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Jeudi 23 septembre, Eric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon s’opposent sur le plateau de BFMTV. L’événement attire plus de deux millions de télé-spectateur.rices, curieux.ses d’assister au clash des titans.
Lorsqu’on demande à l’ancien polémiste pourquoi il a accepté la rencontre, il répond avec un naturel saisissant: « parce que le débat, c’est la démocratie », et Mélenchon acquiesce de bon cœur. L’idée fait consensus: échanger des idées, sur ce plateau, au grand jour, est une démarche démocratique, dans la droite lignée républicaine du tribun enflammé. C’est pourtant loin d’être une vérité évidente.
Eric Zemmour excelle dans l’art de détourner des références à la culture légitime pour y appuyer son propos. Ici, il évoque en transparence le débat version Platon : une méthode de discussion qui vise à dépasser le stade de l’opinion, pour parvenir à une forme plus pure de vérité. Une opposition, donc, où chacun tente de convaincre l’autre, mais se place régulièrement en position d’écoute, pour tenter de faire aboutir les paroles combinées à un résultat supérieur. En tant qu’il permet de surmonter l’individuel pour produire un propos collectif, le débat platonicien est bien un instrument démocratique, qui n’a été que très rarement utilisé.
Selon la conception platonicienne de la dialectique, ne pas jeter son dossier à la tête de son contradicteur est un bon début, mais ce n’est pas suffisant pour construire un débat. Si la rencontre à laquelle nous avons assisté sur BFM relève, certes, de l’échange d’idées, elle reste bornée à l’échange. C’est malheureusement l’ordinaire des émissions télévisées qui confrontent deux personnages politiques, qui promettent du clash, du sale, du spectaculaire.
Lorsque chacun tente de prouver la supériorité de son programme et de sa vision, on reste au stade de l’agôn (opposition théâtrale), dans une impasse intellectuelle : la similitude avec Platon s’arrête ici.
Les joutes oratoires qui ponctuent les campagnes présidentielles sont antithétiques de la dialectique pure, puisque les candidat.es ne cherchent pas à construire ensemble un discours plus élaboré, mais à gagner. Dans ce cadre, l’écoute ne sert qu’à préparer sa prochaine réplique, la contradiction, qu’à clouer le bec au candidat d’en face. Il est assez difficile d’imaginer un.e candidat.e s’exclamer, au beau milieu de la soirée: « tiens, ça n’est pas bête ce que vous dites, je n’y avais pas pensé, je me le note et on verra ce qu’on peut en faire si je suis président.e ». C’est pourtant l’objectif premier de la dialectique platonicienne : apprendre de l’autre, tendre l’oreille pour trouver l’harmonie du vrai.
Le débat dans ce qu’il a de plus noble est aujourd’hui neutralisé par notre conception de la démocratie représentative. Chaque camp envoie son champion à la bataille défendre son point de vue. La parole publique est confisquée à la majorité, qui doit tenter de se reconnaître dans les orateur.rices qui la monopolisent. Si les réseaux sociaux permettent une forme d’expression, ils n’égalent pas la confrontation directe, l’impact et l’immédiateté que permet une discussion de vive voix.
La capacité à prendre la parole est un discriminant social puissant. Ce n’est pas un hasard si l’on parle d’”art oratoire”. Comme un art, la parole s’apprend et se pratique. Comme pour le violon ou la peinture, il est très facile de distinguer celleux qui s’y sont mis.es enfants avec des professeurs particuliers, et celleux qui n’ont pas eu cette chance. La difficulté de l’exercice est masquée par le naturel avec lequel les élites politiques l’exécutent: comme pour la danse ou le violon, ça doit paraître facile.
Ainsi, faute de tribune, et faute d’avoir les outils nécessaires, la France se tait, ou elle s’exprime, mais toujours dans la limite de la portée d’un mégaphone, où dans celle des 240 caractères autorisés. Comme en art, il est temps de changer de format. Nous faisons de la politique en deux dimensions: plate, bornée. Il nous faut désormais intégrer 67 millions de nouvelles perspectives, pour donner de la profondeur au tableau.
Pour faire des débats de la présidentielle de vrais moments d’échanges démocratiques, il faudrait inverser notre modèle. Nous avons besoin d’émissions télévisées où les citoyen.nes parlent, et où les candidat.es écoutent. Il faudrait laisser aux Français.es la possibilité de faire, publiquement, leur bilan du quinquennat, de se rencontrer, et de faire émerger des idées, dissonantes, peut-être, hésitantes, pourquoi pas, mais sincères et tournées vers le désir de vivre mieux avec l’autre. Devant l’incapacité flagrante des partis traditionnels, de gauche comme de droite, à produire un discours cohérent, nous devons développer la capacité de nos décideur.euses à entendre. Il faut faire entendre la voix des urnes, non seulement par la fente rectangulaire de cubes transparents, mais aussi par les 48 millions de bouches qui la composent. Peut-être, alors, élirons-nous un.e dirigeant.e mieux armé.e, apte à proposer un programme proche des aspirations de chacun.e, et à générer des convergences, au lieu de polariser dans une logique de clans.
Pour que ce chœur de voix politiques s’élève, Il nous faut apprendre à parler et redonner à chacun.e l’assurance que sa parole est légitime, qu’elle mérite d’être entendue. Il faut reconnaître les citoyens dans leur capacité à créer un récit, à s’engager dans une participation démocratique élargie. Bien sûr, il faut proposer une vision et un programme, mais nous avons aujourd’hui les moyens de faire émerger des propositions et de synthétiser le discours d’une foule: c’est la raison d’être des méthodes d’intelligence collective que de nous permettre de penser, ensemble. C’est possible, si nous nous dotons de médiateurs, de facilitateurs, d’experts capables d’accompagner les citoyen.nes et de leur donner les outils d’une discussion constructive et éclairée. A la cacophonie des chefs de files, il faut opposer notre capacité à réfléchir de concert.
Cela suppose de faire de la parole un apprentissage fondamental, dès l’enfance. Comparés à l’aisance des élèves anglo-saxon.nes, qui donnent leur avis avec naturel, nos enfants sont mutiques: terrorisé.es à l’idée de dire une bêtise, de bégayer ou de s’emmêler les pinceaux. La parole doit être mobilisée et se décomplexer, tout au long de la scolarité, et non seulement aux oraux du baccalauréat. L’école doit être un lieu où l’on trouve sa voix.
Il nous faut, enfin, créer de nouvelles agoras, des espaces d’échanges matériels et matérialisant, accessibles et visibles. Le cadreur de BFM risque de s’en arracher les cheveux, mais il est le bienvenu pour en débattre.
Platon 1, Zemmour 0