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Billet de blog 28 juillet 2025

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Histoires de démissions ministérielles - épisode 7: les antidreyfusards

Cet épisode raconte comment, en septembre-octobre 1898, trois ministres de la guerre successifs ont manifesté leur opposition à la révision du procès Dreyfus.

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          L’année 1898 marque un tournant dans l’Affaire Dreyfus, cette histoire d’espionnage (transmission d’informations militaires sensibles à l’ambassade d’Allemagne) dans laquelle le capitaine d’origine alsacienne et de confession juive, Alfred Dreyfus, est condamné à la dégradation et à la déportation à vie à l’île du Diable en Guyane, à l’issue d’un procès (décembre 1894) à charge et à huis clos, reposant essentiellement sur un « dossier secret » imaginé de toutes pièces par l’état-major. Le tout dans l’indifférence générale : l’opinion publique est rongée par l’antisémitisme, la quasi-totalité de la classe politique et de la presse considère que « le traitre juif » mérite son châtiment. L’affaire Dreyfus ne devient l’Affaire qu’après le fameux article d’Emile Zola, « J’accuse », publié le 13 janvier 1898 dans le journal de Clémenceau L’Aurore : l’écrivain y dénonce la machination dont le capitaine Dreyfus a été victime, cite les noms des officiers supérieurs coupables d’avoir envoyé au bagne un innocent afin de protéger la véritable « taupe » (le commandant Esterhazy) dont l’identité vient d’être révélée dans la presse par Mathieu Dreyfus, le frère d’Alfred. Alors qu’Esterhazy est acquitté par un conseil de guerre, Zola est condamné à un an de prison ferme pour diffamation. Mais son « pavé dans la mare » redonne espoir aux Dreyfusards qui lancent une campagne pour la révision du procès de 1894. Trois ministres de la Guerre vont tenter de stopper cette marche vers la révision et l’acquittement de Dreyfus.

          Le premier, Godefroy Cavaignac (1853-1905), sans être militaire, est un ardent nationaliste soucieux de défendre à tout prix l’honneur de l’armée (son père était général, ministre de la Guerre en 1848). A peine installé, en juin 1898, il déclare qu’il va « liquider l’affaire ». Il étudie en détail le « dossier secret », récemment alimenté par des pièces factices (le nouveau ministre l’ignore) fabriquées par la « Section de statistique » à la demande du général Billot, en extrait plusieurs documents qu’il présente aux députés, lors de la séance du 7 juillet 1898, comme des preuves indiscutables de la culpabilité de Dreyfus. C’est un succès, Cavaignac est applaudi sur tous les bancs de l’hémicycle, l’affichage de son discours est voté à la quasi-unanimité. Mais il veut aller plus loin en s’en prenant directement aux principaux Dreyfusards avant qu’ils n’organisent la résistance : le lieutenant-colonel Picquart, ancien chef du Service de renseignements considéré par l’état-major comme un traitre à la solde du « Syndicat juif » depuis qu’il a découvert et révélé la preuve de la culpabilité d’Esterhazy (le fameux « Petit Bleu »), est arrêté pour communication de documents secrets, puis renvoyé en correctionnelle. Dans son élan répressif, Cavaignac envisage même de traduire en Haute Cour de justice du Sénat tout l’Etat-major dreyfusard, y compris les avocats de Dreyfus et de Zola, Me Demange et Labori, pour complot ou attentat !

         Cependant, le 13 août, le ministre de la Guerre apprend, par son officier d’ordonnance, le capitaine Cuignet, que les documents utilisés devant la Chambre, notamment la lettre mentionnant Dreyfus, sont des faux élaborés par le commandant Henry. Au lieu de transmettre cette information essentielle à ses collègues du gouvernement, Cavaignac la dissimule, maintient et poursuit sa croisade antidreyfusarde ; le commandant Henry ne sera interrogé que le 30 août, plus de deux semaines après la découverte de Cuignet ! Les aveux du commandant Henry, puis son suicide le lendemain, la démission du chef d’Etat-major, la volonté d’une moitié du gouvernement (dont le président du Conseil Henri Brisson et le ministre des Affaires étrangères Théophile Delcassé) d’engager sans tarder le processus permettant la révision du procès ne changent rien à la détermination du ministre de la Guerre qui ne voit pas en quoi tous ces évènements remettent en question le verdict de 1894. Il est soutenu dans son entêtement par plusieurs collègues ce qui paralyse les conseils, fragilisant ainsi chaque jour un peu plus le cabinet. La situation finit par se débloquer le 3 septembre, le jour même où Mme Dreyfus dépose auprès du Garde des Sceaux une demande en révision du procès de son mari. Cavaignac décide enfin de démissionner. 

