Une certitude, une seule : il va falloir s'enfoncer dans cet espace touffu, avancer pas à pas dans la jungle du texte. Tout est si dense, et la vue si courte, que les perspectives se faussent. La branche recourbée qui vient freiner la marche, celle qui aveugle dès l'abord, n'est qu'une trompeuse arborescence. Elle n'est pas la branche maîtresse, ne soutient nullement l'édifice. Elle surgit à l'orée du texte, immanquablement, et signale qu'il faut passer outre : elle est insignifiante.
A quelques rares trouées, ici et là, on devine le ciel. Irritant clair-obscur où s'illumine soudain le détail, où l'essentiel se noie de pénombre. On sait que l'horizon se trouve à l'autre bout, au terme du voyage. Là, enfin, la clarté.
Il s'agit d'avancer, de poursuivre sa route. Nul sentier n'est frayé, tous les chemins se valent. On revient sur ses pas, croyant trouver des traces. On voudrait le réconfort du chemin parcouru mais tout est effacé. Les branches qu'on a brisées, les hautes herbes foulées, les fougères écartées : tout paraît identique, indiscernable, immuable. On est perdu.
Vient le découragement. On a envie de fuir. On s'assoit. On rêve de la ville - où les rues portent un nom, les maisons un numéro. Bienheureuse topographie. Espaces verts tracés au cordeau, où chaque espèce est identifiable. Nostalgie d'un destin banal, reposant de platitude. Séduction de l'anonymat des foules, tentation de l'immobile, du silencieux.
Et revient le mouvement, revient la fureur. On s'élance. On se cogne aux arbres à mots, on s'accroche aux phrases lianes, on s'empêtre dans les marais de la forme et du sens. Et soudain : quelques fleurs. Merveille ! Vénéneuses, sans doute, mais si belles. On les contemple, on va les cueillir... on les laisse : elles sont trop rares, trop uniques. Ce sont les fleurs de la mémoire. Il leur faut, pour éclore, avoir d'abord été oubliées.
On repart. On avance à grands pas, insoucieux des griffures du texte. On écarte, on repousse, on brise tout ce qui fait obstacle. On se bat pied à pied, mot à mot. On veut aller plus loin, encore plus loin. Atteindre la métaphore pourpre qui fulgure, là-bas, sous le soleil pesant. La capturer, oui. Comme cette phrase folle qui scintille dans l'herbe, et les baies rouges et noires du mot juste, que protègent tant d'épines, tant de feuilles, tant d'autres mots.
Le soir tombe. Les couleurs s'opacifient. Flore et faune accroissent leur mystère. L'exotisme est rejoint par la nécessité : le lion a faim et prend son repas, le singe porte à sa bouche une boule orange, ronde comme la terre est bleue. Non loin du fleuve gris, la charmeuse de serpents charme sous la lune quelques boas mélomanes. Près d'elle un flamant rose, issu d'on ne sait quelle mémoire, contemple poliment la scène.
Au coeur de cette jungle demeurent l'explorateur, les toiles du douanier Rousseau et l'incessant bruissement du texte en cours. Etrange rencontre que celle de l'Explorateur et du Douanier. Voyageurs de l'imaginaire, ils ont tous deux tenté de rendre compte de l'indicible mouvement qui porte, devant le support blanc de la page et de la toile, à rejoindre l'ailleurs.