La guerre qui se déroule actuellement en Éthiopie, principalement dans la province du Tigray, est un désastre majeur. Elle a entraîné, selon certaines estimations étayées, près de 500 000 morts, entre victimes des combats, des privations de soins et, surtout, de la famine organisée par le pouvoir central sur la région du Tigray. Ces estimations seraient sans doute supérieures si l’on avait les moyens de produire un décompte correct, extensif et continu, des victimes. L’article de conjoncture que nous publions dans le dernier numéro de Politique africaine tente d’expliquer les principales dynamiques du conflit, et notamment d’en montrer les ressorts politiques et partisans. Il permet par ailleurs de décrire - et de caractériser - la pratique du pouvoir sous le régime d’Abiy Ahmed.
L’article prolonge les analyses d’un précédent article que nous avions publié dans Politique africaine en 2018. À l’époque, nous cherchions à décrire la crise politique qui avait mené Abiy Ahmed au pouvoir en avril 2018, et les conséquences de son accession au poste de Premier ministre. À rebours des commentaires qui voyaient en lui un jeune leader « réformateur » et progressiste, nous montrions qu’il était un produit de l’appareil d’État-parti de l’Ethiopian Peoples Revolutionary Democratic Front (TPLF), au pouvoir depuis 1991. Puisque les parallèles entre les chefs d’États français et éthiopiens, tous deux quadragénaires et libéraux, avaient beaucoup été dressés, nous faisions un clin d’œil à la situation française en intitulant notre article « La République fédérale démocratique en marche ». Nous insistions sur l’adoption par Abiy Ahmed de politiques néolibérales, son abandon des modèles économiques postmarxistes suivis jusqu’alors, et les risques d’augmentation des inégalités qui en découlaient. Nous soulignions aussi la continuité d’une pratique autoritaire du pouvoir, notamment par la poursuite de la fusion des appareils d’État et partisan au niveau local. L’ouverture affichée à l’époque accompagnait la multiplication des mobilisations locales formulées le plus souvent selon des lignes identitaires réifiées.
Ces dynamiques se sont accentuées depuis, mais nous n’avions alors pas imaginé que la crise politique évoluerait en guerre civile d’une telle ampleur et brutalité. De même que nous n’avions pas réellement perçu en 2018 combien la libéralisation politique prônée par le nouveau leader pouvait constituer les débuts d’une stratégie de contrôle de l’opposition politique. Ayant une pratique très personnelle et centralisée du pouvoir, Abiy Ahmed a dans un premier temps « libéralisé » le champ politique en poussant les voix discordantes à s’exprimer – localement et nationalement. Il respectait ainsi formellement les règles de l’État de droit qui organisent l’expression de la pluralité des cultures et, théoriquement, l’auto-administration des différents peuples d’Éthiopie. Il invitait à la structuration d’une expression ethno-nationale rapidement considérée comme une opposition politique, et qui s’est traduite par une démultiplication des groupes sur la scène partisane éthiopienne.
Mais l’invitation était très paradoxale, puisque très peu de temps après, le Premier ministre a utilisé cette division partisane pour prendre la main sur l’ancien appareil partisan de l’EPRDF, et le convertir en une structure à sa mesure, le Prosperity Party. Tout en se posant en défenseur d’un « vivre-ensemble » aveugle aux différences ethno-nationales, il déclare à mots à peine couverts vouloir réformer la Constitution. C’est quand le Tigray People’s Liberation Front (TPLF), parti anciennement au cœur de la coalition de l’EPRDF, a montré qu’il n’entendait pas laisser Abiy Ahmed redéfinir la forme de l’État, et prendre la main sur le parti que les tensions se sont exacerbées. Nous décrivons cet approfondissement de la crise politique dans l’article, en comparant plusieurs situations locales, sur la base de nos travaux de terrain respectifs menés avant et pendant le conflit.
L’article répond aussi à un besoin d’informer sur l’ampleur des exactions commises au Tigray. S’il peut manquer (pour l’instant ?) certains éléments permettant d’y répondre par l’affirmative sur le plan juridique, nous pensons que la question de l’éventualité qu’un génocide soit en train d’être commis au Tigray doit a minima être posée. Les discours assimilant toute la population tigréenne au TPLF, et appelant à ce titre à son extermination, se sont multipliés, à tous les niveaux de l’appareil d’État, ces derniers mois. Le gouvernement central puis les gouvernements régionaux de l’Afar et de l’Amhara ont fait en sorte que l’aide humanitaire ne parvienne pas aux populations civiles victimes de la famine au Tigray. Partout, l’appareil d’État a été mis au service du recrutement de troupes pour combattre les forces tigréennes, quand les arrestations de Tigréens dans les grandes villes se sont comptées par dizaines de milliers à chaque nouvelle avancée militaire des troupes tigréennes. Partout, la guerre a accéléré et consolidé la purge de l’appareil de l’Etat-Parti en permettant l’arrestation des principaux opposants politiques et l’élimination d’éminents responsables politiques tigréens.