          Le départ de Cavaignac fait perdre au gouvernement le soutien de la droite nationaliste, mais évite une crise gouvernementale. Brisson doit trouver rapidement un ministre de la Guerre « révisionniste » ou, tout du moins, n’ayant pas d’avis tranché sur la question. Il songe au général Zurlinden (1837-1929), gouverneur militaire de Paris, ministre discret en 1895. Depuis la révélation des faux documents, le crédit de l’armée est quelque peu entamé auprès de l’opinion. Or, Zurlinden jouit d’une bonne réputation parmi ses pairs, il a la confiance du président de la République Félix Faure et n’a pas d’ennemis dans les milieux politiques. Henri Brisson se rend aux Invalides pour échanger avec le gouverneur militaire qui ne lui semble pas opposé à la révision, bien au contraire. En fait, le général accepte le poste plus par devoir que par enthousiasme. Et à une condition : prendre connaissance par lui-même du « dossier secret » qui a entraîné la condamnation de Dreyfus. Le président du Conseil y répond favorablement, persuadé d’avoir trouvé l’homme de la situation.

          La première démarche du nouveau ministre, auprès de son collègue de la Marine, semble confirmer qu’il envisage sérieusement la révision puisqu’elle consiste à organiser le retour en France de Dreyfus. Cependant, en quelques jours (trois précisément), le général Zurlinden change radicalement de position : dès le 10 septembre, il fait savoir au président du Conseil et au garde des Sceaux que les bases pour engager la révision du procès Dreyfus sont insuffisantes. Pourquoi ce revirement ? A-t-il été guidé, comme il le dira dans ses Souvenirs, par son intime conviction après une étude impartiale des pièces du dossier ? Peut-être, mais le plus probable est qu’il a subi l’influence des conseillers ministériels les plus déterminés à faire échouer la révision, notamment le général Roger et le capitaine Cuignet qui faisaient déjà parti de l’entourage de Cavaignac : ils ont orienté la réflexion du ministre, l’ont monté contre le lieutenant-colonel Picquart. Le général Zurlinden se comporte plus comme un zélé subordonné de Roger et Cuignet que comme leur supérieur hiérarchique puisqu’il décide d’ouvrir une information contre Picquart pour « faux et usage de faux » (à propos du « Petit Bleu ») et plaide contre la révision du procès au conseil des ministres du 12 septembre, semant le doute dans l’esprit des hésitants. Cependant, au conseil du 17 septembre, la quasi-totalité du gouvernement suit le président du Conseil et le garde des Sceaux dans la saisine de la commission de révision. Le ministre de la Guerre en tire les conséquences en remettant le soir même sa lettre de démission, douze jours seulement après sa nomination. Comme ses prédécesseurs, il se dit convaincu, après une « étude approfondie du dossier judiciaire » de la culpabilité de Dreyfus et rejette « toute autre solution que celle du maintien intégral du jugement » : on ne saurait être plus solidaire et loyal vis-à-vis de ses camarades de l’état-major !

