Le procès qui s’est enfin tenu devant le tribunal de police de Bruxelles le jeudi 9 novembre 2023, six ans et demi après le drame, est la conséquence d’un long combat judiciaire des familles de Ouassim Toumi et de Sabrina El Bakkali. En effet, le parquet avait fait appel d’une première décision d’inculpation des policiers impliqués dans la mort de Ouassim et Sabrina pour "homicide involontaire", rendue par la chambre du conseil en août 2021. C’était alors finalement la Chambre des mises en accusation qui avait décidé, en octobre 2022, d’inculper les policiers responsables de la course poursuite et leur renvoi devant le tribunal de police. Mardi 05 décembre 2023, le tribunal de police de Bruxelles a condamné trois policiers à des peines de prison de 5, 8 et 10 mois avec sursis partiel. Trois policiers qui étaient directement impliqués dans l'accident ont été reconnus coupables d'homicide involontaire par défaut de prévoyance. Nous proposons dans ce texte d'analyse de revenir sur les éléments importants de ce procès ainsi que du rendu du jugement pour tenter des les articuler avec d’autres affaires de meurtres policiers en cours, comme celles de Sourour Abouda, de Adil Charot, de Imad Haddaji et de Mehdi Bouda, etc.

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Rappel des faits
Le 9 mai 2017, Ouassim Toumi va chercher en moto Sabrina El Bakkali à la sortie de ses cours, au croisement de la chaussée d’Ixelles et de la rue du Viaduc en fin de journée. Les inspecteurs G. et S. décident alors de les suivre depuis la chaussée d’Ixelles en direction de la place Flagey. La course-poursuite est décidée à la hauteur de l’avenue Géo Bernier, d’après les p.v. d’auditions établis a posteriori, en raison de la "vitesse inadaptée" de la moto et d’une "absence de chaussures adéquates". Bien qu’il s’agisse là de délits mineurs, la police a décidé de prendre en chasse Ouassim et Sabrina, à l’aide de trois voitures de police. A la sortie du tunnel Bailly, la moto de Ouassim s’encastre dans un des véhicules de police qui s’était mis en travers de la route pour "faire barrage". Ouassim Toumi, âgé de 24 ans, est tué sur le coup. Sa passagère, Sabrina El Bakkali, âgée de 20 ans, décède à l’hôpital, plus tard dans la nuit.
Des vies fauchées par la police : l’absence impossible des premiers témoins
Ouassim, Sabrina, Adil, Mehdi, Mawda, Imad, etc., les personnes prises en chasse puis percutées à mort par la police ne sont plus là pour témoigner. La police peut alors réécrire seule le scénario de façon à recouvrir et effacer les traces de sa responsabilité. Les parquets suivent ensuite cette première version et donnent à ces p.v. une force d’instruction qui se déploie dans les premiers moments de l’enquête sur l'éloignement de familles. Les familles doivent alors mener un combat juridique onéreux pour parvenir à se constituer partie civile, avoir accès au dossier et commencer à pouvoir exercer des devoirs d’enquête complémentaires. Tant que le récit des meurtres policiers sera écrit par les chasseurs, il demeurera extrêmement difficile pour les familles de victimes, les avocats et les comités de soutien d’en défaire la mythomanie. Renversant ainsi la charge de la preuve, l’instruction qui découle des p.v. rédigés par les policiers responsables des mises à mort efface la prise en chasse elle-même tout en sur-responsabilisant les victimes, assassinées, qui ne peuvent plus témoigner. Parfois les avocats des policiers vont jusqu’à porter plainte contre les personnes assassinées par la police pour "délit de fuite" de façon à renforcer l’immunité de leurs clients. Or "personne ne témoigne pour le témoin" (Paul Celan). Le plein de l’enquête, des témoignages de policiers, de tiers, des rapports d’expertise, des vidéos, des images n’efface pas l’absence de ceux qui ne peuvent plus témoigner. La place des morts demeure vide, rien ni personne ne peut plus répondre à leur place.
Maintenir cette absence tragique active, ne pas tuer une seconde fois, c’est-à-dire judiciairement, les victimes, c’est alors partir d’un autre commencement. Le point de départ c’est la prise en chasse. Lorsque la police prend en chasse de jeunes hommes arabes ou noirs (parfois aussi de jeunes blancs de milieux populaires, comme dans l’affaire Domenico), les personnes poursuivies se retrouvent de jure en situation de "délit de fuite". Ce qui est premier n’est donc pas la fuite des victimes mais bien la décision de prise en chasse des policiers. C’est en effet la décision de "poursuivre" qui crée le cadre dans lequel des vies peuvent être fauchées et qui fabrique les conditions d’une mise à mort policière. Dans un tel contexte d’impunité, certains policiers profitent de ces chasses à l’homme pour percuter volontairement les jeunes : un coup de volant, un coup de frein, un coup d'accélérateur, un coup de pare-chocs, un véhicule mis en travers de la route, etc. Le rapport des forces est ici marqué par la disproportion : voiture de police contre mobylette, voiture contre homme à pied, camionnette contre moto, etc.. La fin est nécessairement tragique : l’arrêt de mort. Dans ces poursuites, les véhicules de police sont ainsi transformés en armes par destination. Cette technique morbide porte un nom : le "parechocage".
