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Billet de blog 22 avril 2025

Massacres du mai 1945 en Algérie : le complot prémédité ?

Le 8 mai 1945 est une date marquante dans l’histoire de l’Algérie et de la France. Même si les travaux d’historiens français et algériens, notamment, ont permis de lever le voile sur le déroulement de ces massacres, leur chronologie, les responsabilités de l’armée, des milices coloniales et des autorités d’Alger comme de métropole, une grande partie de ces événements demeure encore mal connue. Par Kamel Beniaiche, journaliste et historien. 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 8 mai 1945 est une date marquante dans l’histoire de l’Algérie et de la France. Que savons-nous du terrible pogrom le jour même de victoire des Alliés en Europe et de la défaite des nazis ? Une grande partie de ces événements demeure encore mal connue. Même si les travaux d’historiens français et algériens, notamment, ont permis de lever le voile sur le déroulement de ces massacres, leur chronologie, les responsabilités de l’armée, des milices coloniales et des autorités d’Alger comme de métropole. A cela s’ajoute une ignorance persistante du grand public liée au fait que les manuels scolaires français ne traitent pas ou peu ou mal de ce qu’il s’est passé alors.

Afin de garder l’Algérie dans le giron français, les pouvoirs publics de l’époque ont pris des terribles mesures. En quittant Alger le 14 août 1944, le Général de Gaulle demeure fermement attaché au principe d’Algérie, ensemble de départements français ». Il ne conçoit pas le règlement de l’épineuse question algérienne en dehors du discours prononcé à Constantine le 12 décembre 1943 et des dispositions de l’ordonnance du 7 mars 1944.

Contestée par les grands colons, cette ordonnance est promulguée par le président du Comité français de libération nationale (CFLN) afin de contrer le groupement des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), fondé le 14 mars 1944 à Sétif par Ferhat Abbas. Les dispositions assimilationnistes de l’ordonnance suscitent une opposition unanime des Français d’Algérie. Son article 3, qui fait de plus de 65 285 [1] indigènes des citoyens désormais inscrits sur les mêmes listes électorales que les citoyens non musulmans, en est l’illustration.

La montée du mouvement national, représenté par les Amis du Manifeste et de la Liberté, composés de l’association des oulémas, des partisans de Ferhat Abbas et de militants du Parti du Peuple Algérien (PPA) inquiète les autorités coloniales. L’adhésion massive au mouvement, avec plus de 500 000 militants et sympathisants en quelques semaines, est perçue comme une menace par les colons les plus nantis soucieux de défendre leurs privilèges. L’Écho d’Alger, organe qui défend les intérêts de la grande colonisation, en appelle alors au recours à la force pour assurer le « maintien de l’ordre ». [2]

Avant de prendre l’avion, le chef de la Résistance, Charles de Gaulle donc, met en garde le général Henri Martin, commandant du 19ᵉ corps d’armée chargé de la coordination des forces terrestres en Afrique du Nord : « Évitez que l’Afrique du Nord ne glisse entre nos doigts pendant que nous libérons la France. »[3] Pour de Gaulle, la souveraineté française sur l’Algérie ne doit pas être remise en cause. L’instruction du président du Gouvernement provisoire de la République française est appliquée avec rigueur. Bien que le rétablissement de l’ordre ne soit pas son rôle premier, l’armée intervient sans hésitation pour maintenir la domination de la France sur l’Algérie. Une note de service « très secrète », en date du 18 janvier 1945 et signée du général Henri Martin, définit les grandes lignes d’un plan de défense en cas de troubles à l’ordre public ou de mouvements séditieux. Cette note est suivie d’un exercice stratégique sur carte réalisé les 12 et 13 février 1945 en présence des représentants des états-majors de Rabat, de Tunis et d’Alger. De là, l’organisation de manœuvres sur le terrain : d'abord à Chenoua (Cherchell), puis à Biskra les 24 et 25 avril, et enfin en Kabylie les 4 et 5 mai 1945, où certaines exactions sont signalées. [4]

