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Billet de blog 26 septembre 2023

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En Guinée, islam radical et mémoire de l’esclavage

Gabriel André est doctorant au CERI à Sciences Po. Après quatre mois d’enquête en Moyenne-Guinée, il décrit comment la diffusion tant redoutée de l’islam radical en Afrique de l’Ouest s’ancre avant tout dans des logiques sociales et historiques locales.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Gare routière de Dalaba, novembre 2022 © Gabriel André

L'islam radical et la question de sa diffusion en Moyene Guinée

Située à la marge occidentale du Sahel, la Guinée n’échappe pas à l’inquiétude d’un éventuel basculement djihadiste, sur le modèle du Mali voisin ou du Burkina Faso. La région de Moyenne-Guinée, aussi appelée Fouta-Djallon, est connue pour être l’un des carrefours de l’islam ouest-africain depuis le XVIIIe siècle. Elle attire à cet égard l’attention des autorités régionales et nationales.  

Illustration 2
Carte de la Guinée © Nations-Unis

En juin dernier, le premier ministre guinéen s’est rendu dans la capitale du Fouta-Djallon, Labé, pour représenter le pouvoir militaire à la tête de l’État depuis le putsch de septembre 2021. El Hadj Safioulahi Bah, l’ancien préfet de Labé, affirmait à l’occasion que sa région vivait désormais sous la menace terroriste. Évoquant la prolifération de mosquées clandestines, la proximité avec Bamako, l’homme appelait le premier ministre à s’inquiéter de la montée en puissance de ces « nouveaux musulmans », souvent qualifiés plus ou moins rigoureusement de « wahhabites ». Au sein de cette nébuleuse de croyants, l’ancien préfet dénonçait le cas d’un prédicateur sulfureux en particulier : Abu Bakr, qui aurait reçu chez lui des représentants de Boko Haram, l’organisation terroriste nigériane.

L’argumentaire de l’ancien préfet est révélateur d’une compréhension de la radicalisation religieuse souvent partagée par la presse guinéenne et internationale. Cette conception insiste sur le poids des facteurs extérieurs dans le développement de l’islamisme. Elle pense la radicalisation comme un phénomène se diffusant depuis le Moyen-Orient et la péninsule arabique jusqu’en Afrique de l’Ouest. Or, s’en tenir à cette explication, c’est prendre le risque de n’appréhender qu’à moitié le processus à l’oeuvre, en reconduisant tacitement la caricature héritée de la période coloniale d’un « islam noir » syncrétique et pacifique, dont la violence et la subversion ne pourraient venir que d’ailleurs.

Le poids du passé

Les rivalités religieuses locales s’ancrent plutôt dans l’histoire de la région. La radicalité religieuse n’a rien de nouveau sur les plateaux du Fouta-Djallon. L’islam s’y est imposé à partir de 1725, à la suite d’un djihad lancé par des musulmans soufis, principalement des Peuls, qui ont alors instauré un État théocratique dont l’économie politique était fondée sur l’esclavage. Si la colonisation française a aboli formellement la traite et l’exploitation servile en Guinée, elle a largement profité des hiérarchies sociales en place. Les administrateurs coloniaux ont collaboré avec une partie de l’élite peule, fermant les yeux sur l’exploitation persistante des « captifs », menée au nom de l’islam et de la connaissance coranique. Jusqu’à présent, les stigmates demeurent, en particulier en matière religieuse : les descendants d’esclaves ne sont que très rarement autorisés à diriger une prière le vendredi. Ils doivent alors se rendre dans la mosquée des anciens maîtres, à parfois plusieurs kilomètres de marche. L’émergence de l’islam radical et des pratiques wahhabites dans la région, constatée dès les années 1980, est indissociable de cette histoire longue de l’esclavage et du prestige religieux qui le légitime.

La perpétuation des hiérarchies serviles après l’abolition, ce qu’on appelle le post-esclavage, permet davantage de comprendre la forme prise par l’islam radical dans cette région que l’opposition courante entre un islam soufi africain et un islam « importé ». Entrer en wahhabisme, au Fouta-Djallon, c’est adopter non seulement un ensemble de pratiques, mais aussi une manière d’être, de se vêtir, de se rencontrer, de s’enterrer et de se baptiser qui incarne une légitimité sociale alternative à celle des « grandes familles » peules.

Illustration 3
Un fidèle se rend à la Grande Mosquée de Labé, bastion de l’islam soufi dans la ville, février 2022 © Gabriel André

Pour s’en convaincre, il faut se plonger dans la complexité des rivalités locales. À la fin des années 1990, un groupe de fidèles wahhabites s’appuie sur le financement d’une organisation koweïtienne pour construire, dans le quartier Tata 1 de Labé, une école coranique et une mosquée. Celles-ci deviennent progressivement dans les années 2000 le point de ralliement des réformistes de la région. Mais pour ouvrir leur mosquée le vendredi, ces derniers ont besoin d’un agrément de l’Inspection des Affaires religieuses[1].Seulement, l’Inspecteur régional chargé de délivrer le document s’y oppose. On craint alors que le conflit ne s’envenime, jusque dans les milieux experts du fait djihadiste et du renseignement.

