pour se retrouver le 20 juillet 2013 assez massivement diffusée par MrMondialisation. Bien sûr, cette attribution a soulevé des protestations compréhensibles : en 1932, les « méthodes du genre de celles d'Hitler » ne peuvent pas être obsolètes et donner un grand rôle à la télévision est pour le moins prématuré. MrMondialisation a corrigé et a attribué le texte à Carfantan, Le journal des veilleurs aussi. Mais d'autres ont corrigé en attribuant bizarrement le texte à Anders. Ainsi de JulG7. Le 3 juin 2013, il poste sur son blog « Les pieds sur terre, la tête dans les nuages ... » la fameuse fausse citation d'Huxley. Le 28 juillet, un internaute, TT, met en lumière l'absurdité du texte et JulG7, le lendemain, croit corriger. Il annule l'absurdité du texte, oui, mais n'échappe toujours pas à l'erreur.

JulG7 n'est absolument pas le seul dans ce cas. On s'en rend compte quand on regarde en détails les corrections apportées aux divers posts, qu'on prend le temps de lire les commentaires et ce que disent ceux qui repostent les contenus douteux. Comme le montre par exemple ce débat assez lunaire :

Illustration 2
Capture d'écran Facebook

Cet échange nous montre que la page d'origine de Serge Carfantan a semé le trouble dans plus d'un esprit. Mais il nous montre surtout que Le journal des veilleurs, celui qui avait attribué la fausse citation à Huxley, n'a pas immédiatement corrigé le texte en l'attribuant à Serge Carfantan comme le laissait croire les captures archivées. Cet échange nous montre que Le journal des veilleurs a d'abord réattribué le texte à Günther Anders avant de se raviser une troisième et dernière fois. Il n'est pas le seul. En enquêtant sur cette fausse citation, j'ai souvent vu le blog JCVeritas repris par d'autres sites. Il a été repris, par exemple, par 1libertaire, le site de Philippe Coutant. Ce qui m'avait perturbé au départ puisque ce blog attribue le texte à Carfantan et 1libertaire à Anders, ce qui ne faisait pas sens. En explorant les captures archivées, on découvre sans surprise que JCVeritas avait attribué le texte à Günther Anders. Mais l'archive la plus ancienne présente plusieurs éléments qui laissent à penser qu'ici aussi le texte a pu être attribué dans un premier temps à Aldous Huxley : le paratexte « texte de science fiction à la fois inquiétant et étonnant d'actualité » et, bien entendu, la photo d'Aldous Huxley. Photo remplacée au plus tard le 30 août 2014 par une photo d'Anders, avant qu'elle aussi soit supprimée entre le 29 septembre 2014 et le 1er juin 2015, quand enfin la citation a retrouvé son véritable auteur. Non sans avoir fait quelques victimes au passage.

Certains internautes, donc, après avoir compris que le texte ne pouvait pas être de Huxley, ont cherché à le corriger, ont vu le texte attribué à Günther Anders et ont accepté, aussi aveuglément que la première fois, cette seconde attribution. Elle est en effet plus crédible. Mais de quand date et d'où vient cette attribution à Günther Anders ?

Sur ce point, je ne parviens pas à remonter au delà du 23 juillet 2013. On a vu que le 20 juillet 2013, MrMondialisation a attribué la fausse citation à Huxley. Du 20 au 22, tous ceux qui partagent ce post facebook présentent le texte comme étant de Huxley et à partir du 22 on commence à voir des posts l'attribuer à Carfantan. La correction s'est donc faite le 22. Le 22 justement, un utilisateur de Facebook, André Salam, diffuse le post de MrMondialisation avec comme commentaire : « Avec le correctif de sources : in ANSERS (sic) « l'obsolescence de l'homme » ». Force est de constater qu'il a mal lu. Le lendemain, Will Slap, attribue le texte à Anders et le 24 juillet, Younès Dollé fait de même avec exactement la même référence que Will Slap :

