Samuel Possémé

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Billet de blog 1 septembre 2025

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Histoires de démissions ministérielles - épisode 8 : Albert Sarraut

Les années 1904-1907 sont marquées par une forte agitation sociale caractérisée par la multiplication et l’allongement des mouvements de grève partout en France et dans la plupart des branches d’activité. C’est dans un climat social électrique que Georges Clemenceau accède au pouvoir pour la première fois de sa carrière. Contrairement à lui, Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur, est conscient de la gravité de la crise...

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Les années 1904-1907 sont marquées par une forte agitation sociale caractérisée par la multiplication et l’allongement des mouvements de grève partout en France et dans la plupart des branches d’activité.

L’augmentation des salaires, la réduction du temps de travail (la journée de huit heures), l’amélioration des conditions font partie des principales revendications ouvrières soutenues par des syndicats dont certains, comme la Confédération générale du travail fondée en 1895, affirment leur indépendance vis-à-vis des partis politiques et se radicalisent en tenant un discours de plus en plus révolutionnaire.

C’est dans ce climat social électrique que Georges Clemenceau accède au pouvoir pour la première fois de sa carrière, à 65 ans, d’abord au ministère de l’Intérieur (mars 1906), puis à la présidence du Conseil (octobre 1906). Pas forcément hostile aux mouvements sociaux, mais profondément attaché au maintien de l’ordre républicain, l’ancien « tombeur de ministères » à la Chambre se transforme en quelques mois, malgré lui peut être, en « briseur de grèves ». Face à la colère des mineurs du Nord-Pas-de-Calais, traumatisés par la catastrophe de Courrières (un terrible coup de grisou, le 10 mars 1906, qui provoque 1099 morts et 696 blessés), le nouveau ministre de l’Intérieur, après avoir cherché en vain à apaiser la situation sur place, envoie 20000 soldats. Il use aussi de tous les moyens pour s’opposer aux fonctionnaires contestataires ayant eu l’audace de créer des syndicats (interdits en droit dans les services publics), notamment chez les instituteurs et les postiers ; nombre d’entre eux sont révoqués ou déplacés.

 Devenu président du Conseil, Clemenceau est confronté à des manifestations syndicales qui dégénèrent et surtout à une crise de surproduction viticole en Languedoc qui tourne rapidement en crise sociale et politique : le charismatique cafetier-vigneron d’Argeliers, Marcelin Albert, rejoint par le maire socialiste de Narbonne Ernest Ferroul parvient à mobiliser de plus en plus de personnes lors de grandes manifestations populaires (80000 à Narbonne le 5 mai, 500000 à Montpellier le 9 juin) exigeant du gouvernement des mesures urgentes pour stopper l’effondrement des cours du vin et lutter contre la fraude. Le désordre commence à se répandre dans la région, des soldats du 100ème régiment d’infanterie casernés à Narbonne se joignent même aux manifestants, refusant d’obéir aux ordres de leurs supérieurs. Marcelin Albert et Ernest Ferroul lancent une grève de l’impôt et incitent les maires des quatre départements de la région (Aude, Gard, Hérault, Pyrénées-Orientales) à démissionner par solidarité avec les viticulteurs. Situation intolérable pour Clemenceau qui demande à son ministre de la Guerre, le colonel Picquart, de sanctionner les soldats mutins et écrit à tous les maires pour leur ordonner de rester à leur poste. Cette politique répressive est de plus en plus mal supportée par son collaborateur le plus direct Place Beauvau, le jeune sous-secrétaire d’Etat Albert Sarraut.

