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Billet de blog 18 juillet 2024

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Le retour des vieilles pratiques ?

« Nous pensions que les efforts fournis pour garantir les libertés de pensée et d’opinion protégeaient les savants, les chercheurs et autres acteurs du débat collectif. Le débat d'idées serait-il aujourd’hui sur le point de devoir fermer pour raisons politiques ? » Après la garde à vue du chercheur François Burgat, un ensemble d'universitaires s'inquiètent de la dérive répressive qui touche les libertés de pensée et d’opinion.

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Qui se souvient des démêlées de l’historien Henri-Irénée Marrou ? Figure tutélaire de l’histoire française, professeur en Sorbonne, il avait su, avant beaucoup, déceler le piège mortel de la guerre d’Algérie poussant, selon ses propos, à l’emploi « de moyens infects que sont les camps de concentration, la torture et la répression collective ». Signant en avril 1955 une tribune dans le Monde, il concluait par « cela est une honte pour le pays de 1789 et de l’Affaire Dreyfus ». L’affaire allait-elle susciter débats parlementaires ou prises de conscience ? Dans un premier temps, la réponse gouvernementale fut de dépêcher en urgence la DST pour éplucher scrupuleusement les fiches du professeur afin de savoir si ce dernier n’était pas un nervi des « terroristes ». Hubert Beuve-Méry sonna alors le tocsin rappelant aux anciens résistants qui gouvernaient alors la France qu’ils allaient trop loin.

Nous pensions ce temps révolu ; nous pensions que les efforts fournis pour garantir les libertés de pensée et d’opinion protégeaient les savants, les chercheurs et autres acteurs du débat collectif. Nous avons reçu un cinglant démenti en début de semaine. Le chercheur à la retraite, François Burgat, connu pour ses travaux sur l’islam politique, entendu des années durant devant les instances nationales (Assemblée Nationale, Sénat, etc.) pour son expertise sur ces mouvements, a dû répondre d’une convocation pour « apologie du terrorisme ». La cavalcade allait-elle s’arrêter à un simple entretien ? Il fut placé en garde à vue pour une journée, au cours de laquelle il dut expliquer aux enquêteurs ses écrits, les entretiens qu’il a pu conduire au cours de sa carrière et ses conclusions de recherche. Reprenant l’objet de l’accusation, il devait conclure : « Ce n’est pas parce que je dois reconnaître qu’il y a eu un mouvement de nature terroriste le 7 octobre que je dois criminaliser le mouvement de libération palestinienne ». Au sortir de cette journée, l’affaire n’est pas classée ; l’information judiciaire, prolongée.

Nous sommes donc loin d’une simple erreur ou d’une accusation suivie d’une procédure ordinaire de l’administration. Nous sommes bien en présence d’instances policières et judiciaires, répondant aux directives du Ministre de la justice, voulant s’inviter dans le débat des idées. La liberté d’opinion des intellectuels a toujours reposé en France sur leur capacité à nourrir leur réflexion de manière autonome et sur la garantie des libertés académiques, notamment par la puissance publique, qui envoie ici un message singulièrement inquiétant.

Que l’on soit en désaccord ou favorable aux analyses et prises de position des uns et des autres est une tout autre histoire : celle qui revient à tout citoyen qui écoute, réfléchit, tranche, choisit. Elle ne peut être celle d’autorités qui s’arrogeraient le droit de regarder les écrits d’un chercheur, jugés par ses pairs, pour criminaliser une position. Comme le professeur Bayart le craignait, « Avec la garde à vue de François Burgat, la France rejoint le peloton de tête de l’illibéralisme universitaire aux côtés de la Hongrie de Viktor Orban, de l’Italie de Giorgia Meloni, de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. »

Il est bien triste de voir la France de 2024 renoncer à ses valeurs fondamentales. Espérons que ce moment deviendra vite un mauvais souvenir. Dans le cas contraire, il faudra que les chercheuses et chercheurs, mais aussi les écrivains, les scientifiques mais aussi tous les citoyens, sachent qu’en France, nul n’est protégé dans la défense de ses idées. Le débat d'idées serait-il aujourd’hui sur le point de devoir fermer pour raisons politiques ?

Signataires :

Zahra Ali,

Professeure de Sociologie à Rutgers (USA)

Pierre Blanc, chercheur, CNRS.

Thierry Boissière, maitre de conférence,

Université Lumière Lyon 2

Myriam Catusse, directrice de l’Ifpo (Beyrouth)

Jean-Paul Chagnollaud, Professeur émérite des universités

Olivier Compagnon, professeur d’histoire contemporaine, Université Sorbonne Nouvelle (IHEAL) / IUF

Juliette Dumond, maitre de conférence, IHEAL

Isabelle Grangaud, directrice de recherche, CNRS

Sari Hanafi, Professeur, American University of Beirut

Roger Heacock, Professeur d’histoire émérite, université de Birzeit

Steven Heydemann, Professeur, Smith College (USA)

Richard Jacquemond,

professeur, Aix-Marseille Université

Augustin Jommier, maitre de conférence, INALCO

Salam Kawakibi, directeur, CAREP

Rashid Khalidi, professeur d’histoire, Columbia University.

Thomas Lacroix, directeur de recherche, CERI, Sciences Po

Stéphanie Latte-Abdallah, directrice de recherche, CNRS.

Henry Laurens, professeur au Collège de France

Agnès Levallois, Vice-présidente de l’Iremo

Alain Levallois, Inspecteur général honoraire de l'éducation nationale.

Elisabeth Longuenesse, Directrice de recherche émérite, CNRS

James Macdougall, professeur d’histoire, Oxford

Rémi Madinier, Directeur de recherche au CNRS

Alain Messaoudi, maitre de conférence, Nantes.

Matthieu Rey, directeur des études contemporaines (Beyrouth)

Jihane Sfeir, professeure, Université libre de Bruxelles

Massimiliano Trentin, professeur d’histoire (Bologne)

Bjørn Olav Utvik, professeur, University of Oslo

Jihad Yazigi, directeur de Syria Today

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