Dès qu'il se retrouva dehors, devant la porte de la Santé et son sac à l'épaule, il fila directement à la gare Saint-Lazare et prit le premier train pour Valognes. Une fois arrivé, il poursuivit sa route en car, jusqu'à Saint-Vaast-la-Hougue. Sur le port, installé en terrasse, il commanda un plateau d'huîtres locales. Il s'était souvent demandé si le fait de les élever "à plat" contribuait à leur donner ce goût particulier qu'il appréciait tant. Son repas terminé, il flânocha dans les ruelles afin d'attendre la marée basse.
En réalité, davantage que pour les huîtres, il était venu pour retourner sur l'île de Tatihou et, surtout, pour prendre le véhicule amphibie qui menait du port à l'île. "Tatihou, ses traces d'habitat datant de plus de 20.000 ans avant J.-C., sa tour Vauban et sa réserve de munitions, ses 28 hectares devenus conservatoire naturel "... Oui, bien sûr, passionnant ! avait-il dit la première fois à la jolie blonde de l'Office du Tourisme. Mais ce qui l'avait fasciné, lui, c'était cet étonnant véhicule amphibie : bateau à marée haute et, quand Tatihou se transformait en presqu'île, improbable guimbarde bringuebalant entre rochers et parcs à huîtres !
Il était très déçu, comme un gamin dont on aurait subrepticement remplacé le vieux jouet tout cabossé par une réplique flambant neuve et durablement plastifiée. Amphibie II, banale machine dotée de quatre roues, n'évoquait que de très loin Amphibie I qui, du haut de ses trois roues, de ses banquettes en bois au vernis écaillé et de son velum en toile de bâche amovible semblait tout droit sortie du cerveau un peu trop circonvolutif d'un aimable savant fou.
C'est pourquoi il effectua la traversée à pied.
Sur l'île, il s'installa du mieux qu'il put entre deux rochers, face au large, fuma une cigarette et s'endormit.
***
A la Santé, durant son séjour, aucun des détenus n'était parvenu à connaître les raisons de son incarcération. Dans ces conditions, on ne voit vraiment pas pourquoi nous en saurions plus qu'eux.
On l'appelait Corto, là-bas, ou alors le Maltais. Et il est vrai que, même si l'infâme nourriture de la zon-zon lui avait fait prendre quelques kilos, son grand corps musclé et son visage le plus souvent impavide avaient un je ne sais quoi, ou un presque rien, qui rappelaient l'élégant loup de mer. Corto purgea sa peine, obtint même des remises et donc paya sa dette à la société. Le tout sans conflits notables : ses colocataires le respectaient, les matons avaient d'autres matous à fouetter et l'administration appliquait la loi du silence.
Au sujet de sa profession, en revanche, nous sommes mieux informés.
Il inventa tout d'abord un procédé de séchage réglable destiné aux chemises de marque Archiduchesse. Succès d'estime mais revenus médiocres. Sans se décourager, il déposa alors un brevet autrement ambitieux. Grâce à la lotion qu'il avait mise au point, chacun pourrait désormais réguler, au poil près, la croissance de son système pileux. Coiffeurs, fabricants de rasoirs et de crèmes dépilatoires réagirent immédiatement et, après lui avoir versé une somme astronomique pour le rachat de son brevet, s'empressèrent de détruire la formule.
Nous sommes donc en mesure d'affirmer que notre héros vivait de ses rentes.
Et c'est heureux car, de son enfance, il faut bien admettre que nous ne savons pas non plus grand-chose.
Comme ses parents avaient décidé de refaire leur vie, mais sans lui, c'est pratiquement dès sa naissance qu'il fut élevé par sa tante. Il l'adorait et n'avait pratiquement rien à lui reprocher. Sauf, peut-être, le traumatisme du pain rassis. "Mangeons d'abord le pain d'hier", avait-elle coutume d'exiger. Et Corto, déjà logique et très arithmétique, songeait tristement qu'il aurait suffi de jeter une seule des demi-baguettes d'hier pour dévorer toutes fraîches celles du bel aujourd'hui.
Son adolescence, bien que traversée d'épisodes acnéiques, lui révéla les dures nécessités de l'existence : boire ou séduire, il fallait choisir.
Il opta pour le sport et devint champion de varappe. Et c'est à partir de là que tout s'est encordé.
(A suivre) ici sur le blog de Tonymaj