À la fin de l’article, nous développons brièvement les impacts des enjeux internationaux sur la guerre en cours et évoquons notamment le rôle de la France comme l’un des principaux alliés de facto du régime d’Abiy Ahmed. Cet aspect est susceptible d’intéresser le lectorat français et en particulier celui de Mediapart, et mérite quelques précisions. Nous montrons dans l’article comment la France s’est, au fil de cette crise, toujours positionnée comme un soutien, au moins tacite, du régime. Après deux semaines d’un conflit que l’on avait déjà décrit comme une guerre civile brutale et qui risquait de s’installer dans la durée, Emmanuel Macron parlait d’Abiy Ahmed comme d’un « role model » pour l’Afrique. La France avait aussi mis plusieurs mois à admettre la présence, pourtant bien renseignée, des militaires érythréens dans le conflit. Il a fallu attendre plus de 8 mois de guerre, et la documentation de nombreux crimes de guerre, pour que soit enfin annoncée la cessation de la coopération militaire avec l’Éthiopie portant sur la formation d’une marine éthiopienne - et sans doute en partie motivée par la perspective de contrats navals.
Le lendemain de la « libération » de la ville de Lalibela par les milices et troupes de la région Amhara, l’ambassadeur français à Addis-Abeba rassurait le ministre de l’innovation sur le fait que la France et l’Éthiopie étaient amies, et que les projets de coopération avaient vocation à être poursuivis. La rencontre avec ce ministre était pourtant lestée d’un sens politique très fort dans le nouveau contexte politique, Belete Molla étant aussi le chef du Mouvement Nationaliste Amhara, un parti qui s’est fait connaître pour ses appels à la violence voire au nettoyage ethnique et dont les chefs s’affichaient au front[1], et soutiennent ouvertement des miliciens responsables de nettoyages ethniques.
Si le régime a failli être renversé militairement à l’automne, il semble avoir repris, au moins temporairement, une assise plus stable, par la force des armes – et notamment avec l’aide des drones fournis par des puissances étrangères. Bien que quelques sanctions contre certains responsables érythréens et éthiopiens aient été adoptées, le régime est redevenu un partenaire international fréquentable. C’est à la France qu’a récemment été confié un étonnant « audit » de la guerre, renforçant en cela le discours que le gouvernement tente d’imposer, celui d’une guerre qui serait désormais terminée et que l’heure serait à la « reconstruction », au « post-conflit », et au « dialogue national », alors même que les combats se poursuivent dans le Tigray ou le Wellega. Des envoyés français se sont rendus dans le Nord du pays pour évaluer l’ampleur des dégâts, quelques jours, et seulement dans la région Amhara. L’ambassadeur français en Éthiopie a affiché son soutien à un processus de « dialogue national » que les principaux membres de l’opposition désavouent au motif qu’il permet au régime de s’inscrire dans les formes devenues classiques de "sortie de conflit » tout en continuant de frapper militairement au Tigray, et surtout d’en affamer la population.
Les dénonciations françaises n’ont pour l’instant pris place que dans le cadre d’initiatives plus larges, à l’ONU ou l’Union européenne. Mais dans le cas de la France, on se demande quelles sont les raisons profondes qui poussent à tant de frilosité pour reconnaître l’autoritarisme et la violence des stratégies politiques à l’œuvre, et en dénoncer plus franchement leurs effets sur les populations et particulièrement au Tigray. Dans un pays dévasté par la guerre et ses effets de propagande pour celles et ceux qui n’ont pas subi les combats, où les populations sont touchées pour certaines par la famine et pour toutes par l’inflation, espérons qu’observateurs et diplomates cessent d’envisager leurs rapports avec le régime en place principalement à l'aune de considérations commerciales.
[1] Cet été, l’ancien secrétaire général du parti Dessalegn Chanie posait armes à la main au front, quand Belete Molla appelait depuis le front la jeunesse à le rejoindre
Lien vers l’article : https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2021-4-page-141.htm
Lien vers le numéro : https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2021-4.htm