Je suis née en France, de parents kabyles originaires du village de Guenzet qui est situé à la limite de Sétif. L’adresse administrative précise qu’il fait partie de la wilaya de Sétif.
En 1972, à mon adolescence, lors de mon premier séjour "au bled", à Guenzet qui est donc à quelques dizaines de kilomètres seulement de Sétif, cette ville et plus encore les terribles massacres qui y ont été perpétrés par l’armée française à partir du 8 mai 1945 résonnent dans ma tête ; de même la mémoire de ceux qui ont été précipités dans les ravins. En France, dans les années 1970, les immigrés d’origine algérienne parlaient "doucement" de Sétif, plutôt par allusion et sans donner beaucoup de détails.
Dans ma famille, c’est un cousin et militant nationaliste de la première heure, Mohand Ghafir, qui nous parlait régulièrement de la manifestation du 8 mai 1945 dans le centre de Sétif et des événements qui ont suivi : la répression sanglante d’abord puis les massacres dans cette ville comme à Guelma et Kherrata.
Longtemps enfouie, cette mémoire particulièrement douloureuse a ainsi ressurgi et avec elle la nécessité de faire en sorte qu’elle sorte de l’oubli dans lequel elle a trop longtemps été rejetée. Cela vaut également pour les massacres consécutifs à la manifestation du 17 octobre 1961 appelée par la fédération de France du Front de libération nationale pour protester contre le couvre-feu raciste imposé aux « Français musulmans d’Algérie » depuis le 5 octobre de la même année.
Là encore, cet oncle a joué un rôle important pour transmettre la connaissance de ce qu’il s’était passé alors et pour faire de cette dernière un motif de mobilisation porté par la volonté de faire reconnaître ces événements
De là, cet engagement, mon engagement pour arracher ces histoires et cette histoire à l’oubli et au mépris. Histoire des immigrations algériennes et histoire des Algérien-ne-s nés en France puisque je vis cette double appartenance, n’en déplaise à certains qui, plus que jamais, stigmatisent les héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale.
Pour moi, vivre en France appelle une transmission culturelle et historique de ce qu’il s’est passé en Algérie, à Paris et dans les quartiers populaires de la région parisienne avant, pendant et après le 17 octobre 1961. S’interroger aussi, comme nos parents, sur un retour au pays alors nous n’y avons jamais vécu. Demeurer plutôt en France s’impose en fait sans oublier ni l’Algérie, ni son histoire coloniale particulièrement meurtrière et douloureuse.
La suite ? Ce sont des engagements collectifs et la création, dans les années 1990, de l'association Au nom de la Mémoire, avec Mehdi Lallaoui, pour porter cette volonté de connaissance et de reconnaissance, pour laisser des traces de nos histoires qui sont indissociables de ce qu’il est convenu d’appeler la grande Histoire.
Elle nous appartient, certes, mais elle est aussi celle de la France et celle qu’une certaine France ne veut pas voir ou pire encore falsifie ou nie. Réalisateur, Mehdi Lallaoui est notamment l’auteur de documentaires essentiels consacrés aux massacres du 8 mai 1945 en Algérie et à ceux du 17 octobre 1961 à Paris et dans la région parisienne.
Sur ces sujets, je me suis particulièrement engagée dans un travail de transmission de connaissance et de mémoire en direction de publics scolaires, entre autres, afin de transmettre cette histoire coloniale qui est aussi celle des luttes menées dans les colonies et en métropole pour les droits et libertés démocratiques, et pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
En cette année du 80e anniversaire des massacres du 8 mai 1945 en Algérie, il est plus que temps de compléter les cérémonies relatives à la fin de la Seconde Guerre mondiale et à la victoire contre le nazisme par d’autres consacrées crimes commis par les armées françaises agissant sous l’autorité du Gouvernement provisoire de la République en ce mois de mois et dans les semaines qui ont suivi.
Si la conjoncture politique est difficile, il est plus que jamais indispensable de dire haut et fort ce qu’il s’est passé là-bas comme en témoignent plusieurs vœux adoptés par des conseils municipaux qui exigent une reconnaissance claire et précise de ces événements.
Samia Messaoudi, journaliste, féministe et militante antiraciste et anticolonialiste.