          Un peu dépité par ce revirement inattendu, le président du Conseil Brisson fait appel au général Chanoine (1835-1915), « indiqué par des amis » dira-t-il. Les amis ne sont pas toujours bons conseillers…Ce saint-cyrien, sans avoir de mauvais états de service, est loin de faire l’unanimité dans les milieux militaires et politiques : il y est dépeint comme quelqu’un de peu fiable et d’ambitieux. Brisson ne semble pas s’inquiéter du fait que le nouveau ministre de la Guerre garde les mêmes conseillers que ses prédécesseurs (notamment ceux qui ont « retourné » Zurlinden en trois jours) ou qu’il place un de ses hommes à la tête du Service de renseignements où sont conservés tous les dossiers sensibles de l’Affaire. Un incident dès les premiers jours prouve que le général Chanoine ne joue pas franc-jeu avec Brisson : il concerne le lieutenant-colonel Picquart contre lequel le général Zurlinden avait décidé d’ouvrir une information pour « faux et usage de faux ». Picquart étant convoqué d’abord devant la justice civile (il a été renvoyé en correctionnelle début septembre), Brisson demande à Chanoine de remettre à plus tard l’ouverture d’une enquête militaire, dont l’idée même doit de toute façon être discutée en conseil des ministres. Or, le lendemain, le président du Conseil apprend qu’une instruction est officiellement ouverte contre Picquart qui est transféré de la Santé, prison civile, au Cherche-Midi, prison militaire. Brisson a beau fulminer contre Chanoine, lequel se contente de renvoyer la responsabilité des poursuites à Zurlinden (il n’a pas totalement tort, même si ce n’est pas très loyal), le gouvernement est mis devant le fait accompli, il laisse le champ libre à l’appareil judiciaire militaire, s’interdisant toute intervention, au nom de la séparation des pouvoirs.  

          C’est un gouvernement en sursis et désuni qui se présente devant les députés le 25 octobre 1898, jour de rentrée du Parlement, pour y affronter 18 interpellations. Certes, un mois plus tôt, il a décidé, malgré l’avis négatif rendu par la commission de révision, de saisir la Cour de cassation pour examiner la demande en révision du procès Dreyfus, mais seulement par 6 voix contre 4 (le général Chanoine s’est abstenu) à l’issue d’un conseil mélodramatique au cours duquel plusieurs ministres ont brandi des menaces de démission. Dans un pays plus que jamais clivé par l’Affaire, les rumeurs d’un coup d’Etat préparé par les milieux nationalistes vont bon train, au point que le Palais-Bourbon est surveillé par les forces de police. Dans la salle des Pas Perdus, des bruits courent également au sujet du ministre de la Guerre qui serait démissionnaire. Dès l’ouverture de la séance, dans un climat tendu, le président du Conseil demande le renvoi des interpellations sur l’Affaire Dreyfus afin de la placer uniquement sur le terrain judiciaire. Il n’en faut pas plus pour déclencher le vacarme et faire monter à la tribune le député nationaliste Paul Déroulède, qui demande à la Chambre de renverser immédiatement « ce cabinet de malheur » coupable selon lui d’avoir outrepassé son mandat et laissé outrager l’armée. « Dussions-nous, ajoute-t-il, par nos votes éclabousser ce général Chanoine… ». 

          L’intéressé demande aussitôt la parole et bondit à la tribune où il prend la place de Déroulède. Bruits, exclamations, rires, applaudissements : on est au spectacle ! Après un intermède au cours duquel le président Deschanel tente (difficilement) de calmer tout le monde, le général Chanoine, impatient, s’exprime enfin : il s’est résigné à accepter le portefeuille « par devoir et par dévouement à l’armée, à mon pays et à la République » quitte à s’exposer à des soupçons ou à de l’impopularité. Puis il précise que son avis sur cette « affaire néfaste » est le même que ses prédécesseurs, avant de conclure « je dépose ici, à cette tribune, ma démission de ministre de la Guerre » et de quitter d’un pas rapide, la salle des séances dans un brouhaha général ! C’est totalement inattendu, inédit et contraire aux usages, un ministre ne pouvant remettre sa démission qu’au président de la République. Pendant que Brisson, encore sonné, tente de sauver son cabinet en réaffirmant la « suprématie du pouvoir civil », le général démissionnaire se rend à l’Elysée demandant à voir Félix Faure, mais celui-ci, scandalisé par l’attitude irresponsable de Chanoine, refuse de le recevoir et comme le général insiste, il est menacé d’expulsion par les gardes du Palais.

A la Chambre, malgré les efforts désespérés du président du Conseil, le gouvernement Brisson est finalement renversé. L’Affaire Dreyfus connaitra encore de nombreux rebondissements jusqu’à la réhabilitation définitive du capitaine en 1906. Le général Chanoine, quant à lui, ne fera plus la une des journaux, mais son nom restera associé à la démission spectaculaire d’un ministre au cours d’une séance parlementaire, les commentateurs parlant alors de « coup de Chanoine » ou de « coup à la Chanoine ».

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