Episode1 : 9 novembre 1875 : démission d’Agénor BARDOUX (Sous-secrétaire d’Etat à la Justice) au sujet du mode de scrutin
Après le vote des principales lois constitutionnelles de la IIIème République, en février et juillet 1875, il s’agit du premier membre d’un gouvernement officiellement républicain (en réalité très conservateur) à donner sa démission.
Son tempérament, sa physionomie et son parcours ne correspondent pas tout à fait au profil type d’un homme politique de l’époque parvenu à ce niveau du pouvoir. Poli, courtois, délicat, honnête, sincère, consciencieux, serviable, bienveillant, tolérant, fidèle en amitié… sont les adjectifs qui reviennent le plus sous la plume de ses contemporains, qu’ils soient des amis ou des adversaires politiques. Physiquement, il ressemble davantage à un membre du clergé ou à un acteur de théâtre qu’à un parlementaire. Issu de la petite bourgeoisie provinciale, il est d’abord avocat et entre deux plaidoiries, écrit des vers, publie même un volume, encouragé par Gustave Flaubert. Féru d’histoire, il mène des recherches qui aboutiront plus tard à des essais, des biographies notamment (sur La Fayette, Chateaubriand, Guizot…).
Bardoux a déjà quarante ans lorsqu’il entre en politique, mais en l’espace de deux ans (1869-1871), il passe de conseiller municipal à maire de Clermont-Ferrand, puis député du Puy-de-Dôme. Dans une Assemblée nationale chargée de reconstruire le pays après la défaite contre la Prusse et d’établir un nouveau régime en pratiquant le compromis permanent entre les différentes tendances de républicains et de conservateurs, cet homme du juste milieu (il siège au Centre Gauche au milieu de républicains modérés respectueux des religions) capable de dialoguer cordialement avec tous les groupes se montre très à l’aise. Il se fait remarquer par son travail efficace en commission, son éloquence à la tribune, sa force de persuasion lors des débats. Sa proximité avec l’entourage de Thiers (Chef de l’Exécutif de 1871 à 1873) et avec les Orléanistes (Centre Droit) lui ouvre les portes du pouvoir lorsque l’un de ses leaders, Louis Buffet, forme un gouvernement en mars 1875.
Ce n’est toutefois pas à Buffet que Bardoux doit sa nomination, mais à Jules Dufaure, son collègue centriste, redevenu ministre de la Justice. Ce politicien chevronné âgé de 75 ans (il a été ministre sous Louis-Philippe !) choisit Bardoux comme sous-secrétaire d’Etat car il apprécie ses qualités humaines, ses puissantes facultés de travail et sa droiture dans les idées. Cependant, la présence d’un membre du Centre Gauche qui fréquente Jules Ferry (Bardoux est son témoin de mariage) et Léon Gambetta (ils se croisent au salon de Juliette Adam, un des plus influents dans les milieux républicains) déplaît fortement aux légitimistes du gouvernement, notamment le vicomte de Meaux. Dufaure tient bon, usant de son poids politique et de ses bons rapports avec le maréchal de Mac-Mahon pour apaiser les tensions et faire accepter son sous-secrétaire d’Etat.
Les vives discussions, lors des premiers conseils, autour de cette nomination illustrent les divisions entre un Centre Droit qui défend une ligne « très nettement conservatrice » (selon les propres termes de Buffet) et un Centre gauche déterminé à consolider le régime républicain dont les fondations sont encore bien fragiles. Auprès de son ministre de tutelle, Agénor Bardoux participe à la rédaction de circulaires envoyées aux procureurs dans le but de favoriser les pratiques républicaines.
Dans l’optique des prochaines élections législatives, prévues en février 1876, la question cruciale du mode de scrutin est rapidement posée. Buffet et les ministres conservateurs se prononcent, dès juillet 1875, en faveur du traditionnel scrutin uninominal censé favoriser les notables locaux. Le vice-président du conseil en fait même une priorité, il souhaite engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale en posant la question de confiance. Or, les ministres de Centre gauche (Dufaure, Léon Say) ne remettent pas en question le choix de ce mode de scrutin. Agénor Bardoux est le seul, au sein du cabinet, à soutenir, comme de nombreux républicains de gauche (derrière Gambetta), le scrutin de liste départemental. Le scrutin uninominal conduirait, selon la gauche, au clientélisme électoral, comme sous le Second Empire avec la pratique des candidats officiels, alors que le scrutin de liste ferait des députés élus, selon l’expression de Gambetta, « les mandataires de la France » et non ceux d’intérêts particuliers. Il favoriserait le débat d’idées, et donc la démocratie, plutôt que les querelles de personnes, limiterait les risques de corruption et de pressions.
Le sous-secrétaire d’Etat à la Justice est dès lors conscient qu’il ne pourra pas rester dans un gouvernement avec lequel il est en désaccord sur un sujet aussi important. De plus, le discours qu’il prononce en août à la distribution des prix du lycée Henri IV est condamné par ses collègues conservateurs ; Bardoux y dénonce la loi sur la liberté de l’Enseignement supérieur votée en juillet par l’Assemblée grâce aux voix de la droite monarchiste et catholique. Buffet intervient pour que ce discours ne soit pas publié au Journal Officiel, ce qui fait dire au ministre des Finances Léon Say : « Il est évident que Buffet veut se débarrasser de Bardoux et, quand il aura trouvé une porte pour cela, il nous y fera passer à notre tour »[1]. Les proches de Gambetta sont eux aussi persuadés que les attaques et les pressions subies par Bardoux à la suite de ce discours l’ont poussé à la démission[2]. Le sous-secrétaire d’Etat avait probablement pris sa décision au début de l’été quand le gouvernement a annoncé son intention d’engager sa responsabilité sur le scrutin uninominal. Il a attendu la reprise de la session parlementaire, en novembre, pour remettre sa lettre de démission à Dufaure (qui tente en vain de le retenir) et au président Mac-Mahon.
Le geste honorable de Bardoux est salué par une grande partie de la presse, y compris celle qui soutient le scrutin uninominal. Ce dernier est finalement adopté par l’Assemblée le 30 novembre 1875, mais n’assure pas aux conservateurs le succès escompté aux élections de février 1876, remportées par les Républicains, dont Bardoux, réélu dans le Puy-de Dôme. Après avoir été ministre de l’Instruction publique en 1878 (cabinet Dufaure) et préparé la loi sur l’enseignement primaire gratuit et obligatoire (appelée loi Ferry car la politique est souvent ingrate !), Agénor Bardoux poursuit loyalement, aux côtés de Gambetta, en 1879-80, son combat pour le scrutin de liste. Ce dernier est finalement établi pour les élections de 1885, mais les républicains, devancés par les monarchistes au premier tour, se font peur et reviennent au scrutin uninominal.
Dans ses dernières années, tout en restant sénateur (il fait partie des inamovibles), Bardoux prend ses distances avec la politique pour consacrer plus de temps à ses activités littéraires et à ses amis. L’arrière-grand père de Valéry Giscard d’Estaing faisait passer ses idées, ses passions et sa vie personnelle avant les honneurs ministériels.
[1] Cité dans Pascal-Raphaël Ambrogi, Louis-Joseph Buffet et l’avènement de la IIIème République, Atlantica, 1998, p195
[2] C’est ce qu’indique le député Edmond Adam dans une lettre à sa femme datée du 10 novembre 1875, publiée dans Adam Juliette, Mes souvenirs, vol 6, 1908, p287