Les buts visés par les policiers en intervention lors de la prise en chasse de Ouassim et de Sabrina le 9 mai 2017 étaient de "faire cesser les différentes infractions au code de la route", "identifier le conducteur et sa partenaire" et "faire constater les infractions". Les moyens utilisés n'étaient absolument pas justifiés ni adaptés et hors de proportion. L’opération de poursuite aura produit un excès de violence aux conséquences criminelles au regard de ses objectifs puisqu'elle aura causé la mort de Ouassim et Sabrina. La "conduite méchante" supposée du conducteur, qui sert de mobile à la poursuite, est en réalité la résultante des actions des policiers eux-mêmes. Le dispositif policier produit ainsi le mobile de sa poursuite, il génère le comportement qu’en suite il dit poursuivre, jusqu’à l’arrêt de mort. Les policiers reconnaissent d’ailleurs sans difficulté qu’ "au départ tout se passe effectivement bien, il ne roule pas très vite, il s'arrête". Le "comportement accidentogène" est donc produit par la pression policière exercée sur Ouassim et Sabrina elle-même. Si on déroule la poursuite policière depuis ses effets, on doit donc conclure que la prise en chasse produit l’inverse des mobiles avancés par les policiers : plutôt que d’empêcher que Ouassim et Sabrina n’ "engagent leur pronostic vital" ou ne génèrent des accidents, la poursuite policière les aura tués.
"Le crash de la moto est totalement incompréhensible"
Au regard de l’instruction, des auditions devant le tribunal de police mais aussi des différents témoignages des policiers eux-mêmes, la mise à mort de Ouassim et Sabrina demeure "inexplicable". Il n’existe en effet aucune image de l’impact, par ailleurs le juge d’instruction n’a pas estimé nécessaire d’effectuer une reconstitution, il n’existe pas non plus de témoignage de tiers de l'impact lui-même. La mise en situation, qui est au cœur de l’expertise criminologique, n’a pas repris toutes les coordonnées de la situation pour évaluer l’impact et les dégâts durant la course-poursuite. L’absence de cette reconstitution ne permet pas, par exemple, de déterminer avec précision à quel moment la voiture de la brigade canine, qui jouera la fonction de "barrage" et causera la mort de Ouassim et de Sabrina, se positionne sur l’avenue Louise. Ce qui constitue pourtant un élément central dans la chaîne de responsabilités et de commandements qui entraînera la mort de Ouassim et Sabrina. Il existe donc, dans le procès lui-même, un trou noir qui n’a pu être levé ni par l’instruction ni par les audiences devant le tribunal de police sur les circonstances précises de l’impact avec la VW Caddy de la brigade canine positionnée sur l’avenue Louise à la sortie du tunnel Bailly et qui aura causé la mort de Ouassim et Sabrina. Les policiers le reconnaissent eux-mêmes : "le crash de la moto est totalement incompréhensible."
Le racisme pénal : de la "conduite méchante" interprétée comme "attentat-suicide"
La philosophie pénale à l’œuvre dans le procès devant le tribunal de police telle que nous avons pu la restituer sur base de comptes rendus d'audiences fonctionne par l’injection d’un sur-savoir raciste, ici islamophobe, de façon à remplir et saturer les trous, les zones d’ombre et les blancs de l’instruction. Nous avons pu repérer dans les plaidoiries des avocats des policiers ainsi que dans le réquisitoire du procureur du Roi une forme de dramatisation islamophobe particulièrement prononcée. Il n’existe aucun élément issu du dossier répressif qui permette d'objectiver ce qui s’est réellement passé au moment de l’accident. Le policier présent dans la VW Caddy qui a fait office de barrage et donc d’arme par destination reste très peu disert sur cet événement. Il ne dit rien de l’impact, de l’encastrement du corps de Ouassim dans son véhicule, ni de l'intervention des services de secours.
C’est alors, la construction de la personnalité dangereuse sui generis de Ouassim qui vient remplir les manquements et les zones d’ombre de l’instruction. Comme c’est souvent le cas dans l'islamophobie pénale contemporaine, le “contexte post-attentat” sert ici d’élément de sur-dramatisation raciale. L’accentuation de la pression policière sur la poursuite qui a généré la situation de mise en danger se trouve ainsi renversée et justifiée a posteriori par le risque que "la personne conductrice soit un ‘kamikaze’ (et) veuille commettre un ‘attentat-suicide’ ou qu’il ait des ‘velléités suicidaires’ ". On perçoit alors comment la race, en tant qu’opérateur pénal, joue ici un rôle d’inversion complète des responsabilités : la police n’aurait pas tué Ouassim et Sabrina des suites d’une voiture barrage transformée par les circonstances de la poursuite en arme par destination, ce serait Ouassim qui se serait lui-même donné la mort en fonçant de façon "kamikaze" dans le véhicule de police.
