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Billet de blog 5 juillet 2019

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A propos de Claudette Colvin, "Jim Crow" et de l'esclavage

En exergue cette phrase de Tocqueville reflet de mes affects et de ma compréhension du phénomène esclavagiste et de la pièce de T. de Montaigne. « Le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage ». qui nous amène à considérer qu’on ne pourra débattre sans l’aide des sciences humaines en particulier de la philosophie.

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A propos de Claudette Colvin, de « Jim Crow » et de la re-connaissance

En exergue cette phrase de Tocqueville reflet de mes affects et de ma compréhension du phénomène esclavagiste au travers des âges et de la pièce de T. de Montaigne.

« Le souvenir de l’esclavage déshonore la race, et la race perpétue le souvenir de l’esclavage ».

Une telle réflexion nous amène à considérer le problème dans son ensemble, et penser qu’on ne pourra en débattre sans l’aide des sciences humaines en particulier de la philosophie. En effet, c’est dans un tel cadre, tout à la fois objectif, rassurant, qu’il nous faudra illustrer cet adage, illustration cependant portée par un nécessaire souci d’approfondissement du soi, en même temps que de connaissance de l’Autre. Premier constat : les décennies passées nous ont permis d’observer, la lente transition effectuée vers l’abolition de l’esclavage du XIX° siècle à nos jours. Abolition précédée de nombreuses luttes qui ont permis que l’on passât des conditions de vie infra-humaine de l’esclave : vie tissée de résistances aux souffrances et mauvais traitements, aux humiliations de tous ordres endurés, à une autre vie empruntant le chemin de la résilience pour faire émerger aux Amériques comme aux Antilles-Guyane, cette entité originale : le Peuple Noir. Cette résilience fut donc celle de communautés écartelées entre l’Afrique dont elles revendiquaient tout à la fois, l’appartenance et le rejet de l’africanité. Aujourd’hui, il semble que la destinée de ces esclaves « transbordés », Outre-Atlantique, se soit achevée, dans la subsumption d’une entité a-culturée défendue et prônée par certains sectateurs d’un multiculturalisme nivelant leur identité. Nonobstant, l’existence dans ce processus de quelques singularités, permet de reconnaître chez ces esclaves venus des quatre coins de l’Afrique, les traces définitives laissées par les temps esclavagistes de l’Europe et de l’Amérique dans la profondeur de leur être.

   C’est donc dans la perspective de l’éthique de la relation à l’Autre que je situe ma réflexion et, étant personnellement concernée que je retrouve dans les propos de Todorov la pertinence d’un regard jeté sur une éthique comportementale vis-à-vis de cet Autre. Dans son livre « La conquête de l’Amérique. La question de l’Autre », Todorov évoquant les horreurs qui avaient suivi la conquête espagnole des XV et XVIe siècles, disait : « J'écris ce livre pour essayer de faire en sorte qu'on n'oublie pas ce récit, et mille autres pareils. À la question : comment se comporter à l'égard d'autrui ? Je ne trouve pas moyen de répondre autrement qu'en racontant une histoire exemplaire, celle de la découverte et de la conquête de l'Amérique ». Comme on pourra le découvrir, la notion d’éthique comportementale apparaît suffisamment large pour enclore nombre de domaines où s’exerce la praxis humaine. Et ceci parce que cette éthique est déjà fondamentalement : la « reconnaissance des promesses d’humanité inhérente à tout visage quelque soit ses singularités, […] un événement fondateur de la conscience (E. Lévinas), indépendamment de tout savoir ou de toute intimation préalable d’une Loi ». Ici, le paysage esclavagiste comme antonyme, s’inscrit obligatoirement dans cette vision dès lors qu’il s’agit de la re-connaissance de l’Autre. Il  engage ainsi l’éthique politique (Pouvoir, justice), l’éthique de la différence qui combat la discrimination, le racisme, le multiculturalisme rendant compte des conflits naissant de l’appréhension des différences culturelles. S’il nous paraît essentiel encore d’adjoindre à ce principe éthique : la relation transcendantale au sacré, aux religions et sectes, c’est parce que nous avons en dernier lieu à faire surgir dans cet exposé factuel ou évènementiel, l’éthique relationnelle d’une vie contextualisée par cet esclavage, ceci dans une étendue spatio-temporelle marquée par une dimension ontologique.