« Günter Anders, L'obsolescence de l'homme, p. 122. »

Il y a deux choses très étonnantes à dire sur cette référence. La première, c'est qu'elle comporte une faute d'orthographe. Günther y est écrit Günter, sans H donc, exactement comme dans le post corrigé de MrMondialisation. J'en déduis donc qu'une partie au moins de l'attribution à Günther Anders vient … d'une mauvaise lecture du correctif apporté par MrMondialisation. Même si c'est tellement con qu'on a du mal à y croire. La deuxième, c'est que, MrMondialisation ou non, cette référence ne peut venir que de la page de Serge Carfantan : c'est la première référence hypertext qu'il glisse dans le corps de sa prosopopée, après la phrase sur les méthodes d'Hitler afin de montrer l'origine de cette idée. Une comparaison de ces deux phrases, similaires mais pas identiques, suffit à montrer que le texte qui circule n'est pas de Anders :

« Les méthodes du genre de celles d'Hitler sont dépassées » (Carfantan)
« Diriger les masses dans le style de Hitler est désormais inutile » (Anders)

J'ai beaucoup de mal à croire que cette attribution erronée ne vienne que d'une mauvaise lecture du post de MrMondialisation. C'est décidément trop bête. Je n'ai malheureusement pas d'éléments pour dire qu'il y a eu d'autres points de départ. J'en suis donc réduit à des conjectures. Toute la force du texte résidait dans le fait qu'on le supposait être écrit dans les années 30. D'où l'insistance sur ses aspects visionnaires et tout le battage sensationnaliste qui accompagne parfois le texte. Révéler que finalement il est de 2007, c'est en retirer tout l'attrait et s'avouer que l'on s'est fait avoir par un faux grossier. Ce serait donc à la fois pour sauver la face et le sentiment d'éblouissement que le texte avait produit qu'une seconde fausse attribution, plus difficilement décelable celle-là, s'est imposée, aidée par le manque de clarté du site philosophie-spiritualité. Les internautes y sont allé pour vérifier la source, on vu le texte de Anders donné en lien et se sont persuadés qu'il était le texte source. Que cela paraisse être tout aussi bête n'enlève hélas rien à la crédibilité de l'hypothèse tant tout est bête dans cette histoire. Car enfin, comment réagit-on quand on fait face à un texte qui est attribué à deux trois auteurs différents et à autant de sources différentes ? La raison voudrait qu'on les lise toutes et qu'on tranche. Mais ce n'est clairement pas ce qu'on constate.

Rapidement certains émettent l'idée que le texte est un mélange de textes de Huxley et Anders, voire un commentaire du livre de Huxley par Anders. Manière de dire que le texte est des deux auteurs en même temps. Cette idée a fait son chemin jusque sur le site lewebpedagogique mais on en trouve trace très tôt. Elle n'a cependant aucun autre fondement que des rationalisations oiseuses.

D'autres se moquent de l'auteur à qui ils attribuent la citation et la donne alternativement à Huxley et à Anders. Comme cette utilisatrice de Babelio, LilianeLafond, comme surtout, Galadriel sur le site conspi-écolo Lesbrinsdherbe. Le 16 août 2014 ce site livre en effet un débunk en règle de la citation (moins bon que celui de Mathémathieu). Le 30 août 2014, soit à peine quelques jours après, ce même site, à travers ce même pseudo, attribue la fausse citation pourtant débunkée à Günther Anders (reprise de JCVeritas). Lesmoutonsenragés, eux, diffusent la fausse citation tous les quatre à deux ans. Elle y apparaît ainsi 5 fois, les quatre premières fois réattribuées après coup à Carfantan, la cinquième attribuée sans correction à Anders (tirée des brindherbes, qui la tenait de JCVeritas …). Ce phénomène se répète très souvent.

