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Lumières tamisées, presque aucun client : il est trop tôt pour dîner. Je remarque un rideau de velours rouge, tout au fond à gauche, et je demande une place à proximité, d’un air si candide qu’on me l’accorde immédiatement. En grignotant des radis, seul dans la grande salle, voici ce que j’ai entendu. Là, j’ai entendu un long, un très long blanc. Comme un interminable bâillement. Troublé, j’ai fait tomber ma fourchette. Et j’ai senti une agitation de l’autre côté du rideau.
— Si je vous ai tous réunis ici, chers amis…
— Excuse-moi, Arnaud, l’interrompt une voix féminine, mais c’est moi qui ai pris cette initiative…
— Vous n’avez pas eu mes messages ? J’ai passé la semaine à essayer de vous joindre !
— En te filmant en même temps, ça n’a pas dû être évident… En pleine remontada, en plus !
— Ça va, Jean-Luc, pas besoin de tes sarcasmes. Vous ne vous rendez pas compte qu’il y a le feu ? Si nous continuons comme ça, la gauche ne sera même pas au second tour. Les Français auront le choix entre Macron…
— C’est-à-dire la droite.
— Oui, Fabien, oui. Entre la droite et la droite…
— Ou bien entre la droite et l’extrême droite…
— Ou bien entre l’extrême droite et l’extrême droite…
— Il faut réagir !
— C’est décidé : je mets ma candidature au pot commun !
— Merci Arnaud. Moi aussi, j’en ai marre de faire des propositions que personne n’écoute. Même les profs haussent les épaules quand je leur dis que je vais les augmenter !
— En plus, excuse-moi Anne, mais j’ai mis quarante-cinq minutes pour arriver jusqu’ici en voiture.
— Tu n’avais qu’à prendre le métro, Jean-Luc ! Je croyais que tu étais un homme du peuple.
— Oh, lâche-moi, madame 3% !
— On se calme ! Il faut réussir à se mettre d’accord, sinon on court à la catastrophe.
— Pourquoi pas, mais comment ?
— C’est simple : chacun d’entre nous va dire en vertu de quelle autorité il se porte candidat. On choisira celui qui incarne le mieux l’autorité du peuple de gauche.
— D’accord, je commence. Mon Parti est le parti des congés payés, de la Résistance, de la Sécurité sociale. Son autorité est historique. Je ne suis que son serviteur.
— On avait remarqué, Fabien. Mais tu oublies de dire que ton parti a aussi l’autorité de Staline, de l’écrasement du Printemps de Prague, de la guerre d’Afghanistan.
— Comment oses-tu, camarade ?!
— Bon, au suivant. À toi, J-L.
— Mon autorité est celle du peuple en colère, celle de la multitude qui gronde et qui souffre. Et ce peuple, je l’incarne dans ma personne. Comme lui, je tonne, je vitupère.
— On avait remarqué aussi…
— Exactement, Yannick. Moi, je ne représente pas l’autorité traditionnelle, fondée sur le passé, comme Fabien, ni l’autorité légale-rationnelle qui t’a élu à la primaire écolo – ces deux formes dont parle Max Weber dans Le Métier de politique. Mon autorité à moi est charismatique. Le peuple, c’est moi ! La République, c’est moi !
— OK boomer ! Mais mon autorité d’écologiste est celle que convoque Diderot. Elle est fondée “sur le degré de science et de bonne foi qu’on reconnaît dans la personne qui parle”. Je vous rappelle que Denis poursuit : “C’est donc les lumières et la sincérité qui sont la vraie mesure de l’autorité dans le discours. Ces deux qualités sont essentiellement nécessaires. Le plus savant et le plus éclairé des hommes ne mérite plus d’être cru, dès qu’il est fourbe ; non plus que l’homme le plus pieux et le plus saint, dès qu’il parle de ce qu’il ne sait pas.” En tant que spécialiste de l’environnement, je sais de quoi je parle…
— Non, les amis, non ! L’autorité ne vient pas de vos qualités personnelles, de votre charisme, de la légitimité de votre parti. Comme le dit Habermas, “ce ne sont pas des intuitions privées qui décident de l’argument convaincant, mais les positions, liées par un accord rationnellement motivé, prises par tous ceux qui participent à la pratique d’échange public de raisons”. Ainsi, “toutes les explications et informations pertinentes doivent être verbalisées et examinées”. C’est pourquoi, comme Arnaud, je propose de nous soumettre au vote des militants.
Là, j’ai entendu un long, un très long blanc. Comme un interminable bâillement. Troublé, j’ai fait tomber ma fourchette. Et j’ai senti une agitation de l’autre côté du rideau.
— Christiane, c’est toi ?!
— Mais non, détends-toi, Anne. On n’a pas invité l’Icône. On peut bien se débrouiller sans elle, non ?
Nouveau silence.
— Bon, ben, je dois y aller. Il faut que j’en réfère au Parti.
— On est bien tous d’accord. La prochaine fois que je vous appelle, vous décrochez, n’est-ce pas ?
— Oui, oui, t’inquiète. On a eu raison de se réunir. On a bien compris qui représentait l’autorité légitime.
Je me suis faufilé dehors avant qu’ils ne quittent les lieux. En rentrant chez moi à pied, j’ai réfléchi au conflit des autorités auquel je venais d’assister. Si chacun a sa propre définition de l’autorité qu’il incarne, c’est peut-être que la gauche elle-même ne fait plus autorité, et ne contraint plus personne à se retirer au profit des autres. Un peu comme en 2002, avec une gauche plurielle divisée aux présidentielles. Avec quel second tour, déjà ? Ah oui, Chirac contre Le Pen père. Si l’on veut éviter la répétition de ce scénario risqué, il faudrait peut-être commencer par se demander pourquoi les idées de gauche ne s’imposent plus comme naguère. Mais ça, ça ne se règle pas par des coups de téléphone. Ni par un dîner de famille.
Michel Eltchaninoff, rédacteur en chef de Philosophie magazine.
Ce billet, paru initialement dans la lettre de Philosophie magazine, est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur, nous l'en remercions ici très chaleureusement. Abonnez-vous à la Lettre quotidienne de Philosophie-Magazine.