 Ce préalable m’incite à rapporter de mon expérience personnelle, une vie qui en France métropolitaine me parut de prime abord comme un long fleuve tranquille, tout autant que je pus m’identifier au commun des mortels, et considérer que les relations que j’entretenais avec mon entourage et mon environnement, étaient normales. M’étant retournée toutefois pour examiner mon passé, et par le truchement d’une perception nouvelle née d’un enseignement philosophique, j’ai eu à faire face à une vérité au goût amer retenant dans ma conscience, ce sentiment d’avoir été agie tout du long, comme le disait si justement Fanon. Et cela non seulement de façon grossière par l’entremise de traquenards et embûches volontairement placés sous mes pas, mais encore l’expérience que j’eus d’une discrimination raciale feutrée qui, lors même qu’elle s’accompagnait d’une certaine bienveillance, n’en finissait pas de reproduire et pérenniser ces représentations d’un monde qui fondait la domination et l’apartheid Blanc/Noir. Voici pourquoi j’ai voulu tirer de cet « endormissement » et de la sorte d’épiphanie qui suivit, cette réflexion paradigmatique, encore étoffée par le souvenir de mécomptes essuyés durant un séjour professionnel dans mes Antilles natales – « le pays d’où je viens » –, où mes yeux dessillés de « négro-politaine » purent enregistrer chez mes compatriotes, cette ignorance enveloppée d’insouciance délibérément recherchée (?) dont parlait Tocqueville. Et ceci quand je voyais dans le même temps côté « métro » (en vacances), s’afficher un mépris amusé, condescendant (pour ne pas dire plus) vis-à-vis des « Indigènes, ces grands enfants », et qui me conduisait au Pourquoi (?). Cette phrase de Sartre me revenait alors en mémoire, ne laissant de m’affliger : Pourquoi agissions-nous encore comme si nous avions accepté d’être définitivement ce que les autres attendaient que nous fussions ? Pourquoi la répétition et l’intégration de représentations et de schèmes de vie qui nous constituaient en sujets racialement mimétisés ?

 En effet pourquoi « Jim Crow », pourquoi le confinement dans des attitudes révérencielles calquées sur les Blancs prenant la forme de soumission envers leur habitus ? La mère de Claudette Colvin en la prénommant ainsi, ne pouvait avoir conscience du fardeau émotionnel et culturel dont elle la chargeait, avec tous les quolibets afférents. Ceci, pour vivre elle-même une impossible intégration, dans un environnement délétère où nulle modération simplement oratoire ne pouvait tempérer la brutalité de l’affrontement avec les Noirs. Il est vrai qu’en ces temps les petites filles noires se rêvaient comme leurs poupées blanches (les seules qui existaient alors), en petites filles blanches de peau, pourvues de cheveux soyeux et d’yeux bleus à l’image de ce que l’on considérait comme normal. Aucun argument ne pouvait les tirer de leur monde enchanté dès lors qu’elles avaient perçu que c’était là, la condition sine qua non de leur existence en tant que personne. Tous les dominés le savent et l’ont vécu, certains se sont défait de cet habitus : « A Rome fait comme les Romains », s’absolvait-on, aux Antilles où la conscientisation fut aussi une longue souffrance. Mais aujourd’hui, ironie de l’histoire, la modernité et la globalisation du monde on fait qu’il n’est pas conseillé de se distinguer du courant « main-stream », par quelque’habitude autre que ce soit, car la recherche du profit tend à cultiver la diversité des cultures en vue d’un melting-pot « bankable ».