Cette fausse citation est donc née d'une mauvaise lecture d'un correctif pourtant clair et s'impose à tous en dépit du bon sens. Pas étonnant dans ces conditions qu'elle n'ait cessé de se diffuser depuis 10 ans et qu'elle résiste depuis tous ce temps à toute correction.

Pourquoi c'est grave

Bah déjà parce que c'est faux et qu'un faux contre lequel on ne peut pas lutter efficacement est un problème.

C'est grave surtout parce que ce texte est omniprésent et cette omniprésence doit nous interroger. Sur internet, ce texte a dépassé les seules limites du web francophone. On le trouve traduit en anglais, en grec, en espagnol, en italien, en italien toujours, mais chez les communistes, en polonais et semble circuler d'abord dans des sphères traditionalistes, réactionnaires voire fascisantes avant de s'étendre. On le trouve aussi, comble de l'absurdité, en allemand.

Imprimé, on le trouve aussi bien diffusé dans une plaquette d'information des éditions haïtiennes C3 en novembre 2021 (page 7), dans les églises, comme ici dans le Bulletin du 30 janvier 2022 de la Paroisse des Saints évêques de Nantes, Dans le magazine municipal de la ville de Carqueiranne de janvier 2023, portée par Nicole Reynaud, conseillère municipale de l'opposition (p.34), , dans le N25 du magazine complotiste Dogma. Nicole Delépine, dans son article « Le totalitarisme en marche chez l'enfant jusqu'à l'éducation sexuelle et la théorie du genre », affirme (p.134) que l'épidémie de covid est la réalisation concrète de ce plan des nazis américains qu'elle croit à tort lire chez Günther Anders :

Les évènement des années Covid19 illustrent parfaitement l’application de ces principes, avec la diffamation sur tous les médias des plus grands scientifiques, comme le professeur Raoult, le prix Nobel Luc Montagnier ou A Henrion Caude entre autres, les traitant de complotistes, fous, etc…
(...) Les bureaucrates nazis récupérés par les USA eurent tôt fait de former les Américains aux techniques totalitaires et managériales en ingénierie sociale, et de fonder l’UE sur le modèle du troisième Reich. Le quatrième Reich allait se construire. De Gaulle résista tant qu’il put à la mainmise des USA sur la France (...) Mais après sa disparition, sa pensée d’indépendance et de grandeur de la France fut foulée au pied, et le déchainement totalitaire put se développer subrepticement pour habituer les foules et transformer les Français en hommes de masse soumis au capitalisme américain."

Beaucoup plus gênant, cette fausse citation s'est retrouvée dans les pages de revues qu'on jugerait a priori plus sérieuses. En mai 2022, dans la revue Servir, revue des anciens de l'ENA, Xavier Lepage, président fondateur de l’IRENCO et Aymar de La Mettrie, expert associé de l’IRENCO (Institut de recherche sur les environnements complexes) livrent un article dont je peine à voir l'intérêt, Metavers, enjeux, perspectives … et risques, dans lequel ils utilisent la fausse citation de Anders. Ce n'est cependant pas sa première apparition dans une revue de sciences sociales à comité de lecture : dès 2014, Alexandre Dorna, professeur émérite de psychologie sociale et d’histoire de la psychologie à l’université Caen-Normandie fait apparaître la fausse citation dans les pages de la revue Humanisme (revue du Grand Orient de France) avec son article La technique, une source séduisante d'aliénation idéologique. J'insiste sur la date et le statut de Dorna. C'est extravagant. On la trouve aussi dans des livres. Là, la tendance est vraiment inquiétante. Entre 2020 et 2023, pas moins de 7 livres affichent la fausse citation.

