Il est l’un des plus éphémères ministres de la IIIème République. Son tort ? Avoir voulu agir immédiatement, persuadé de pouvoir mettre en œuvre ses idées réformatrices destinées à rendre l’administration des impôts plus efficace… Dix jours plus tard, les journaux soutenant la majorité gouvernementale annoncent la démission de Jean-Jules Clamageran, qualifiant ses initiatives de précipitées et d’« inopportunes », trait d’humour faisant référence aux « Opportunistes », les républicains modérés héritiers de Gambetta et Ferry, au pouvoir dans les années 1880-1890. Pourtant, ces mêmes journaux avaient accueilli favorablement sa nomination le 6 avril 1885.
Le Temps ne tarissait pas d’éloges sur le nouveau ministre qui « passe pour être la sagesse, la prudence, la réflexion en personne ; il a été choisi comme réalisant l’idéal du bon père de famille que nos finances réclament aujourd’hui ». Jean-Jules Clamageran semblait en effet avoir le bon profil pour occuper ce poste : il collabore au Journal des Economistes, a publié une monumentale Histoire des impôts en France, étude sérieuse et documentée l’imposant comme un des spécialistes du sujet, et surtout, depuis quelques années, il travaille à la section financière au Conseil d’Etat. Son apparence physique elle-même, toute en rondeurs, inspire confiance.
Cependant, Clamageran n’a pas une grande expérience politique : il a exercé très peu de mandats (Adjoint à la mairie de Paris pendant quelques mois en 1870-71, conseiller municipal du 16ème arrondissement, sénateur depuis 1882) et a échoué deux fois aux élections législatives. De plus, ce protestant d’une grande rigueur morale a des principes avec lesquels il ne veut pas transiger, il n’est pas prêt aux compromis politiques, fut ce pour défendre un portefeuille ministériel : « j’estime qu’un honnête homme ne peut exercer le pouvoir qu’à la condition d’y appliquer les idées qu’il a défendues, soit dans l’opposition, soit par la parole, soit par la plume » déclare-t-il dans un entretien donné au journal républicain de gauche Le National le 18 avril 1885, au lendemain de sa démission. Les idées qu’il défend sont libérales, il considère qu’il faut réformer le personnel administratif pour le rendre plus efficace et moins lourd pour le budget de l’Etat, en supprimant par exemple les trésoriers-payeurs généraux (sortes de fonctionnaires-usuriers qui avancent des fonds au Trésor en échange d’intérêts à taux variable ) dont les tâches pourraient être assurées, selon lui, par la Banque de France. Attaché à l’équilibre budgétaire, il rejette plusieurs points du projet préparé par son prédécesseur et veut le modifier avant de le défendre au Parlement : « j’étais notamment opposé à la création du compte spécial des chemins de fer (…) et j’avais l’intention de demander l’établissement de nouvelles taxes, spécialement sur les alcools pour équilibrer les recettes et les dépenses » précise-t-il aux journalistes du National. Dans le même but, il propose de souscrire à brève échéance un nouvel emprunt afin de combler le déficit.
En évoquant trop ouvertement ses projets de réforme, Clamageran suscite des réactions hostiles au sein de sa propre administration, une des plus conservatrices, mais aussi parmi ses collègues majoritairement opposés aux réformes et à l’emprunt envisagés. En outre, certains journaux d’opposition (en particulier L’Echo de Paris) prétendent que le ministre de l’Intérieur aurait demandé en vain à Clamageran d’accepter aux Finances d’anciens préfets révoqués auxquels (selon une tradition !) on accordait ainsi une compensation. Au bout de dix jours, le ministre des Finances comprend qu’il ne parviendra pas à imposer ses idées et que l’objectif principal du gouvernement dirigé par Henri Brisson est de tenir jusqu’aux élections législatives d’Octobre 1885, sans faire de vagues…Il remet sa démission, officiellement pour des problèmes de santé (il souffre en effet de la goutte et peut difficilement se déplacer), mais les observateurs ne sont pas dupes et se permettent quelques bons mots ; Henri Rochefort, directeur du journal socialiste L’Intransigeant, conclut ainsi son éditorial du 18 avril : « nous n’admettons pas la goutte de M. Clamageran, à moins qu’elle ne serve à faire déborder le vase ». Cette façon de masquer les divisions internes du gouvernement en invoquant des problèmes de santé n’est pas rare sous la IIIème République (voir épisodes 3 et 4)
Jean-Jules Clamageran est remplacé par le ministre des Travaux Publics, Sadi Carnot (futur Président de la République), puis redevient sénateur jusqu’à son décès en juin 1903[1]. Son nom est plus souvent cité pour ses travaux d’histoire financière ou ses ouvrages sur le protestantisme[2] que pour son bref passage au pouvoir.
[1] Il fait partie des inamovibles de la Haute Assemblée
[2] Représentant du protestantisme libéral sous le Second Empire, il a publié en 1857 De l’état actuel du protestantisme en France