Cette machine d’écriture islamophobe, des pv de police au réquisitoire du parquet, se constitue sur le silence des victimes qui précisément ont perdu la vie dans ces dispositifs policiers de poursuite. Or, l’impunité de ces mises à mort n’est pas un processus qui serait extérieur au droit pénal libéral. Au contraire, les figures du "kamikaze" ou de l’ "attentat-suicide" (cf. Talal Asad, 2018) se constituent en droit comme autant de réactivations, aux conditions de l’islamophobie contemporaine, de la veille figure de la “monomanie homicidaire” telle que l’anthropologie criminelle de la fin du XIXe siècle l’avait instaurée. Les grandes réformes pénales de la seconde moitié du XIXe siècle, portées par des libéraux conservateurs comme Adolphe Prins en Belgique ou Gabriel Tarde en France, ont déplacé l’attention de l’acte criminel en tant que tel à la “personnalité du criminel”, instaurant autre chose qu’un code : une véritable herméneutique du sujet criminel. Le racisme d’État libéral tel qu’il s’est fondé durant la seconde moitié du XIXe siècle aura ainsi expliqué le “crime” et la “récidive” par une sorte de folie criminelle indigène (amok, comme le mot existe toujours aujourd’hui dans les manuels de police), par une forme de régression primitive. La race n’est alors rien d’autre que l’effet pénal de ces théories positivistes. Le droit pénal libéral moderne s’est en effet ainsi constitué au croisement de l’anthropologie criminelle, de la psychiatrie et de l’ethnologie coloniale.
Aujourd’hui, c’est le “contexte terroriste” qui joue le rôle d’indice de la race dans l’effectuation du droit tel qu’il se fait en Belgique. Dans cette matrice coloniale de fabrique de la criminalité, Ouassim n’est plus la victime d’une poursuite policière qui s’est brutalement arrêtée par la disposition criminelle d’un véhicule de police sur sa trajectoire, transformée par les circonstances en arme par destination. Il est reconstruit comme potentiel “kamikaze” qui aurait pu transformer cette poursuite en “attentat-suicide”. C’est donc bien la race, en droit, comme nouvelle fabrique des hommes dangereux qui fait de toute personne identifiée comme musulmane, une extension de ce “contexte terroriste”. Ce que la race produit alors sur le plan pénal, ce n’est plus seulement du mensonge ou de la mythomanie, c’est une transformation du régime de véridiction. Le “dire vrai” de la police s’effectue sous condition de l’inversion des régimes de responsabilité : responsabilité policière toujours déjà secondarisée, derrière la construction des figures du monstrueux. Le droit pénal libéral de matrice coloniale, en tant qu'héritier de l'anthropologie criminelle du XIXe siècle, fonctionne, carbure, non pas à l’idéologie (Althusser/Poulantzas) mais à la race. L’herméneutique du sujet islamophobisé (de la “conduite méchante” interprétée comme “attentat-suicide”) ne se construit pas sur le registre de l'impunité abstraite et anhistorique mais selon un régime de vérité judiciaire profondément raciste dont il est parfaitement possible de reconstituer la généalogie.
Des courses d’amok aux courses poursuites
Outre le registre de l’ ”attentat-suicide”, se rejoue ici, dans le procès pour déterminer les responsabilités dans la mort de Ouassim et Sabrina, dans les différentes plaidoiries des avocats des policiers ainsi que dans le réquisitoire du procureur du Roi, un leitmotiv islamophobe de matrice très ancienne : l’homme indigène “fanatique” (Tarde, Prins) mettrait ainsi en danger, dans la perception raciste de la police et du procureur, l’ “innocente femme blonde” que l’État de la défense sociale (Foucault, Tulkens) aurait pour mission de protéger du patriarcat indigène. “Nous ne sommes pas certains que Sabrina était consentante à accompagner Ouassim” affirme la police, dans ce qui sera reconstruit comme un possible “suicide” ou une “mort kamikaze.” La sur-culpabilisation de Ouassim et la matrice de défense sociale policière (fémonationaliste1) à l’endroit de Sabrina vise essentiellement à défaire la responsabilité des prises de décision des policiers dans ce qui produira la mise à mort de Ouassim et Sabrina. Le parquet comme les médias ont tenté de briser le lien entre Ouassim et Sabrina afin de fabriquer Sabrina comme “doublement victime”, du “comportement” de Ouassim et aussi “de la violence du choc avec la voiture du police qui s’est interposé” (LN24, 06/12/2024). Cette construction d’une co-responsabilité inversée (Ouassim serait responsable à 60 %, la police à 40 % et Sabrina à 0 %) a évidemment comme conséquence de faire diminuer le degré d'intentionnalité et donc de responsabilité des actions des policiers. La damnation de Ouassim est ici directement proportionnelle à l’immunisation des policiers et la constitution du caractère “involontaire” de l’homicide. La solidarité des familles de Ouassim et de Sabrina tout au long des années d’instruction et de procès aura permis de désamorcer cette tentative de division policière.
