Ils sont là, ils seront toujours là.
Mots d’amour et de haine, mots d’espoir, mots d’esprit, mots d’enfants, mots d’excuses, mots de l’impossible à dire, mots de la vie qui va, mots de la mort qui vient. Mots du début, mots de la fin. Ils sont là, ils seront toujours là. Ils auront été là.
Il y a les anonymes, ceux qui n’ont l’air de rien. Les mots qu’on dit sans y penser, qui meublent le silence, assortis aux circonstances. Ils sont nécessaires, ils sont inutiles, ils se ressemblent; ils ont beaucoup servi.
Il y a les gros mots, les mots aigres, les mots brefs. Les mots bien sentis, bien pesés, bien envoyés. Les mots colorés, les mots vifs, les mots plats. Ceux qui font écho, ceux qui se perdent, ceux qu’on ne trouve pas, ceux qui manquent, ceux qu’on cherche.
Il y a les mots qui coupent, tranchent. Les mots définitifs. Il y a les mots baveux, trop lourds, trop gras. Ceux qu’on ne digère pas. Ceux qui restent en travers de la gorge. Les mots rédhibitoires. Les mots qui parlent d’eux-mêmes.
Il y a les mots usuels, les mots recherchés. Les rares et les populaires. Les mots d’avant, les mots d’après, les mots de toujours. Ceux qu’on voudrait taire, ceux qu’il faudrait dire. Ceux qu’on rumine, ceux qu’on se lance à la tête. Ceux qui ont l’accent de la vérité, ceux qui ne sonnent pas juste.
Il y a les mots doux, les mots tendres. Les mots qu’on croque, ceux qu’on savoure. Les bons mots. Ceux qu’on voudrait toujours entendre.
Il y a les mots obscurs, les mots à double sens, les mots étranges. Les mots incompréhensibles. Ceux qui arrivent trop tard ou trop tôt. Ceux qui ont dépassé la pensée. Les mots d’explication, de remerciements, de politesse. Les mots d’usage.
Il y a les grands mots, les mots vides de sens, les mots superflus, les mots d’ordre, les mots de passe, les mots croisés. Les mots d’auteur.
Il y a les mots qu’on crache, les mots qui se suivent. Les mots qu’on murmure, ceux qui font bafouiller, mains moites et cœur battant, les mots des tilleuls verts quand on a dix-sept ans.
Il y a ceux qui mangent les mots, ceux qui ont toujours le mot pour rire, ceux qui trouvent le mot de l’énigme, ceux qui se donnent le mot, ceux qui répètent mot à mot, ceux qui se payent de mots, ceux qui utilisent des mots-clés, ceux qui ont leur mot à dire.
Ils sont là, ils auront été là.
Ils étaient là.
Innombrables, infinis. Noire cohorte, foule compacte, sonore densité ; dans le sillage de chaque mot bruissent encore d’autres mots. Semblables ou différents. Opposés, voisins, neutres peut-être.
La photo est fidèle, le groupe énigmatique.
Innombrables, infinis : pierres, graviers, galets, rocailles, cailloux et rocs. Ici et là, fondamentaux, quelques monolithes trompeurs. Fichés droits dans la mémoire, ils résistent aux abus du langage, imposent leur propre grammaire. Ce sont nos porte-parole. Ils parlent et, de nous, tout est dit. Avec le temps, nos rejoignons ces paroles. Nous coïncidons avec la tromperie et devenons objets des mots. Les choses des mots. Pris au piège, alors même que nous croyons parler.
La photo est fidèle, le groupe énigmatique, mais les mots se sont tus.
Déserteurs du langage, traîtres au discours, ils n’ont laissé que leurs carcasses vides.
Ossuaire roman, crypte du dictionnaire. Photo figée qui dit l’absence, mécaniquement. Photo jaunie qui de la mort des mots, absurdement, serait comme la preuve vivante.
Et moi qui la regarde.
Ils étaient là, ils auront été là.
Fracassant tumulte du silence des mots.