Les frères Sarraut sont associés au parti radical qui domine la vie politique au début du XXème siècle : Albert siège au comité exécutif du parti, y donne des conseils juridiques en tant qu’avocat, son frère Maurice occupe une place très influente à La Dépêche de Toulouse feuille radicale dans laquelle Clemenceau publie de temps en temps. « Le Tigre » a repéré chez Albert les qualités qui feront de lui un homme de gouvernement, ministre à vingt-cinq reprises. Il partage avec lui sa passion pour les œuvres d’art, la peinture et la sculpture en particulier. Le nommer à l’Intérieur est un moyen pour Clemenceau « d’acheter » le soutien des radicaux parmi lesquels il est contesté. Mais le vieux stratège semble avoir sous-estimé le degré d’attachement du député de l’Aude à ses terres languedociennes, mais aussi le degré de colère des populations locales[1]

Contrairement à son « patron », Albert Sarraut est conscient de la gravité de la crise ; il n’a cessé d’alerter l’Etat, depuis le conseil général de l’Aude ou depuis la tribune de la Chambre, sur le problème de la mévente des vins et sur la fraude. Dans le conflit qui éclate au printemps 1907 entre le gouvernement et les vignerons du Midi, le sous-secrétaire d’Etat est constamment à l’écoute de ces derniers. Il n’hésite pas à défendre leurs revendications en conseil des ministres quitte à se faire reprendre sèchement par Clemenceau.

Il est en contact avec les maires des villages qu’il connait bien pour faire en sorte que les manifestations se déroulent dans le calme et que l’appel à la démission des élus lancé par Ernest Ferroul ne soit pas suivi (il l’est cependant par plus du tiers des maires dans l’Aude). Tout en soutenant le mouvement social, Sarraut cherche à faire prévaloir la légalité républicaine, il tente aussi de tempérer l’ardeur répressive du « premier flic de France », pousse à la négociation avec les meneurs Albert et Ferroul. Mais la médiation échoue, mettant Sarraut hors-jeu et ouvrant la voie à la répression : le gouvernement mobilise 33000 soldats pour rétablir l’ordre.

Le sous-secrétaire d’Etat, écartelé entre son affection profonde pour Clemenceau et sa sympathie pour le mouvement des viticulteurs, rédige le 17 juin une lettre de démission très digne dans laquelle il fait preuve d’une grande franchise : « Les évènements dont mon arrondissement est le théâtre ne me permettent pas de vous continuer la collaboration que je vous ai donnée, depuis quinze mois, avec une fidélité sans réserve. Ils m’enlèvent, avec la possibilité de défendre jusqu’au bout au sein du gouvernement la cause de ceux qui m’accueillirent comme un fils adoptif, la liberté d’esprit nécessaire pour vous prêter tout l’appui que vous êtes en droit d’exiger de votre collaborateur le plus direct. C’est une question de loyauté et de conscience de vous le dire. Vous me connaissez assez pour savoir qu’aucun autre mobile – aucun – ne me détermine en cette circonstance ».

Son attitude loyale vis-à-vis du président du Conseil est cependant mal perçue dans son département de l’Aude surtout après les affrontements des 19 et 20 juin à Narbonne qui se soldent par six morts et après l’arrestation de Ferroul. Clemenceau sort malgré tout vainqueur de la crise en décrédibilisant publiquement Marcellin Albert qui a naïvement accepté une invitation Place Beauvau et un billet de train pour son retour. La colère des viticulteurs du Midi retombe début juillet, mais Ernest Ferroul, une fois libéré, reprend le flambeau et l’emporte aux élections cantonales face au candidat soutenu par Sarraut dans son propre fief, ce qui montre la méfiance d’une partie de l’électorat audois vis-à-vis de l’ancien sous-secrétaire d’Etat.

Illustration 1

Aux élections législatives de 1910, Albert Sarraut est malgré tout réélu député de la deuxième circonscription de Narbonne face à Ferroul. Vingt sept ans plus tard, en tant que ministre de l’Intérieur, il sera confronté à un nouveau cas de conscience après l’assassinat, à Marseille, du roi de Yougoslavie Alexandre Ier et du ministre des Affaires étrangères Louis Barthou… et il démissionnera pour assumer sa part de responsabilité dans la défaillance des services de sécurité ce jour-là.  

[1] Au ministre des Finances Joseph Caillaux, inquiet de l’ampleur du mouvement, Clemenceau répond : « Vous ne connaissez pas le Midi. Tout cela finira par un banquet »

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