Les “courses d’amok”, motif orientaliste que l’on retrouve autant chez Mauss que chez Sartre, caractérisent cette folie homicidaire dont on tente d’affubler Ouassim. Dans les “cultures traditionnelles asiatiques”, l' ”Amok” désigne, pour l'ethnologie coloniale, une course effrénée et meurtrière d'un homme possédé par un esprit vengeur. Ce terme colonial a été utilisé dans la presse flamande en août 2020 à la suite de tensions entre la police et des jeunes hommes noirs et arabes venus de Bruxelles sur la plage de Blankenberge, au moment où les bourgmestres des communes côtières NVA et Vlaams Belang ont mis en place un profilage racial en interdisant les voyages d’un jour. On retrouve également ce terme dans les manuels de formation de la police (cf. “La police face au phénomène AMOK”). Le terme est même repris dans une circulaire ministérielle (GPI 48 bis), le concept : “d’incident AMOK désigne un événement au cours duquel une ou plusieurs personnes, en un endroit donné, agressent les personnes présentes et tentent de faire le plus grand nombre de victimes (...)”. L’islamophobie structurelle permet ici d’acclimater et de prolonger une théorie raciale issue de l’ethnologie coloniale de la fin du XIXe siècle aux conditions du racisme d’État contemporain.
Le racisme pénal libéral se construit selon une double capture : à la fois protéger la "femme indigène innocente et influençable" et reléguer le “dangereux fanatique”. Il s’agit de séparer les “meneurs”, construits comme de véritables monstres pénaux, souverains, insensibles, pervers et récidivistes des “menées”, victimes, influençables, faibles et vulnérables que la société se doit de protéger. On retrouve cette matrice coloniale autant dans la répression des mouvements kimbanguistes dans la Congo belge où les leaders indépendantistes sont déportés dans des Colonies Agricoles pour Relégués Dangereux (qui sont de véritables camps de travail forcé) que dans la criminalisation de l’immigration contemporaine selon la politique de "chasse aux passeurs" qui entend protéger les "pauvres migrants" des "méchantes mafias", version contemporaine des "hordes barbares" (Tarde). Dans l’affaire Mawda, la construction de la figure du "passeur Peshmerga" (horma) sans foi ni loi, prêt à jeter des enfants sur les forces de l'ordre prendra les contours de cette même matrice d’innocentement de la police et de blanchiment de l’acte policier de pointer une arme en direction de l'habitacle, de la chambrer et de tirer qui assassinera Mawda d‘une balle dans la tête. On retrouve ce leitmotiv racial, dans le cas qui nous préoccupe ici, lorsque les policiers déclarent à propos de la course poursuite contre Ouassim et Sabrina que les "gaz (mis par Ouassim) finissent par les (policiers) terrasser". C’est donc toujours la "folie homicidaire" de l'individu ainsi racialisé négativement qui constitue le mobile de la poursuite et donc de l’innocentement de la police : "S’il y a un responsable dans ce tragique accident, ce n’est pas monsieur Dewael, ce n’est pas ses collègues. Dans une opération post-attentat, le seul responsable c’est le motard." (Maître Haulotte, avocat du conducteur de la VW Caddy). Comme le résume Mohamad Amer Meziane, "La race est ce qui autorise le pouvoir impérial à attribuer la violence aux corps qu’il soumet à son joug tant et si bien que la violence qu’il déploie apparaît sous les traits d’une contre-violence pacificatrice" (Meziane, 2021 : 109). Le racisme D’État reconverti ainsi l’agression, le massacre, le meurtre en “légitime défense”. Il se constitue épistémologiquement comme normalisation de cette possibilité constante de la mise à mort (Mbembe, 2020 : 19-22).
La mise en danger vient de la poursuite elle-même
Si nous reprenons la loi sur la fonction de police, on constate tout le long de la mise en place du dispositif de blocage sur un axe bruxellois structurant, l’avenue Louise, en semaine, à 21h30, qu’il n’y a aucune communication entre les différents véhicules de police. Or, une telle communication aurait dû contraindre la voiture VW Caddy à adapter sa position frontale, ce qui aurait pu permettre d’éviter la mort de Ouassim et de Sabrina. Le non déplacement de ce véhicule peut dès lors constituer un délit d’inaction. L’inspecteur D. et son passager K., arrivés aux environs du tunnel de Louise, se rendent pourtant compte, d’après leurs propres témoignages, que la VW Caddy située à environ 400 m au bout du tunnel est en position létale au vu de la poursuite elle-même mais n’entreprennent aucune action pour faire cesser ce risque. L’art. 37. de la loi sur la fonction de police prescrit pourtant de tenir "compte des risques que cela comporte", des "dommages collatéraux" et parle d’une "extrême vigilance". Concernant les éléments de droit qui encadrent les missions des véhicules prioritaires, les articles 37.1, 59.13 de la loi du 16 mai 1968 prescrivent de "rouler à vitesse modérée", et de "ne pas causer de danger pour les autres usagers". Le Comité P dans son manuel général est également très clair et explicite en fixant des réglementations strictes dans l’usage des courses-poursuites qui imposent aux policiers une "évaluation permanente du risque". Ces différents défauts et manques de vigilance qui se sont manifestés dans les initiatives de barrage auront eu comme conséquences de produire les conditions de la mise à mort de Ouassim et Sabrina. En disposant le véhicule à l'arrêt de sorte à freiner la circulation, le policier prend ainsi le risque de créer un système de blocage disproportionné accentuant les facteurs de sur-accident et donc de mortalité probable.