Je ne dirai mot ici que sur Denis Robert, Abdennour Bidar et Philippe Pascot.
Denis Robert reprend dans ce livre l'éditorial déjà évoqué qu'il avait écrit pour Blast. Il m'a avoué tenir la fausse citation de quelqu'un qu'il n'aurait pas pensé à remettre en doute et la citation lui semblait crédible compte tenu de ce qu'il sait de Anders. Toujours ce problème de confiance.
Abdennour Bidar a enseigné la philosophie pendant 20 ans, est inspecteur-général à l'éducation nationale, est membre du comité national d'éthique. Je peine à voir la moindre compétence philosophique dans ce livre. Il s'y contredit à longueur de temps et montre qu'il ne maîtrise pas même son Socrate, qui pourtant est la base : à la formule delphique « connais-toi toi-même », il rajoute un « et tu connaîtras l'univers et les dieux » qui n'est pas Delphique (à ma connaissance) et encore moins Socratique. J'aurai peut-être l'occasion d'y consacrer une note, même si ce faux circule moins, parce qu'il éclaire d'un jour particulier le profil d'Abdennour Bidar (il est un auteur ésotérique au même titre que Carfantan, comme lui il a publié chez Almora, tient un discours proche du développement personnel tendance spirituelle, etc.). Mais ce qu'il écrit sur Socrate est moins grave que ce qu'il écrit sur Anders tout de suite après avoir mitraillé les collègues :

Réalisons-nous bien ce lien fatal entre affaiblissement des individus et servitude des masses ? L'une de mes références en la matière est le philosophe Günther Anders, qui écrivait en 1956, dans L'obsolescence de l'homme : « pour étouffer par avance toute révolte (...) »
On peut trouver le constat très excessif. Je voudrais bien qu'il le soit ! Mais pour ma part, il est clair vis-à-vis d'un tel avertissement que l'école est face à un choix radical : conspirer ou résister, être complice ou entrer en rébellion. Il est temps pour elle de se rappeler l'adage du philosophe Alain, dans ses Propos sur les pouvoirs : « Penser, c'est dire non ».

Entre la fausse citation et la citation non développée en fin de chapitre, rien ne va dans ce passage.
« Une de mes références en la matière » : on s'attendrait donc qu'il l'ait lu. Or, pour qui a déjà lu un texte d'Anders, il est immédiatement évident que ce texte qu'il lui attribue ne peut pas être de lui. Ce n'est tout simplement pas son style. Et pour peu qu'on l'ait lu avec un peu d'attention, il est clair que ce ne sont pas ses idées non plus. Mais c'est grave, compte tenu de son parcours et de son statut, de mentir ainsi éhontément dans un livre. Il est à mes yeux encore plus grave que ces passages n'aient pas été sabrés à la relecture tant leur fausseté est manifeste pour quiconque a étudié un peu la philosophie. Mais peut-être que dans le monde de l'édition, les livres qui abordent la philosophie ne sont pas relus par des gens qui ont des connaissances dans le domaine ? (vraie question honnête dont j'ignore la réponse, les éditions Autrement n'ayant jamais répondu à mon mail)

Enfin, quelques mots sur Philippe Pascot. Je ne le connaissais pas. J'ai été très étonné de voir qu'il avait été maire-adjoint sous Valls à Evry. Encore plus d'apprendre qu'il est depuis proche d'Asselineau, de Philippot et Dupont-Aignant. D'une extrême-droite donc pas toujours très au clair avec la vérité factuelle. Il ouvre son Pouvoir du Pire avec un « avant-propos prémonitoire », qui n'est rien d'autre que la fausse citation in extenso. Mais d'où la tient-il ? Quand je l'ai interrogé à ce sujet, il m'a donné trois sources, dont aucune n'est le livre de Anders.
Un site de citations, qui ne propose qu'une seule citation authentique sur cinq, Cosmydor, le site d'une marque française de cosmétiques, celui-là même qui a diffusé la fausse citation en anglais, et MKPolis, le blog qu'Alexandre Lebreton consacre au projet MK-Ultra. Lebreton est publié aux éditions Omnia Veritas, maison d'édition qui publie Rosenberg, Hitler, René Guénon, Julius Evola, Bardèche, Faurisson, etc. Il tient la citation de Anders d'une conférence tenue par Philippe Ploncard d'Assac, fils du collaborationniste et auteur antisémite Jacques Ploncard d'Assac, « La démocratie pourrit tout, détruit tout, les conséquences », tenue au cercle nationaliste français, qui brode autour d'une thèse maurassienne classique. Ce sont les cercles-là, ici comme à l'étranger, que l'on rencontre le plus souvent en enquêtant sur cette citation. Ce pourquoi je ne sais pas ce que je dois penser quand je vois que cette fausse citation d'Anders a été lue devant des lycéens lors de leur remise de diplôme dans le Collège-Lycée Les Maristes à Toulouse.
Le but est-il de maintenir leur cerveau en marche ou de le faire marcher au pas de l'oie ? Quelle part d'idéologie, quelle part d'aveuglement entre dans l'adhésion à ce texte au point de le lire à un moment important de la scolarité des élèves ? Là encore, n'ayant reçu aucune réponse de l'établissement, la question reste en suspens.

