Episode 3 : 9 octobre 1883 : le Général Thibaudin (Guerre), un militaire trop à gauche pour Jules Ferry
Après la mort de Léon Gambetta (31 décembre 1882), Jules Ferry apparait comme la seule personnalité républicaine capable de rassembler une large majorité allant des radicaux au Centre gauche. Son deuxième gouvernement (février 1883-mars 1885) établit un record de durée pour l’époque, mais au prix de méthodes et de nombreux remaniements qui font rapidement voler en éclat la fragile « gauche plurielle ». Le général Thibaudin, ministre de la Guerre, est une des premières victimes de ces règlements de compte.
Ferry a beaucoup hésité avant d'intégrer Thibaudin à son équipe. Si, contrairement à la plupart de ses prédécesseurs au ministère de la Guerre, le républicanisme du général ne fait aucun doute (les appréciations péjoratives de ses supérieurs dans son dossier militaire en attestent), c'est sa proximité avec les radicaux, situés alors à l'extrême-gauche de l'échiquier politique (les radicaux sont surnommés les « Intransigeants » par la gauche modérée et la droite), qui pose problème au président du Conseil ; Ferry est en effet l'objet de violentes attaques de la part des journaux radicaux, notamment sur sa politique coloniale, qualifiée de ruineuse et d'aventureuse par Georges Clémenceau. Le général Thibaudin a cependant pour lui ses bons états de service dans l'armée[1], le soutien appuyé du président de la République Jules Grévy et il permet à Ferry de constituer un ministère de concentration républicaine regroupant, pour la première fois depuis 1879, les principaux courants de gauche dans le but de vraiment gouverner, de durer pour mieux enraciner la République.
Malgré le bon accueil de la presse républicaine et l’ovation réservée par la Chambre au général Thibaudin, Ferry comprend vite que la partie va être serrée avec les radicaux qui d'emblée dénoncent son autoritarisme et mettent la pression sur le nouveau ministre de la Guerre pour « faire le ménage » parmi les cadres de l'armée en barrant la route aux adversaires (ou supposés comme tels) du régime. Ferry est agacé par la campagne incessante menée par les journaux radicaux La Lanterne ou La France contre son ministère et par « la faiblesse évidente du pauvre Thibaudin » (ce sont les mots de Ferry) qui, selon lui, se laisse manipuler par les « Intransigeants ». De son côté, le général ressent l'hostilité à peine dissimulée de ses collègues et les relations avec le président du Conseil sont difficiles. Les incidents vont se multiplier entre les deux hommes, d'abord au sujet du marquis de Galliffet considéré comme un réactionnaire par les radicaux (pour avoir, il est vrai, participé à la répression de la Commune de Paris en 1871) : le général Thibaudin veut lui retirer le commandement des grandes manœuvres de cavalerie d'automne, mais Ferry s'interpose et confirme Galliffet à son poste. De même, lorsque le chef du gouvernement cherche à renforcer l'armée envoyée à la conquête du Tonkin, le ministre de la Guerre tergiverse en invoquant la nécessité de convoquer les chambres et d'obtenir leur accord. Enfin, le général Thibaudin se fait remarquer par son absence au cours de la visite officielle du roi d'Espagne Alphonse XII, le 29 septembre 1883. Officiellement, il est victime d'un accès de goutte, mais Ferry n'y croit pas ; pour lui, Thibaudin a rompu volontairement la solidarité gouvernementale, au risque de provoquer des tensions diplomatiques avec l'Espagne. Il faut dire que dans cette affaire, le président du Conseil n'a pas non plus été ménagé par la presse d'extrême gauche qui voyait d'un mauvais œil la venue en France de ce souverain en conflit avec les républicains dans son pays et reçu avec les honneurs par l’Allemagne de Bismarck. C'est sous les huées d'une partie de la foule parisienne que le roi d'Espagne visite la capitale aux côtés du président Grévy.
Ferry saisit l'occasion de cet incident diplomatique pour se séparer de ce général récalcitrant qui ne lui attire que des ennuis et risque de remettre en question son autorité sur le gouvernement. La dernière conversation entre les deux hommes au conseil des ministres est tendue, le ministre de la Guerre refuse de donner sa démission au président du Conseil et lui fait comprendre qu'il ne reconnaît qu'une seule autorité, celle du président de la République. C'est donc à l'Elysée que le général Thibaudin rédige, le 5 octobre 1883, sa lettre de démission dans laquelle il déplore le procédé utilisé par ses « ennemis politiques » (Ferry et ses amis) : profiter de la vacance du parlement pour priver le ministre d'une explication devant les représentants de la nation. Jusqu’au bout, le ministre de la Guerre n’a pas voulu perdre la face, mais c’est le président du Conseil qui a eu le dernier mot, au prix d’une rupture totale avec la gauche radicale. Dans son éditorial du 6 octobre, le directeur de L'Intransigeant Henri Rochefort s’indigne : « il est sans exemple que le chef d'un ministère ait exigé la démission ou le renvoi d'un ministre sous prétexte que son contact le gêne ou que sa figure lui déplaît ». L’incident Thibaudin inspire au Constitutionnel (journal de la droite républicaine) ce commentaire sans filtre sur les coulisses du pouvoir : « Le public ne se doute pas des guerres qui se font au sommet du pouvoir, des jalousies qui s’excitent, des rancunes qui se forment, et ils s’en tiennent généralement aux notes de l’agence Havas ou des feuilles officieuses répétant à l’envi que l’accord le plus complet règne et n’a jamais cessé de régner au sein du gouvernement. Mais pour qui s’occupe de politique, pour qui connait le dessous des cartes, le monde gouvernemental n’est en réalité qu’une affreuse pétaudière »[2].
[1] Même si la presse réactionnaire l’accuse, à tort, d’avoir eu une attitude déloyale vis-à-vis de ses camarades lors de la guerre contre la Prusse.
[2] Article du 6 octobre 1883