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L’extension de la zone d’intervention par le commissaire divisionnaire en aura donc accentué les risques accidentogènes et produit in fine la mort de Ouassim et Sabrina. Le policier qui décide de garer son véhicule de façon à entraver la circulation et met ainsi, de sa propre initiative, l’application d’un système de blocage, reconnaît n’avoir reçu aucune formation portant sur la gestion des véhicules en mouvement. Il n’a pas non plus pris soin de donner sa position au dispatching alors que celui-ci est censé coordonner l’ensemble du dispositif et que toutes informations relatives au positionnement des policiers participant à l’action doivent absolument être fournies. Le policier affirme lui-même qu’ "il n'a jamais bougé sa voiture à compter du moment où elle était garée", ce qui précisément a fait barrage et mis Ouassim et Sabrina en danger de mort.
Le "parechocage" : transformer des meurtres policiers en accidents
Si on peut parler de véritables opérations de prise en chasse, c’est dans la mesure où le "parechocage" peut être considéré comme une technique de capture. Malgré le grand nombre de personnes qui sont mortes des conséquences de cette technique, les courses-poursuites avec cette méthode d’intervention sont toujours considérées comme des techniques policières efficaces, normalisées et banalisées. Le parechocage, devenu une pratique courante dans les quartiers populaires, "consiste à tenter d’immobiliser les véhicules, le plus souvent des deux roues, au moyen de la voiture de police, soit en les serrant contre le bord de la route, soit en les percutant." (Collectif Angles Morts, Vengeance d’Etat, Syllepse, 2011). Or cette technique criminelle (encore) régulièrement utilisée ne sert pas seulement à "intercepter" les jeunes, elle est également utilisée pour transformer des tentatives d’assassinats en accidents.
Dans les groupes privés de policiers où abondent les messages racistes ainsi que les appels à la haine, où les jeunes issus de l’immigration post-coloniale sont qualifiés d’ "ordures", de "rats" ou de "vermines", ces techniques sont explicitement promues pour leurs conséquences meurtrières (cf. groupe Facebook fermé destiné aux officiers de police, "Thin Blue Line Begium"). Sur ces groupes privés se transmettent des techniques d’interception "qui ne figurent pas dans les manuels de formation" et qui permettent de couvrir les violences racistes et les tentatives d’assassinats comme la technique du "placage ventral" ou de la "saisie à la gorge" ou encore le fait de "pousser les personnes arrêtées dans le véhicule de police de sorte qu’elles se tapent la tête contre la carrosserie". D’autres messages appellent directement à la "noyade" dans le canal des "allochtones". Notre enquête montre que lorsque des jeunes policiers entrent en fonction, ils sont inscrits dans des groupes Télégram supervisés par leurs commissaires, où cette technique est particulièrement plébiscitée pour ses conséquences meurtrières.
Les jeunes noirs et arabes se trouvent ainsi broyés par cette machine policière qui use et abuse de l’usage "légitime" de la violence pour s’adonner à ses basses œuvres de ratonnades et de lynchages sous la forme de techniques d'intervention ésotériques aux effets meurtriers. Lorsqu’ils tentent d’échapper à ces pratiques de chasse tentaculaire, ces jeunes se trouvent, au regard du droit, en infraction, c’est-à-dire en "délit de fuite" et peuvent être interceptés avec une violence redoublée parce qu’ils sont mis en situation de se soustraire à la puissance publique. La police qualifiera ensuite en "violence proportionnée" en réaction à une "rébellion", ce qui n’est rien d’autre qu’un homicide. L’existence de ces infractions pénales permettent alors de faire endosser la responsabilité de leur propre mort aux victimes assassinées par la police. Que le scooter d’Adil, par exemple, ait été frappé de plein fouet par une voiture de police en sens inverse devient alors un fait secondaire permettant de rabattre un assassinat sur un accident de circulation. L’avocat de la police, Sven Mary, ayant poussé la machine policière mythomane jusqu’à porter plainte, post-mortem, contre Adil pour "délit de fuite" afin précisément de couvrir l’acte criminel de son client. Les chambres du conseil confirmeront ensuite les comptes rendus policiers en estimant qu’il n’y a pas lieu de poursuivre. Même lorsqu’une vidéo montre en direct un acte de lynchage, comme dans le cas de Lamine Bangoura, la justice prononcera le non lieu pour les 8 policiers inculpés.