 C’est de tout cela qu’on voudrait pouvoir rendre compte en tentant de déchiffrer sommairement quelques uns des prédicats métaphysiques de l’Être, notamment ceux qui soutiennent les fondements de son agir. Dans ces attributs on peut privilégier la consubstantialité de l’esclavage et la rationalité, comme socle de sa légitimation. Consubstantialité sans doute née de sa filiation au « désir », quand ce dernier moteur primordial de toute vie – pour accompagner la satisfaction des besoins, dans ce qu’ils ont d’essentiels et de nécessaires –, suffirait à fonder son instauration. De fait, si le désir est dynamisme en ce qu’il met l’homme en mouvement, en condition d’agir, de déployer ses ressources vitales et ses stratégies adaptatives ; il se pervertit du fait de l’accoutumance, et se colorant du manque ou de la soif du toujours plus, il mène bientôt au désir du désir de l’Autre, qui se transpose en envie furieuse, dévorante. C’est ainsi que le désir devenu image du dépassement du désirable vers le superflu, déclenche l’accumulation de l’Avoir, puis la violence qui pousse au Pouvoir. Et ceci ne signifie rien moins que la « possession-dévoration-absorption » de l’Autre, encore appelé : possession du Tout de l’Autre, dessinant la voie qui conduit à l’esclavage. On peut le dire, les comportements marquant ce désir débridé, font de la bestialité une insulte pour ceux que nous considérons comme des animaux, quand l’exacerbation du souci de soi, marqueur exemplaire de l’esclavage moderne se voit prolonger (par exemple) dans les limites extrêmes d’une exo-biologie compensatoire de nos déficits. Comment ne pas comprendre dans cette perspective la servitude volontaire dont parlait La Boëtie ? Quand l’adoption de ces modes de représentations, engage notre Être « dans la seringue » d’un conditionnement qui le pousse à valoriser des comportements d’individuation narcissique ? Plus précisément de ces comportements qui, non seulement sur-investissent un égo démesuré, nous ôtant tout esprit critique vis-à-vis de la doxa officielle et des législations qu’elle autorise, sous la pression de l’opinion du jour.

 C’est dans cette optique que l’aphorisme d’Aristote : « L’homme est homme et c’est ce qu’il fait qui le rend bon », correspondant aux propos de Rousseau : « L’homme est naturellement bon et c’est la société qui le corrompt… », renvoie à une terrible altérité, obligatoire et dans laquelle il est nécessaire de se positionner. Mais ceci ne nous empêche point de dire de l’aphorisme d’Aristote qu’il semblerait relever d’une tautologie, si ne s’y reconnaissaient pas les notions fondamentales de la finitude téléologique et morale du bien et du mal qui agitent le monde. J’ajouterais à cela qu’Aristote fût ce qu’il fût, à savoir : le père légaliste de l’esclavage, pour l’avoir inscrit dans la catégorie transcendantale de l’ordre naturel des choses. J’invoquerai à sa suite Hegel à qui l’on doit la dialectique métaphorique du maître et de l’esclave, à ce point ingénieuse ou pseudo-pertinente, qu’elle est devenue l’image de l’égalité (?) dans le destin de l’homme. Egalité parfaite s’il en est, tant recherchée par les hommes, dès lors qu’elle fait de chacun de nous partout et dans tous les temps soit un maître, soit un esclave et inversement. Je rappellerais enfin des philosophes des Lumières, les écrits ambigus qui n’ont pas permis la franche condamnation du phénomène esclavagiste, et encore moins son éradication.

 En dernier lieu, et en ce qui concerne la Religion, comment ne pas attribuer aux Eglises chrétiennes et à l’islam, un rôle fondamental du fait de leur irrécusable prégnance dans l’esprit de ces esclaves ? Prégnance ayant engendré leur enfermement et l’incertitude de leur agir (incapacitation) tels, qu’ils paraissent imprégnés dans les esprits de leurs descendants ? Qu’elles aient été monothéistes ou non, ces religions auront toutes non seulement contribué à leur soumission au chef (supérieur) faisant d’eux d’éternels subalternes (inférieurs), mais encore mené à leur subjectivation, à la vision persistante et aliénée de leur Être et de leur destin ; suites éminemment nocives que leurs épigones doivent assumer encore. On ne devrait d’ailleurs, cesser de s’interroger aux Amériques sur ces conséquences définitivement inscrites au plus profond de l’essence du sujet, en ce qu’elles sont le fruit avarié d’une vie gouvernée par des principes religieux discriminants, aptes seulement à les guider sur les voies d’une pseudo-rédemption dans un univers sacrificiel.

