Il faisait gris, sur Sainte-Blanche; pour une fois, pour ma dernière. Il faisait frais... froid! Sombre.
Dans la grande salle on avait remis le chauffage; inutile; plein de gens étaient là, qui montaient la température; de leurs corps, de leurs pensées.
Dans les petites salles, plein de gens, discourant; plein d'autres écoutant. Certains frissonnaient du climat, certains de leur impatience à glisser leur mot, leur idée, leur opinion personnelle.
Tout cela dans un grand charivari de motions et d'émotions diverses, d'exposés longuement travaillés, de critiques et commentaires qui allaient de l"adulation "de commande" à l'objection acerbe, passant par toutes sortes de monologues invaginés pour certains sur eux-mêmes. Perte aléatoire des scansions, aléas des articulations; comme toujours dans les grands raoûts de la parole; animation fluctuante...
Congrès -avancer ensemble-, Colloques, Journées...
Les regroupements humains à des fins de réflexion commune sont choses bien curieuses. Hormis les intérêts partagés pour le lieu ou le thème, que de différences insues: des équipes tâcheronnes ayant soigneusement préparé leurs topos; des images aux confins des icônes trônant sur l'évidence de leur réputation; des gens du cru ou d'ailleurs, par "l'odeur" alléchés. des petits, des obscurs, des sans-grade, qui ont arraché de haute lutte le droit de participer à la fête, à la messe... Mélange d'inconnus et d'inconnaissants étrangers les uns aux autres, pris dans ces dialogues étranges où, à tout bout de champ, on doit demander: "tu parles d'où". A la limite de la dépersonnalisation...
Evocation fugitive du congrès des "animaux malades de la peste", lorsqu'on traque le vrai fauteur de troubles; lorsqu'on convoque à comparaître le sombre masque de l'ennemi supposé commun.
Profils stéréotypés: celui-ci pèse ses termes avec toutes les marques d'un respect affecté; ses mots en deviennent pesants. Celui-là, trop ému, bafouille sa vérité de l'instant sans bien se faire entendre. Celui-ci pontifie son intervention, trop avide de parole pour mesurer le vague de ses mots, l'évanescence du sens de ceux-ci. Celui-là, DuponT-DuponD, croit répondre, et répète, ou parle d'autre chose, du coq à l'âne...
Les tics des assemblées humaines paraissent se calquer sur deux modèles archétypés: les débats de comptoir, et les échanges bousculés des sites de discusssion du Net. Parfois. Car on trouve aussi des valeurs sûres: échanges "en vérité" et sans concessions; éclairs heuristiques au détour d'une idée lumineuse; signifiant qui soudain, contextualisé, fait pont et sens...
Dans la cour frileuse, des gens...
Des tire-au-flanc; des distraits; des épuisés momentanés; des claustrophobes; des amateurs d'autres rencontres ou de café-croissant; des égarés de la situation "assemblière"; des fervents de grand air et de paysage? que sais-je. Des gens...
Et puis d'autres gens:
Maxime; grand, immense; maigre "à faire peur"; "sapé nickel": cravate, costard, comme des signes induits ou non du respect que lui inspire la situation, comme un dire d'accueil. Une sacoche congruente à l'évènement plaquée sur le coeur. Amène et courtois, "bienvenant" auprès de qui veut bien le voir. Proposant son histoire, son origine; dix-sept ans de "service", dix-sept ans d'appartement d'accueil; il dit: "la vie, g'EM"...
Sa "tronche" est aplatie comme celle d'un boxeur; on glose que c'est les dents, à cause des médicaments pris trop longtemps. Je dis qu'il s'agit de stigmates: ceux d'un lutteur de la vie qui se serait heurté au mur du réel.
Pauline, minois mignon, corps très emballé, empâté, vaguement déconstruit. A moitié éberluée de tout ce monde, elle y cherche ses repères, questionne du regard, de l'approche, d'un toucher effleurant... "Tu fumes aussi? moi c'est ma première. T'as des enfants? Tu viens d'où?" A deux sous le parapluie, on parle un peu; peu; je crois qu'on rêve de concert...
Je n'ai vu que plus tard à quel point elle avait un corps tordu, presque vrillé; au contraire de Maxime; ou, comme lui, corps saisis de l'étrange ignorance où leur pensée les a remisés...
Tonio est invisible. Tonio apparaît soudain, fonce comme un voleur. Il est le voleur; voleur de croissants et autres viennoiseries, sur lesquels il fond comme un rapace, engouffrant à la vitesse de la lumière son content -ou plus-de gâteries pour lui inédites. Brouhaha, chasse (délicate) au pillard... Il me fait penser à un chat, avec son air matois de ne pas y toucher, sa manière de se faire oublier, ses surgissements brusques et précis, son avidité indifférente à tout ce qui l'entoure, hormis le but de sa quête...
Ce n'est pas un chat, c'est un homme; le regard fûté, l'oeil aus aguets, le corps sinuant; un homme probablement enveloppé dans une bulle autistique; un homme qui nous parle fort, toute gestuelle dehors: de son existence, de sa place parmi nous; de la relativité des concepts, quand ils ne s'expérimentent pas dans la vie réelle; de la raison (?) de nos rencontres...
Paul erre. Sans base solide pour se maintenir, il tombe, se relève, retombe; et persiste; convié gentiment à s'asseoir en lieu sûr, il revient, au plus fort de la mêlée réfléchissante. En boucle, ça dure toute la journée; sauf que quand tous les parleurs rentrent dans les salles, lui rentre provisoirement au bercail...
Il tombe. Panne des cénesthésies qui régulent les membres inférieurs? Ou question plus radicale, celle de la "raison de la verticalité"?
Diogène semble préférer, lui, ces salles où l'on cause; cette salle en particulier qui lors de notre absence, c'est à dire quasiment tout le temps, est pour les habitants du lieu la salle dite "du Club"; la sienne. Il arpente, à pas lents et mal assurés, les arrière-plans de la pièce et du débat. S'essaie à aller plus loin, plus près, tente la percée, la descente de l'escalier; ça coince, ça embouteille... No pasaran?
Sur son visage, une sombre lueur d'angoisse semble répondre à cette entreprise malaisée. Peut-être pourtant s'agit-il d'autre chose: le sort cruel des gens dont les compétences volitionnelles sont barrées par des contradictions internes, dont le manque de continuité idéique et existentielle les privent d'aboutir...
Dans cet espace inédit, dans ces plans croisés où se rencontrent des gens si différents, jaillissent, comme dans une nouvelle d'Edgar Alan Poë, l'étrange, l'énigmatique, l'incertain...
Il faisait sombre sur Sainte Blanche, mais ça luisait de vie partagée...