Épisode 4 : 20 novembre 1883 : Paul Armand Challemel-Lacour
le « ministre-Damoclès » (affaires étrangères) de Jules Ferry
Après la démission du général Thibaudin (voir épisode 3), c’est au tour du ministre des Affaires étrangères de jeter l’éponge. Le 20 novembre 1883, l’agence Havas rend publique la lettre de Challemel-Lacour, adressée au président Grévy : « l’état de ma santé, sérieusement atteinte depuis quelques mois, ne me permet plus de remplir avec l’application nécessaire la fonction que vous m’aviez fait l’honneur de me confier ». Elle confirme ainsi les bruits qui couraient dans la presse depuis deux mois : le responsable de la diplomatie française, âgé de 56 ans, souffre des yeux, du foie, de calculs biliaires entraînant parfois de fortes douleurs et une fatigue quasi-permanente. Il est aussi épuisé nerveusement, en proie au doute et même au découragement, au point d’avoir envisagé sa démission dès le début du mois de septembre .A ce moment-là, il est en effet confronté, comme ses collègues de la Marine et de la Guerre, à l’enlisement dans l’expédition du Tonkin, mais en tant que principal négociateur avec le gouvernement chinois, c’est lui qui est en première ligne pour affronter les critiques des parlementaires et de la presse d’opposition. Cette dernière ne lui fait pas de cadeau : « Un ministre impossible » titre Le Constitutionnel, « le parfait diplomate » ironise Le Figaro. Lorsque Challemel-Lacour décide de prendre deux semaines de repos, Le Gaulois conseille : « il ferait mieux de se retirer tout à fait ou d’entreprendre un voyage au Tonkin : là, il pourra jouir des résultats de sa détestable politique »[1]…
Pendant que le locataire du Quai d’Orsay prend les eaux à Vichy, puis à St Jean-de-Luz, c’est Jules Ferry qui assure l’intérim : « Je fonctionne comme Affaires étrangères » écrit-il à sa femme[2]. Et cela ne lui déplaît pas : les problèmes de santé et l’éloignement du ministre donnent au président du Conseil l’occasion de gérer un portefeuille qu’il se serait volontiers attribué au départ. Si Ferry l’a proposé à Challemel-Lacour, c’était surtout dans le but d’intégrer un représentant influent du groupe gambettiste[3], l’Union républicaine, afin de consolider la majorité gouvernementale sur sa gauche. Il savait aussi pouvoir compter sur les talents oratoires et l’expérience diplomatique de Challemel, ambassadeur de France en Suisse, puis en Angleterre. Cependant, ce n’est pas un expert de la diplomatie, c’est avant tout un intellectuel, un écrivain agrégé de philosophie usant, parfois abusant, de sa liberté de parole, ne ménageant pas toujours ses interlocuteurs, pouvant se montrer suffisant, ombrageux ou désagréable, notamment dans les périodes où la santé physique et le moral viennent à lui faire défaut. Ferry s’en rend compte pendant l’été 1883, quand les négociations avec les représentants chinois piétinent, après les revirements incessants du ministre des Affaires étrangères et ses déclarations susceptibles de blesser l’orgueil national chinois ; dès septembre, il reprend la main avec la ferme intention de faire mieux respecter la présence française au Tonkin, tout en évitant l’escalade militaire avec la Chine.
Quand il revient en octobre, Challemel-Lacour est amoindri physiquement et, surtout, il n’est plus le maître des lieux, c’est Ferry qui gère les dossiers, les réunions, organise les réceptions comme celle du roi d’Espagne, reçoit les ambassadeurs. Le chef-adjoint du cabinet de Challemel-Lacour, Gabriel Hanotaux, futur ministre des Affaires étrangères, témoigne sur cette omniprésence du président du Conseil : « quand nous entrions dans le cabinet du ministre, il n’était pas rare que ne nous apparût pas, derrière la barbe blanche de notre ministre, les grands favoris noirs de Jules Ferry ». De même, au Parlement, même si Challemel-Lacour prononce encore quelques bons discours, c’est souvent Ferry qui répond aux interpellations : au cours d’une séance consacrée une nouvelle fois aux moyens supplémentaires demandés pour le Tonkin, le chef du gouvernement se permet de dire depuis la tribune, devant Challemel-Lacour assis au banc des ministres, qu’il a consulté lui-même les éléments du dossier et n’a pas pris en compte les déclarations du ministre des Affaires étrangères !
Après une telle humiliation, le « ministre-Damoclès »[4] est plus que jamais déterminé à démissionner. Au-delà du motif officiel de la santé, bien réel, ce départ sonne comme un aveu d’échec personnel pour lui, comme l’explique sans détour La Justice, journal radical dirigé par Clémenceau : « M.Challemel-Lacour n’a pas pris dans ce cabinet le rôle auquel semblait l’appeler sa haute éloquence, son passé, ses états de service, l’estime attachée à son caractère, et l’énergie un peu mordante dont il avait fait preuve jusqu’ici. Ministre des Affaires étrangères, responsable devant les chambres de nos relations extérieures, en réalité il était considéré par M.Ferry comme un sous-ordre ». Sans le dire aussi ouvertement, la presse gouvernementale reconnait les insuffisances du professeur de philosophie à ce poste ; on peut ainsi lire dans Le Temps, organe officieux de la diplomatie française : « à partir d’aujourd’hui, J.Ferry devient officiellement ce qu’il était réellement et nécessairement [ministre des Affaires étrangères]. La bonne conduite de nos affaires ne peut donc qu’y gagner ».
Dans les mois suivants, trois autres ministres vont démissionner ou être démissionnés, jusqu’à ce que Jules Ferry soit lui-même renversé par la Chambre des députés le 30 mars 1885. Toujours sur la question du Tonkin.
[1] Le Gaulois, 15 septembre 1883
[2] Lettre du 19 septembre 1883, Correspondance, 1914, p 348. J.Ferry signe la correspondance officielle comme « ministre des Affaires étrangères par intérim »
[3] Challemel-Lacour était un proche collaborateur de Gambetta, notamment au journal La République française
[4] Surnom donné par Ferry à Challemel-Lacour car sa démission est toujours suspendue