Tout ça est grave enfin parce que beaucoup ne connaîtront jamais Anders que par ce texte et que ce texte travestit sa pensée. En effet, ce texte suppose qu'un groupe d'individus (ce « on » jamais nommé) jouit d'un contrôle absolu sur le monde et agit sur lui de manière efficace, concertée et occulte. Ce texte laisse supposer que Anders parle de théorie du contrôle social et de manipulation politique. Sauf que non. Anders parle d'une transformation radicale et ontologique du monde opérée par la technique. La technique a transformé le monde en profondeur et occupe aujourd'hui la place privilégiée qui était la nôtre du temps de l'humanisme. Ce pourquoi l'homme est obsolète, dépassé. Il est dépassé par la machine qui est maintenant la mesure de toute chose dans un monde qui est essentiellement appareillage face auquel il se sent toujours en trop, inutile, mal adapté. C'est ce qu'il entend par la Honte Prométhéenne : l'homme a honte d'être humain, c'est-à-dire faillible, mortel et limité face aux machines impressionnantes de précision, d'efficacité et d'endurance. Mais plus que ce concept, ce sont les concepts d'Ignorance Prométhéenne et de Superliminalité qui contredisent le plus frontalement ce texte. Pour Anders, le monde est devenu une machine à part entière dont nous ne percevons que des rouages et dont il est impossible de mesurer l'effet des actions que nous menons au sein de cette machine. Nos sens sont trop limités pour voir le plan d'ensemble, si bien que nous sommes réduit à une ignorance prométhéenne, ignorance des fins de nos actions, de leur raison d'être et de leurs résultats sur l'ensemble. Or, cet état d'ignorance n'est pas seulement l'état des petits, mais aussi des dirigeants. L'exemple paradigmatique qu'il donne de cette ignorance est Eichmann dans son petit livre Nous, fils d'Eichmann. Bien sûr, Anders n'ignore pas qu'il y ait des donneurs d'ordres qui voient un peu plus loin, qui s'aveuglent au besoin faute de pouvoir saisir, réagir à ce qu'ils voient tant cela les dépasse. Pour lui, ces donneurs d'ordre sont des « esclaves parmi les esclaves », qui se soumettent autant que d'autres au règne de la technique, quitte à abandonner leur contrôle et leur compréhension des choses à l'appareillage complexe dans lequel ils s'insèrent et dont ils aident au fonctionnement. Il trouve l'exemple du Général McArthur en 1951 symptomatique, qui demande à une IA de décider s'il faut larguer la bombe atomique sur la Corée plutôt que de prendre lui-même la décision. Ceci dit trop rapidement pour montrer que ce texte est une trahison de la pensée d'Anders.

Il est je crois urgent de le lire vraiment et de le diffuser, sans quoi je le crains, il sera devenu, lui qui a fui le nazisme, un des outils de promotion de la haine, en France comme en Europe.

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