Nécropolitique : de l’intention aux effets
Il n’est pas très stratégique de déclarer à chaque interview que les policiers qui sont responsables de la mort de personnes issus de l’immigration post-coloniale n’ont pas eu l’ "intention" de tuer. Souvent par peur abstraite d’être accusé de "diffamation", les représentants de la société civile d’État refusent de parler de "meurtre" mais du coup renforce la machine immunitaire de déresponsabilisation pénale. Il nous semble qu’il faut ici inverser la perspective. C’est alors la catégorie d’ "homicide involontaire" qui doit être déconstruite à partir des politiques d’impunité policière elle-mêmes. En disposant sa voiture de façon à faire un "barrage", le chauffeur de la VW Caddy la transforme de facto en arme par destination. L’acte de ne pas déplacer le véhicule et de l’arrêter dans cette position létale est plus qu’un "défaut de prévoyance", cette "négligence" aux conséquences criminelles prévisibles est constitutive d’une "mise en danger délibérée de la personne". Notre droit pénal de matrice libérale offre alors à ces techniques létales d’intervention policière une sorte de vide juridique. En effet, entre l’homicide volontaire, le "dol général" (où la personne a voulu l’acte et ses conséquences) et l’homicide involontaire, il existe des technologies latérales d'administration de la mort, comme le parechocage qui ne sont pas pénalisables. Les policiers connaissent parfaitement cette ruse du droit et savent l’utiliser à leur avantage. Ainsi en cas de tir policier meurtrier, l’assassin reconstruira la trajectoire de la balle de façon à la rendre involontaire et montrer que le policier n’a pas voulu la conséquence mortelle : c’est alors souvent la faute à pas de chance ou au comportement de la victime.
Nous continuons cependant à parler de "meurtres policiers" car nous voulons insister sur la production des conditions de mise à mort. Il y a dans la volonté de ne pas porter assistance aux migrants qui se noient dans la Manche, dans le fait de laisser mourir Sourour Abouda, Mohamed Amine Berkane ou Ilyes Abbedou dans une cellule de la Garde zonale de la police bruxelloise ( https://www.academia.edu/97071004/JusticePourSourourAbouda_la_race_tue_trois_fois), dans le fait de percuter de façon mortelle Ouassim, Sabrina, Adil, Mehdi, etc. autre chose qu’une absence, qu’une pure négativité. Les techniques d’intervention policière, les modalités policières d’attention et de négligence sont aussi productrices de formes-de-vie aux limites de la mort (nécros), ce qu’avec Mbembe et Ajari nous pouvons appeler une nécro-politique. Dès lors, "le racisme est toujours fonction d’une perte indue en termes de vie ou de santé. (...) La probabilité de la mort définit le racisme : qui meurt, qui bénéficie de ces morts, qui voit sa vie indûment écourtée, et où sont les cibles des abrègements de la vie" (Harris Leonard, A Philosphy of struggle, pp. 84-85). Le commissariat tout comme les courses-poursuites constituent donc les conditions d’acceptabilité des mises à mort de sujets non-blancs dans une société libérale de normalisation. C’est donc cette normalisation, c’est-à-dire sa fabrique racialisée à travers la rédaction de p.v. de police, de coalitions de fonctionnaires, d’alliances avec les parquets, de campagnes de diffamation médiatique, de pressions par les syndicats de police de droite et leurs relais politiques, etc. qui doit faire terrain pour une ethnographie activiste en conjoncture.
Un prononcé de jugement robuste
Dans son prononcé de jugement, la juge insiste sur le fait que les policiers en charge de la poursuite auraient dû faire preuve d’un "respect inaliénable" de l’intégrité physique de la personne en exigeant un degré de "prévisibilité" continue dans l’évaluation de la situation. La faute et la responsabilité de la personne fuyante "ne sursoit le policier du respect des 3 critères encadrant l’usage de la force" (article 37 de la loi sur la fonction de police du 5 août 1992). Dans l'exercice de ses missions de police administrative ou judiciaire, tout fonctionnaire de police peut, "en tenant compte des risques que cela comporte", recourir à la force pour poursuivre un objectif légitime qui ne peut être atteint autrement. Tout recours à la force "doit être raisonnable et proportionné à l'objectif poursuivi". Tout usage de la force doit également être précédé d'un avertissement, à moins que cela ne rende cet usage inopérant.
Si, par définition, la loi confère à la police le recours à la contrainte et à la force, le jugement rappelle que la notion de "conformité" ne suffit pas (toujours) à l’évaluation de situations dans lesquelles la contrainte ou la force auraient été exercées. Il est bien sûr nécessaire d’agir en conformité avec le cadre légal mais il importe que les actes soient également assortis de la notion de "discernement". Cette notion se trouve notamment inscrite dans le code de déontologie policière. Elle sert à mettre en perspective les actes (ou paroles) en fonction des circonstances, du temps imparti mais également des "conséquences possibles" de ces actes (ou paroles) et in fine d’adopter la réaction la plus adaptée, la plus congruente.