Le 1er mai 1945, sous l’impulsion du Parti du peuple algérien et sous couvert des Amis du Manifeste et de la Liberté, une grande manifestation est organisée à Alger et sur l’ensemble du territoire national. La direction du PPA, organisation dissoute en septembre 1939, saisit cette occasion pour démontrer sa capacité de mobilisation et son influence auprès de la population indigène. Cette démonstration vire au drame. À Alger, la manifestation est réprimée dans le sang : quatre hommes – Ghazali El Haffaf, Ahmed Boughlamallah, Abdelkader Ziar et Abdelkader Kadi – tombent sous les balles de la police. [5] De nombreux blessés sont signalés à Oran et Blida. En revanche, aucune violence n’est rapportée lors des marches de Sétif et Guelma. L’effusion de sang du 1er mai n’offusque ni Yves Chataigneau, gouverneur général, ni l’état-major de l’armée coloniale.

Le massacre qui a endeuillé l’Algérie le 8 mai 1945, jour de l’armistice, aurait pu être évité. Détentrice de tous les pouvoirs pour interdire toute manifestation non officielle, l’autorité coloniale a pourtant laissé pourrir l’abcès, afin de mieux le crever le 8 mai 1945 à Sétif.

L’Algérie, qui avait payé un lourd tribut aux Deux Guerres mondiales avec 29 300 et 7500 soldats mobilisés morts pour la France [6], célèbre la victoire sur le régime hitlérien dans le sang et le deuil.

Le mardi 8 mai 1945, des rassemblements pacifiques sont prévus dans plusieurs centres urbains de la colonie. À Sétif, des milliers d’Algériens défilent et réclament l’égalité des droits et la reconnaissance de leur identité. L’apparition du drapeau national algérien aux côtés de ceux des Alliés met le feu aux poudres. L’intervention de la police déclenche alors une émeute... 

En fuyant sous les tirs des forces de l’ordre, des manifestants se retournent contre des Européens croisés en chemin. À midi, la répression est violente : la police et l’armée reprennent le contrôle de la ville par le fer et le feu. Pourtant, à Sétif même, aucune maison n’est incendiée, aucune porte défoncée. Les Renseignements généraux, font état de 21 morts et 35 blessés européens, en dressant une liste nominative des victimes et des causes de leur décès. En revanche, l’administration coloniale s’empresse de jeter dans deux fosses communes du cimetière Sidi Saïd plus de 85 victimes indigènes. L’administration coloniale n’attend pas le drame de Guelma pour déclencher une vaste campagne de désinformation et propager des contrevérités. Près de 80 ans plus tard, l’identité de ces victimes, privées d’une sépulture, est toujours inconnue. 

À 15h15, le cabinet du gouverneur général ne se contente pas d’informer le ministre de l’Intérieur, à Paris, via un télégramme « Secret » et « Très urgent ». Il désigne également Ferhat Abbas et le Dr Saâdane, [7] présents au moment des faits dans le salon d’honneur du gouverneur général pour présenter les félicitations des Amis du Manifeste et de la Liberté, comme responsables des incidents.

À 15h20, le préfet de Constantine, Lestrade Carbonnel, demande l’autorisation du gouverneur général de transférer les pouvoirs à l’armée. L’accord lui est communiqué par téléphone à 15h22. [8]

En confiant le maintien de l’ordre aux militaires, qui n’ont pas vocation à assurer des missions de police, les autorités civiles jettent délibérément de l’huile sur le feu.Lestrade Carbonnel et Yves Chataigneau n’attendent donc pas les directives du général de Gaulle pour « prendre toutes les mesures nécessaires afin de réprimer les agissements anti-français d’une minorité d’agitateurs ».

