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Billet de blog 10 octobre 2025

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Histoires de démissions ministérielles - épisode 9: Joseph Caillaux

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Un ministre des Finances de gauche au sommet de sa carrière, un directeur de journal de droite décidé à le faire tomber par une campagne de presse très agressive, une épouse à bout de nerfs prête à tout pour mettre fin au déballage quotidien de sa vie privée. Tels sont les ingrédients d’un drame politique, médiatique et judiciaire qui se joue à la veille de la Première guerre mondiale.

Le 16 mars 1914, vers 17h30, une femme élégante se présente au 28 rue Drouot dans le 9ème arrondissement de Paris, siège du journal Le Figaro et demande à rencontrer le directeur Gaston Calmette. Après une heure d’attente, l’huissier la conduit auprès du directeur qui fait entrer la visiteuse dans son bureau. Celle-ci sort immédiatement un revolver de son manchon, tire cinq balles sur Calmette (dont une dans le rectum), le blessant mortellement. Puis elle se laisse conduire sans résistance au commissariat de l’arrondissement. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans Paris provoquant des attroupements de badauds et des manifestations spontanées de militants royalistes conspuant le régime car la meurtrière est la femme du ministre des Finances Joseph Caillaux, ancien président du Conseil, président du Parti radical, un des hommes politiques les plus influents du moment.

                          Joseph Caillaux                           Gaston Calmette                 Le meurtre fait la une des journaux 

Henriette Caillaux n’a pas choisi sa cible au hasard. Entre son mari et Le Figaro, la guerre est déclarée depuis plusieurs années. Bien qu’issu d’un milieu privilégié et fortuné, Joseph Caillaux, inspecteur des Finances, spécialiste des questions fiscales, défend, depuis son entrée dans la vie politique, un projet moderne d’impôt sur le revenu unique et progressif - déjà en vigueur dans plusieurs pays européens - considéré comme un progrès social par les gauches, mais redouté par les élites politiques et financières conservatrices. Ministre des Finances d’octobre 1906 à juillet 1909, il bataille pendant un an et demi à la Chambre des députés pour faire voter sa réforme fiscale en mars 1909 (par 388 voix contre 129). Parmi les journaux de droite, Le Figaro est un des plus hostiles à cette réforme qui risquerait selon lui d’impacter négativement l’économie française à cause de prélèvements excessifs et de diviser les Français entre eux en favorisant la délation fiscale. Le quotidien mène une véritable croisade contre le ministre, espérant aboutir à sa démission ou au moins à un échec du projet devant le Sénat. Ce qui advient d’ailleurs : l’impôt sur le revenu bute sur la commission des Finances composée de modérés de droite comme Raymond Poincaré. Puis sommeille au Palais du Luxembourg jusqu’en décembre 1913, date à laquelle Joseph Caillaux reprend la direction des Finances publiques dans le cabinet Doumergue, très ancré à gauche, avec la ferme intention de franchir l’obstacle sénatorial. Mais il trouve une nouvelle fois sur sa route Le Figaro qui lance une campagne extrêmement violente contre lui.

Caillaux n’est pas surpris : outre sa détermination à faire passer l’impôt sur le revenu, il est le principal responsable de la chute du gouvernement de droite précédent, dirigé par Louis Barthou, ami de Calmette. De plus, il veut ramener la durée du service militaire de 3 à 2 ans ; pour la droite, le nouveau chef du Parti radical, leader potentiel de la gauche, est devenu l’homme à abattre. Il est étonné, en revanche, que le patron du Figaro, Gaston Calmette, habituellement assez discret et pondéré, signe lui-même les trois quarts des articles (au total 110 en trois mois !), notamment les plus virulents. A-t-il été manipulé par les responsables de droite (Poincaré, Barthou, Briand, Klotz) souhaitant le plus la mise hors-jeu de Caillaux ? C’est ce que suggère ce dernier dans ses Mémoires écrites bien plus tard à la fin de sa vie pour régler ses comptes. Il se murmure aussi que Calmette aurait agi par jalousie comme le note le futur député nationaliste de Paris Henri Galli dans son Journal politique le 14 mars 1914 : « La haine entre Calmette et Caillaux est dit-on, plus que politique. Le second s’est paraît-il laissé surprendre en bonne fortune avec la très jolie Mlle Ballat, la maîtresse de Calmette »[1]. Quel qu’en soit la cause, la campagne orchestrée par Calmette a pour but de discréditer politiquement Caillaux en mettant en évidence un comportement financier problématique. Par exemple, sa collusion avec le grand capital international via des établissements comme le Crédit foncier égyptien ou le Crédit foncier argentin dont il préside les conseils d’administration. Cela permet à Calmette de reprendre fréquemment dans ses articles l’expression de « ploutocrate démagogue » déjà utilisée par Aristide Briand à propos de Caillaux.