Un autre constat toutefois : on doit à la secte protestante intégriste des Quakers, l’organisation des premiers mouvements anti-esclavagistes donc les prémices de l’abolition de l’esclavage. Leur anti-esclavagisme se trouvait fondé sur la base d’une unicité de l’espèce humaine revendiquée par le Dieu des chrétiens, et qui apparentaient ces esclaves qu’on déclarait objets aux Quakers eux-mêmes. Il en résultait que l’homme-esclave et souffrant comme créature de Dieu, n’avait pas à supporter la cruauté arbitraire de d’autres hommes à la recherche de profits matériels. Cet anti-esclavagisme avait aussi un autre fondement : celui de voir les Noirs s’en retourner dans ce continent Africain d’où ils avaient été arrachés, dans l’espoir de les voir reconstruire leur propre nation. Cette dernière à l’image de celle qu’ils laisseraient – dit autrement –, la nation que leurs souffrances et leur sang avaient contribué à rendre prospère.

Il n’en demeura pas moins cependant, que les  « martyrs du refus » qui répondirent aux exactions des Blancs, étaient ces figures qui appartenaient le plus souvent à des hommes de religion, s’érigeant en soldats de la paix, utilisant l’arme de la non-violence (boycott, sitting, refus de la place assignée etc,…) pour obtenir les droits qui étaient les leurs. Voici donc comment la forte imprégnation religieuse aux U.S.A. contribua malgré tout à légitimer la lutte de ces Afro-Américains contre les Blancs-racistes qui entendaient graver leur indignité dans la pierre. Ils eurent à clamer leur droit au droit, en suivant ces hommes et ces femmes qui tels : Margaret Becker, Martin Luther King, Rosa Parks, et tant d’autres anonymes (dont parmi eux Claudette Colvin), en tissant entre chacun un réseau de relations vibrantes d’espoir, ils révélèrent par la même, les effets de leur cohésion et la force de leur union dans un combat contre l’innommable et contre l’ignominie.

Pour en finir, une phrase de Simon Bolivar, qui témoigne s’il en était besoin de la dimension hautement racialisée de l’esclavage :

 «  La peau d’un homme est un crime et il porte avec elle (son) décret de vie ou de mort ».

 Bolivar était quelque peu (?) raciste, mais ceci nous permet d’inférer que la peau demeure une frontière tant biologique que sociétale efficace contre l’intrusion inopportune de nombre de contaminants tant biologiques que sociaux. La couleur de cette peau néanmoins continue d’être érigée et renforcée de nos jours par une forte idéologie discriminatoire basée sur la différence de couleur, sur les représentations de la symbolique du Noir qui ont entraînées les catégorisations illégitimes de l’inférieur et du supérieur qui suivirent. Idéologie servant les intérêts des dominants qui les font passer pour les intérêts naturels de tous, en les élevant comme référentiels. Une preuve se trouvait présente dans le Code Noir qui associait officiellement l’appellation d’esclave à tous les Nègres. Elle rendait compte de la phrase de Tocqueville, quant à cette « insouciance délibérément recherchée », et ce refus du devoir de mémoire des Antillo-Guyanais : « sous la mémoire l’oubli ». Aujourd’hui, dans ces communautés cette domination est encore assurée par la force (police d’Etat) et le conditionnement des esprits que réalisent l’Eglise et l’école. Un tel conditionnement continuant d’offrir des représentations catégorielles du monde, ces dernières reproduites et pérennisées sous forme de vexations savamment distillées, modelant autant de subjectivités différentes pour convenir à cette idéologie. C’est cette machine discriminatoire raciste qui conduit le Noir à intégrer des schémas qui le font vivre et se penser du point de vue du Blanc. Être Blanc c’est d’abord ne pas être Noir autrement dit pas « sauvage, ni facteur de trouble social » ce qui lui permet de se penser et se valoriser comme étant l’Être qui n’a pas besoin de s’interroger, d’être interrogé : il est naturel et non problématique, et il ne se posera jamais la question de savoir qui a institué ce rapport Noir/ Blanc ou Blanc/Noir avec une prééminence injustifiée ?

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