À partir de 17h45, la ville de Guelma est à son tour ébranlée. André Achiary, sous-préfet qui avait formé une milice forte de 200 personnes, dès le 14 avril 1945, [9] prend les commandes d’une répression aveugle et sanglante. Boumaza Abdallah, dit Hamdi, et Mohamed Seraidi tombent sous les balles de la police, qui blesse également trois autres manifestants. De leur côté, les forces de l’ordre enregistrent trois blessés, dont un grièvement. [10]

Le jeudi 10 mai, neuf indigènes âgés de 19 à 40 ans sont fusillés sur ordre du sous-préfet à Guelma. [11]

La colère et la vindicte des populations indigènes, particulièrement dans les zones reculées de Sétif et de Guelma, font 103 victimes européennes (70 à Sétif et 34 à Guelma, selon Annie Rey-Goldzeiger).

Cette révolte est écrasée par un déchaînement de violence d’une ampleur inouïe. Pour rétablir l’ordre, les autorités civiles et militaires mobilisent des moyens considérables : artillerie lourde, onze bâtiments de guerre et une importante flotte aérienne, [incluant douze chasseurs-bombardiers A42 prélevés sur le CIC de Meknès (Maroc) basés à Sétif depuis le 10 mai 1945. 12 bombardiers B26 Basés à El Djedida(Maroc).Six P39 du GC 1/9 basés à Reghaia [12]

Du 9 au 18 mai, des tonnes de bombes de 50 à 100 kg sont larguées sur une grande partie du Nord-Constantinois, anéantissant des centaines de villages.[13]

La répression féroce engendre des milliers d’orphelins, plongés dans une détresse extrême, des mois durant. Pourtant, ni l’armée ni l’administration coloniale ne s’en émeuvent. Le sort de ces enfants finit toutefois par alerter l’opinion publique et atteindre l’Assemblée constituante. Le 7 août 1946, maître El-Hadi Mostefai, député de l’Union Démocratique pour le Manifeste Algérien (UDMA),[14] interpelle officiellement le ministre de l’Intérieur, Édouard Depreux, qui découvre alors l’ampleur du drame et saisit le gouverneur général.

 Auréolé de gloire après ses faits d’armes en Italie et en France, le 7ᵉ Régiment de Tirailleurs Algériens (7ᵉ RTA), composé en grande partie de soldats originaires de Sétif, débarque à Alger le 16 mai 1945. Confinés dans leurs casernes jusqu’au 22 mai, ces braves soldats, qui ont laissé 7 500 camarades sur les champs de bataille, sont officiellement accueillis à Sétif le 24 mai avant d’être renvoyés chez eux. Mais à leur retour, l’horreur les attend : ils ne retrouvent ni famille ni foyer. Loin d’être honorés, ces anciens combattants deviennent des suspects aux yeux de la police et de l’administration coloniale. Placés sous surveillance, discriminés et traqués, même lorsqu’ils sont malades ou blessés, ces soldats sont considérés comme des « éléments potentiellement dangereux »[15]. Cette traque implacable se poursuit jusqu’à la fin de l’opération de « maintien de l’ordre », laissant ces vétérans trahis et abandonnés par la nation qu’ils avaient servie.

Sous prétexte de « légitime défense », l’armée coloniale appuyée par la Légion étrangère (composée notamment de Sénégalais et de Tabors marocains) ainsi que par la milice, pille et confisque les biens des paysans impuissants. Après le pillage, les gourbis des victimes sont incendiés. Si des historiens comme Jean-Pierre Peyroulou et Jean-Louis Planche ont documenté le pillage des campagnes de Guelma [16], un silence pesant continue d’entourer les spoliations massives subies par les populations de Sétif, Mila, Béjaïa, Bordj et Jijel. Aucun ouvrage ne souffle mot sur un sujet aussi important. [17]

Contrairement au drame de Gaza, le massacre de mai 1945 en Algérie s’est déroulé à huis clos, sans couverture télévisée, sans reportages d’envoyés spéciaux et sans les comptes rendus de la presse coloniale, qui, à l’époque, n’avait rien vu ni entendu du martyre de la population indigène.