La juge rappelle donc que les interventions policières doivent faire l’objet d’une "analyse adéquate" et d’une "réaction adaptée" dans des "situations propices à l’escalade et à l’incompréhension mutuelle" (circulaire OOP41). Elle reconnaît donc ici l’impact de la poursuite en tant que telle sur le comportement des personnes poursuivies. Il ne s’agit donc plus d’un acte abstrait (une interpellation dans l'éther de l’idéologie sans contexte ni rapports de force situés), ni d’une demande d’obtempérer sans sol institutionnel, racial et géo-social mais d’une poursuite avec des moyens violents et contraignants qui génère en elle-même, en tant qu'opération de chasse policière et donc de profilage, une "escalade". Ce qui d’habitude est exclus du champ des percepts judiciaires, par la pratique d'invisibilisation policière (constitution d’un périmètre d’opacité, interdiction de filmer, menaces d’arrestation, "circulez, il n’y rien à voir", arrestations arbitraires, pressions sur les témoins oculaires, diffamations, etc.), c’est-à-dire les actes qui vont produire la "fuite" ou la "rébellion" (insultes, menaces, coups, provocations, humiliation, profanation, accélérations/décélération brutale, prise en tenaille, etc.) est ainsi réintégré par la juge en tant éléments constitutifs de la responsabilité à charge des policiers engagés dans ces actions.
La compétence du recours à la force se distingue des autres compétences par cette particularité de ne pas être une "compétence isolée". Si un fonctionnaire de police, en unité constituée ou non, intervient sous la direction d’un supérieur présent sur les lieux ou avec qui il est en liaison directe, il agira, en matière d’usage de la contrainte, sur base d’instructions du supérieur en question. Le policier qui décidera d'intervenir dans une course-poursuite n’est donc pas une monade-cowboy qui interviendrait seule en fonction d’un risque évalué individuellement mais la juge insiste lourdement sur le fait qu’il doit s'inscrire dans un réseaux d’intervention hiérarchisé en fonction d’actions préalables et d’un commandement global. Cette action en réseau est produite par l’obligation d’une évaluation continue des risques afférents au but à atteindre qui est en droit un préalable à toute tentative de course-poursuite. Le policier doit systématiquement garantir la sécurité de l’environnement en se refusant d’amplifier le comportement infractionnel du fautif (risque d'escalade).
Au regard d’une évaluation minutieuse de l’ensemble de ces paramètres, il ressort que le comportement infractionnel du fuyant ne nécessitait pas une prise de risque inconsidérée des policiers. Dans le cas d’espèce, les policiers n’étaient pas dispensés des règles élémentaires de prudence régi par l’article 37.4 du Code de la route portant sur les véhicules prioritaires. Le législateur impose au conducteur du véhicule prioritaire non seulement de signaler sa présence aux autres usagers (gyrophares et sirènes) mais également de limiter sa vitesse et de ne pas mettre en danger les autres conducteurs, cyclistes ou piétons. Dans ce contexte, il ressort que la course-poursuite était absolument contre-productive. Les éléments objectifs de dangerosité étant à la connaissance des policiers au moment de la tentative d’interception, ces derniers auraient simplement dû rebrousser chemin et opérer à une arrestation domiciliaire a posteriori. La juge rappelle également qu’un seul refus d’obtempérer ne peut pas, selon la doctrine policière citée, faire office de motif impérieux. La probabilité d’intercepter une moto alors que la circulation est dense est quasi nulle, alors même que des éléments essentiels à leur identification ont été communiqués lors de la poursuite. Les poursuivants ont donné la plaque de la moto à leur dispatching durant les faits, celle-ci n’était pas signalée comme volée et était identifiée au nom de Ouassim avec une adresse enregistrée à Uccle. La tentative d’échapper à une arrestation n’est pas un facteur de gravité et ce même lorsque la personne fuyante est recherchée pour de graves faits criminels.
Les policiers se doivent de garantir la sécurité d’ensemble en ajustant leurs actions à l’aune des paramètres spatio-temporels, à l’aune des prescrits des manuels d’encadrement des poursuites mais également de la mise en danger possible des fuyants eux-mêmes. Dans le cas qui nous concerne, les deux fuyants étaient placés en situation de vulnérabilité extrême au regard de leur véhicule et des infractions commises pour non-respect des mesures de sécurité minimales (pas de bottes de sécurité, oubli d’un clignotant, etc.). C’est donc cette sécurité et celle de l'environnement qu’auraient dû garantir les policiers de part leur intervention. La poursuite n’a donc pas pris en compte les premières données de vulnérabilité des personnes sur la moto et a ainsi contribué à aggraver les risques, jusqu’à tuer Ouassim et Sabrina.
