Episode 6 : 13 décembre 1892 : Maurice Rouvier , ministre des Finances mis en cause dans le scandale de Panama
Parmi les ministres affairistes de la IIIème République, Maurice Rouvier occupe une place importante. Après des études de droit, cet aixois se lance dans des activités bancaires, commerciales, journalistiques et commence une carrière politique dans le sillage de Gambetta. Député des Bouches-du-Rhône, président de la commission du Budget, ministre du Commerce, président du Conseil (1887), il est ministre des Finances sans discontinuer (rare à l’époque pour être signalé !) de février 1889 à décembre 1892 ; c’est une figure incontournable du régime républicain qui a su montrer ses compétences et s’imposer comme un des meilleurs spécialistes des questions économiques et financières au Parlement. Rouvier est respecté et écouté au palais Bourbon comme au palais Brongniart. Sa réussite rapide dans les affaires, d’autant plus fascinante qu’il est issu d’une famille modeste (son père était restaurateur), a été jusque-là un atout indéniable pour sa carrière politique. Il la doit à son intuition, à sa grande capacité de travail, mais aussi à son ambition débordante (le luxe de ses hôtels particuliers en témoigne) et son absence de scrupules pour y arriver. Son enrichissement semble en effet reposer en bonne partie sur des malversations financières, des pots de vin et commissions occultes. Habitué aux campagnes calomnieuses orchestrées par la presse de droite, y compris sur sa vie privée (il s’est marié à une écrivaine de 14 ans son aînée !), Rouvier s’en moque. Son habileté à se défendre et ses relations, douteuses mais influentes, lui ont plusieurs fois évité d’être éclaboussé dans des scandales…jusqu’à celui de Panama.
Au moment où Ribot, début décembre 1892, constitue son gouvernement dans lequel il maintient Maurice Rouvier aux Finances, cela fait déjà trois mois que la presse d’extrême droite, en particulier La libre Parole, publie quotidiennement des articles très détaillés visant à informer l’opinion publique, notamment les petits épargnants ruinés, sur les déboires de la Compagnie du canal de Panama et les agissements coupables de leurs dirigeants. Les administrateurs et les agents financiers de la Compagnie (le baron de Reinach, Cornélius Herz) sont les premiers visés, mais les journalistes dénoncent aussi la corruption d’une partie de la classe politique, une centaine de parlementaires qui se seraient laissés acheter (on les surnomme « les chéquards ») pour voter des lois permettant à la Compagnie de lever des fonds supplémentaires sur le marché français, ce qui n’a pas empêché la faillite (début 1889) d’une entreprise mal gérée dès le départ. Où est passé l’argent des souscripteurs ? Qui est responsable de la faillite ? Quels hommes politiques faut-il blâmer ? Face à la lenteur, volontaire, de la procédure judiciaire, la presse d’opposition a donc décidé de briser le silence et de livrer des noms. Or, celui de Rouvier est de plus en plus cité car le ministre des Finances entretient des liens personnels et professionnels étroits avec Reinach et Herz ; de plus, il figure sur la liste des « chéquards », les 104 parlementaires présumés corrompus. L’étau s’est encore resserré autour de lui depuis la mort suspecte du baron de Reinach (présentée officiellement comme un suicide) dans la nuit du 19 au 20 novembre 1892 : La Libre Parole révèle que Rouvier est un des derniers, avec Georges Clémenceau et Cornélius Herz, à avoir vu le baron vivant. Voyant la polémique enfler et son image se dégrader jour après jour (caricaturistes et chansonniers s’en donnent à cœur joie), le ministre préfère démissionner pour, dit-il, être plus libre de répondre aux accusations sans porter préjudice au gouvernement.
A peine connue, la nouvelle de son retrait se trouve au centre des discussions dans les couloirs de la Chambre des députés et le ministre démissionnaire vient lui-même à la tribune pour apporter des explications. « Pour affirmer son innocence, écrit Maurice Barrès, il frappa sur sa poitrine et sur la table de la tribune »[1]. Rouvier confirme ses relations avec le baron de Reinach qui l’a à plusieurs reprises aidé financièrement, notamment lorsqu’il était président du Conseil et avait dû emprunter pour faire barrage au boulangisme[2] . Reinach attendait en retour que Rouvier puisse mettre son influence politique à son service si besoin était, ce qui fut le cas avec la campagne de presse menée par La Libre Parole ; le baron aurait demandé à son ami le ministre des Finances d’intervenir auprès de Cornélius Herz et de Clémenceau, pensant que ces derniers avaient les moyens de calmer les journaux les plus virulents contre lui. La démarche ayant échoué et Reinach ayant appris qu’il allait être poursuivi en justice, il se serait donné la mort. Cette version est confirmée par Clémenceau dans une lettre rendue publique et permet à Rouvier de justifier sa présence auprès du baron peu avant sa mort. « Ma démarche a peut-être été imprudente, reconnait-il devant les députés, mais elle était humaine et généreuse ». Malgré tout, la levée de son immunité parlementaire est votée le 20 décembre (ainsi que pour neuf autres « chéquards ») et il doit passer devant la cour d’assises pour corruption. L’ex-ministre est cependant confiant car on ne peut pas prouver qu’il a touché de l’argent de la Compagnie de Panama, il sait aussi que son poids politique et financier joue en sa faveur. Maurice Barrès, impressionné par la puissance du personnage, le décrit comme le plus combattif et le plus habile face à l’accusation : « Ah le beau gladiateur, payant de sa personne, inépuisable en ressources, érudit dans toutes les ruses parlementaires ». Comme il s’y attendait, Maurice Rouvier bénéficie d’un non-lieu en février 1893 et peut poursuivre ses affaires, ce qu’il fait immédiatement, mais plus discrètement. Sa carrière ministérielle, elle, est mise entre parenthèses jusqu’en 1902, date à laquelle il fait un spectaculaire retour au premier plan, d’abord aux Finances, puis à la présidence du Conseil et aux Affaires étrangères. Le scandale de Panama est alors très loin et plus personne ne se souvient du rôle qu’il y a joué.
[1] Maurice Barrès, Leurs figures, Juven, 1902
[2] Mouvement nationaliste et antiparlementaire issu du programme du général Boulanger, populaire ministre de la Guerre en 1886-87