En 2018, le Centre français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), un think tank indépendant traitant des questions de sécurité internationale alerte sur la « pénétration wahhabite en Afrique de l’Ouest ». Le rapport prend l’exemple de Labé. Il évoque « la destruction de la mosquée wahhabite dite Tata 1 », ce qui n’est attesté par aucune information sur place. À en croire le CF2R, l’école coranique adjacente à la mosquée aurait par ailleurs été « prise en main par Diallo Al-Hamdou, un imam wahhabite autoproclamé, ancien infirmier de profession », depuis laquelle il défierait l’Inspecteur régional aux affaires religieuses, El Hadj Badrou Bah. Ainsi présentées, les revendications des wahhabites de Labé prennent bien la forme d’une déstabilisation régionale, orchestrée depuis les pays du Golfe à travers des relais locaux.

Pourtant, Diallo Al-Hamdou n’est pas imam. Il est bien infirmier de profession, mais se définit lui-même, quand je le rencontre pour la première fois, comme un « simple disciple ». Il tient un cabinet médical dans un quartier central de Labé, porte une barbe longue, et sa deuxième femme, qu’il a épousée après s’être tourné vers l’islam wahhabite, revêt un voile intégral. Le septuagénaire occupe depuis les années 2010 la tête d’une Coordination des sunnites de Labé, une organisation informelle chargée de porter les revendications des réformistes auprès des autorités locales. Diallo Al-Hamdou n’est pas un érudit religieux, pourtant son discours porte une charge violente contre les « charlatans » qui officient à ses yeux depuis trop longtemps au Fouta-Djallon. Sa rancoeur ne prend sens qu’à l’aune de sa trajectoire familiale, qu’il a accepté de me confier. Il est né en 1949 dans un ancien hameau d’esclaves, et sait que son ancêtre, qui portait alors un autre nom de famille, Mara, a été vendu aux Peuls à la fin du XIXe siècle. Diallo Al-Hamdou porte le patronyme des anciens maîtres de sa famille, auxquels son père, ancien combattant de l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale, s’était déjà opposé. L’attrait du wahhabisme pour Diallo Al-Hamdou rejoint sa quête de dignité et de respectabilité sociale.

« Chez les wahhabites, celui qui vient, il regarde, il s’intéresse. On ne cherche pas à comprendre s’il est d’une famille, s’il est captif, s’il n’est pas captif. […] C’est pour dire que la noblesse veut persister. Et nous, on refuse. Il faut qu’on sache que chacun est libre » m’explique-t-il.  

Ce qu’il décrit, c’est une forme d’horizontalité des rapports entre fidèles, une distinction religieuse qui ne dépendrait plus de la généalogie. De fait, El Hadj Badrou Bah, à la tête de l’Inspection régionale des Affaires religieuses, imam de la Grande Mosquée de Labé, est issu de l’une des plus illustres familles de la ville. Il est le petit-fils d’un érudit célèbre, Thierno Aliou Bhouba N’Dyiang, qui fascinait déjà les administrateurs coloniaux, et le fils de El Hadj Abderrahmane, ancien ministre des Affaires religieuses entre 1984 et 1987. Auprès de moi, El Hadj Badrou Bah s’amuse des diatribes de Diallo Al-Hamdou, « un infirmier qui ne connaît à l’islam », situant leur antagonisme davantage sur un plan social que sur un plan religieux.

La rivalité de ces deux hommes ne saurait se réduire à un débat doctrinaire entre un islam radical wahhabite et un islam « Africain ». Diallo Al-Hamdou m’a un jour présenté son maître coranique, Boubacar Diallo, qui se fait appeler en arabe (contrairement aux érudits soufis qui ont recours à des termes en langue locale) « Oustaz Abu Bakr ». Ce dernier, tant redouté par l’ancien préfet de Labé, n’est pas un descendant d’esclaves, mais prône un discours égalitaire, allant jusqu’à briser le tabou et marier l’une de ses filles à un ancien captif. Le prédicateur attire autour de lui de nombreux réformistes, dont un nombre important sont des descendants de captifs.

Difficile d’évaluer la dangerosité éventuelle d’Abu Bakr. Il soutient devant moi qu’il n’a jamais accepté de répondre aux sollicitations de Boko Haram et que l’affaire est montée de toute pièce par les autorités locales. Ce que je peux affirmer, en revanche, c’est que Safioulahi Bah, l’ancien préfet de Labé, qui dénonçait le péril que ferait courir Abu Bakr au Fouta-Djallon, est lui-même issu de la grande lignée aristocratique locale.  Il est le frère d’El Hadj Badrou Bah et également descendant de l’érudit Thierno Aliou Bhouba N’Dyiang.

Une chose est sûre : au-delà de la menace djihadiste, sur laquelle je me garderai bien de me prononcer, les wahhabites représentent une menace pour l’ordre social post-esclavagiste, qui semble toutefois avoir de belles années devant lui. 

[1] Une instance publique qui se décline à l’échelle nationale, régionale, préfectorale et sous-préfectorale.

Pour aller plus loin : 

Article version longue

Numéro de politique Africaine consacré à la Guinée

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