Après une accalmie pendant les fêtes de Noël, une nouvelle phase de la campagne démarre le 8 janvier sur « les combinaisons secrètes de M. Caillaux », de supposés trafics d’influence, détournements de fonds publics, chantages sur des établissements financiers, violations des règles de la comptabilité publique et de la fiscalité sur les titres étrangers, mutations scandaleuses de hauts fonctionnaires. « Je ne m’en souciais guère. Tout cela était si ridicule, les démentis pleuvaient avec une si parfaite régularité (…) ces agressions quotidiennes ne me causaient qu’une impression d’agacement, le bourdonnement du moustique autour de la tête de l’homme qui travaille » écrira Caillaux[2] dans son style arrogant si particulier. Le « moustique » Calmette cherche alors à piquer un peu plus fort en révélant, le 10 mars, le scandale politico-financier de l’affaire Rochette dans lequel il fait de Caillaux le protecteur d’un escroc de la finance ayant détourné 120 millions de francs (l’équivalent de 47 milliards d’euros actuels). Et plus encore par la publication, le 13 mars, d’une lettre intime envoyée par Caillaux (qui signe « Ton Jo ») à son ex-femme Berthe Gueydan en juillet 1901 dans laquelle le ministre se vante d’un succès parlementaire auprès de celle qui était encore sa maîtresse : « J’ai écrasé l’impôt sur le revenu en ayant l’air de le défendre, je me suis fait acclamer par la droite et par le centre et je n’ai pas trop mécontenté la gauche ». Si l’on ne remet pas cette phrase dans son contexte politique (la réforme fiscale ayant peu de chances de passer, le président du Conseil Waldeck-Rousseau, pour ménager sa majorité fragile, avait demandé à son ministre de temporiser), elle fait apparaitre Caillaux comme un homme cynique et peut ruiner définitivement sa carrière.

Mais au-delà de l’impact catastrophique sur l’image publique de son époux, cet article du 13 mars plonge Henriette Caillaux dans une très grande nervosité pour une autre raison : Berthe Gueydan, mue par un esprit de vengeance, a peut-être livré à Calmette d’autres lettres intimes dérobées à son ex-mari révélant la liaison extra-conjugale entre « Jo » et « Riri » bien avant leur mariage. Chaque jour, Henriette, qui veut à tout prix préserver sa fille du scandale, vit dans la hantise de voir sa vie privée dévoilée dans la presse. Le 16 mars au matin, quand elle déplie fébrilement Le Figaro elle voit tout de suite en une un nouvel article de Calmette intitulé « Intermède comique : les notes biographiques de Jo » dans lequel deux mots retiennent son attention : « imprudentes correspondances ». Après avoir fait une scène à son mari pour qu’il agisse enfin[3], Henriette Caillaux consulte un haut magistrat qui lui aurait répondu que dans un cas comme celui-là, « la justice est impuissante, il faut se défendre soi-même »[4]. Même si son mari, avant de partir tranquillement au Sénat, lui a promis d’aller « casser la gueule » à Calmette en cas de publication de leur correspondance amoureuse, Mme Caillaux décide de prendre les devants : prétextant un état grippal, elle téléphone à l’ambassade d’Italie pour annuler sa présence au diner prévu ce soir-là (tout en précisant que son mari viendrait seul), rédige une lettre pour expliquer à son mari le sens de son geste (« La France et la République ont besoin de toi ; c’est moi qui commettrai l’acte »), se fait conduire chez un armurier où elle achète un Browning qu’elle charge dans la voiture, puis descend au siège du Figaro.          

Le ministre des Finances apprend la nouvelle de l’attentat alors qu’il s’exprime devant les sénateurs. Blême, abasourdi, il se rend au commissariat de police, s’entretient quelques instants avec sa femme, puis remet sa démission au président du Conseil qui finit par l’accepter après plusieurs refus.      Le procès d’Henriette Caillaux se tient du 20 au 28 juin 1914 devant la cour d’assises de la Seine. Il passionne l’opinion, beaucoup plus que les évènements internationaux qui sont en train de conduire l’Europe vers la guerre. Mme Caillaux est acquittée au bénéfice du doute sur ses intentions de tuer. Pour Joseph Caillaux, l’affaire Calmette marque clairement un tournant dans sa vie et dans sa carrière : écarté de la scène politique pendant dix ans, traduit devant la Haute Cour de justice pour intelligences avec l’ennemi pendant la guerre, condamné à trois ans de prison, il refait toutefois surface au Sénat notamment au sein de la puissante commission des Finances et même deux brèves réapparitions comme ministre des Finances en 1925-26. Même si le personnage est toujours aussi antipathique, peu apprécié par ses contemporains, il fait alors figure de sage, régulièrement sollicité sur les questions financières. « Son » impôt sur le revenu a finalement été voté pendant la guerre. 

[1] Henri Galli, Journal politique de la Grande Guerre 1914-1918 : la IIIème République sur le vif, vol.1, PUR, 2022, p 62

[2] J.Caillaux, Op.cit., p338

[3] Dans l’heure qui suit, Caillaux demande à Poincaré d’intervenir pour faire cesser cette campagne. Le président de la République s’engage seulement à parler à Me Bernard, ami de Calmette. Cette réponse ne satisfait pas Caillaux, mais ne le surprend pas venant d’un adversaire politique qu’il soupçonne de duplicité.  

[4] J.Caillaux, Op.cit., p345

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