Après avoir visité Sétif et Bône (actuellement Annaba), Adrien Tixier, ministre de l'Intérieur, poursuit son voyage d'information sur les tragiques événements de mai 1945.Le 26 juin 1945, il se rend à Guelma, où il ne rencontre que les victimes européennes. Bien qu'il ait promis de rendre publiques les conclusions de son enquête et de rendre justice aux victimes, [18] Tixier ne respecte pas ses engagements. En faisant marche arrière, alors que Achiary et les principaux dirigeants de la milice de Guelma, tels que Garivet, Champ et Gabriel Cheylan, avaient avoué leur implication directe dans des crimes abominables, le ministre de l'Intérieur semble avoir choisi de « dissimuler » cette vérité. Il cherche ainsi à étouffer un autre crime collectif et à éviter à la France de subir des critiques de la part de ses alliés et de son opinion publique tenue à carreau…

Enfin, les autorités coloniales et métropolitaines ont déployé beaucoup d’efforts pour imposer le silence sur le bilan controversé des massacres. Si le chiffre de 103 victimes européennes est établi, celui des victimes algériennes ne le sera jamais. L’examen des archives révèle que cette polémique est avant tout l’œuvre des autorités civiles et militaires coloniales.

Après avoir réfuté les rapports des services secrets américains et britanniques, et couvert tous les débordements meurtriers, Yves Chataigneau, gouverneur général de l’Algérie, décide enfin d’évaluer les pertes humaines parmi la population musulmane. Cette initiative intervient tardivement, le 30 juin 1945, [19] soit 54 jours après le début des hostilités. La mission est confiée au préfet de Constantine, qui, étant à la fois juge et partie, ne peut garantir une enquête impartiale. L’instruction du gouverneur ne contribuera en rien à la manifestation de la vérité, d’autant plus que les maires et administrateurs locaux n’ont eu aucune difficulté à travestir les faits, à falsifier l’histoire et à porter ainsi une grave atteinte à la vérité historique.

Kamel Beniaiche, journaliste et historien - spécialiste des massacres de Mai 1945 en Algérie  

Références bibliographiques :

[1]Mahfoud Kaddache.Histoire du Nationalisme Algérien (P.653)(2e édition .Tome 2)Editions ENAL 1993

[2]Youcef Benkhedda –Les origines du 1er Novembre 1954 (P97) Editions Dahlab 1989

[3]Charles Robert Ageron –De l’Algérie « française »à l’Algérie Algérienne (P431) Editions EDIF 2000 (2010)

[4]Redouane Ainad Tabet, 8mai1945, le génocide (P112à114)Editions ANEP 2002

[5]Youcef Benkhedda –Les origines du 1er Novembre 1954 (P.99) Editions Dahlab 1989

[6]Le général Robert Bessac, (Préface), la guerre d’Algérie par les documents (l’avertissement 1943/1946) Tome Premier (Service Historique de l’armée de Terre Vincennes 1990)

[7] et [8] FR ANOM GGA 9H44

[9]Jean Pierre Peyroulou, Guelma 1945-une subversion française dans l’Algérie coloniale (P6) Editions Media-Plus 2009

[10] Redouane Ainad Tabet, 8mai1945, le génocide (P64) Editions ANEP 2002

[11]Rapport du commissaire Buisson, chef de la brigade mobile de Guelma. FR ANOM 9H44

[12]Rapport du général de division aérienne Pierre Wiess au gouverneur général du 23mai1945FR ANOM GGA81F866

[13]Télégramme du12 mai 1945(n°2494) adressé par la5e région aérienne au ministre de l’air à Paris- FR ANOM GGA 81F866

[14]FR ANOM GGA 9H51

[15] FR ANOM 937//34

[16]Jean Pierre Peyroulou, Guelma 1945-une subversion française dans l’Algérie coloniale (P223et224) Editions Media-Plus 2009/Jean Louis Planche, Sétif1945-Histoire d’un massacre annoncé (P236et237) Editions Perrin 2006

[17] FR ANOM 937//34

[18] Francine Dessaigne /la paix pour dix ans-Sétif-Guelma 1945/-(annexe VI) Editions  J ; Gandini (1990)

[19]FRANOM 937//32

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