La conducteur de la brigade canine (VW Caddy) situé à la sortie du tunnel, peu après la montée, visait quant à lui la production d’un bouchon de sorte à générer un ralentissement de la conduite effrénée du conducteur. La délimitation de la zone était connue de tous et confirmée par de nombreux témoignages de voisins qui confirment qu’il n’était pas possible d’ignorer la course-poursuite. Le conducteur de la voiture canine affirme quant à lui s’être positionné à cet endroit par hasard et qu’au "moment concomitant ou quasi concomitant" de l’arrivée de la moto, le policier avait "constitué de fait un obstacle imprévisible" à la moto. Outrepassant de la sorte de nombreux prescrits repris dans la doctrine policière en matière d’interceptions de véhicule, "Monsieur D. aurait dû prévoir que son positionnement était de nature à générer cet accident". Le risque encouru par la formation d’un tel bouchon au regard de la saturation préalable du trafic, a accentué la létalité de l’intervention. Les risques accrus de télescopage, l’inexistence de chemin de fuite, le manque de visibilité de la voiture policière, le temps de freinage, le caractère extrêmement rapide de la course-poursuite, le temps de réaction, la présence d’une passagère, auraient dû suspendre l’initiative de blocage du conducteur de la brigade canine. De plus, l’absence de communication sur sa position et donc l’impossibilité pour le dispatching d’informer les policiers conducteurs des risques supplémentaires encourus par la continuation de la course-poursuite le rend d’autant plus responsable.
Briser le lien de la police avec les parquets : la ténacité des familles
Les parquets jouent un rôle proactif, au côté de la police, dans les premiers temps des enquêtes pour crimes policiers. Dès les premiers jours, les parquets communiquent de façon prématurée les versions policières en les crédibilisant. Dans le même temps, la police organise des fuites dans la presse de façon à diffamer les victimes et les présenter comme des "dealers", des "délinquants", des "indigents", etc. Des morts "nexpliquées" sont ainsi transformées en suicide (Sourour Abouda, Dieumerci Kanda, Yassine, etc.), en accidents cardio-vasculaires (Ibrahima Barrie, Mohamed Amine Berkane, Isac Thsitenda, etc.), en agitation excessive (Josef Chovanec, Ilyes Abbedou, etc.), en rébellion violente (Lamine Bangoura, etc.) et donc aussi en fuites dangereuses (Mehdi, Adil, Mawda, Sabrina et Ouassim, etc.), etc. Souvent les images manquent ou sont rendues illisibles. Les familles sont tenues à distance et mettent longtemps à pouvoir se constituer partie civile, donc à avoir accès aux dossiers et être en position de faire effectuer des devoirs d’enquête complémentaires ou des contre-expertises. Ces démarches sont tout au long de l'instruction empêchées et rendues quasiment impossibles. Les parquets s'empressent ainsi d’éteindre la révolte et les questions qui ne peuvent que naître face à l'accumulation de ces morts suspectes. Ils jouent donc clairement, dans toutes les affaires de violences policières, un rôle politique non seulement de maintien de l’ordre racial de façon préventive mais aussi de contre-insurrection médiatique. Les déclarations parcellaires des parquets et mensongères de la police constituent de graves entraves à un procès équitable.
Pourtant, les affaires Ouassim et Sabrina, comme Mawda, montrent que lorsque les dossiers de crimes policiers racistes dépassent la chambre du conseil, il peut arriver que des juges brisent sur le fond la logique de reconduction mécanique des conclusions des parquets qui prévalent en Chambre du Conseil et condamnent les policiers. Les réactions violentes des syndicats policiers de droite montrent que cette automaticité constitue un élément décisif de la mécanique de l’impunité judiciaire. De son côté, Michel Goovaerts, le chef de corps de la zone de police Bruxelles Capitale Ixelles a réitéré, malgré le jugement, sa "confiance" en ses hommes. Quelques policiers se sont également rassemblés ce lundi 11 décembre 2023 sur la place Poelaert pour s'opposer au jugement qui criminaliserait, selon les syndicats policiers de droite, "les interventions policières" et ébranlerait la "confiance envers l’institution pour qui nous œuvrons tous les jours". La ténacité et l’endurance des familles dans ces combats longs pour la vérité et la justice joue ici un rôle politique décisif et qui est désormais en mesure d’infléchir la jurisprudence actuelle.
Des tribunaux aux conseils de police
La lutte contre les violences policières a connu un coup d'accélérateur dans les suites du soulèvement BLM. La temporalité du moyen terme est cependant structurée par le combat judiciaire des familles pour obtenir justice et vérité. Certains activistes ont ainsi commencé à occuper le terrain du droit, par l’intermédiaire de comptes rendus d'audiences et d’analyses des logiques pénales. Ce travail nouveau est et sera décisif dans la structuration d’une Critical Race Theory en Belgique. Ces enquêtes juridico-politiques ont des conséquences en termes d’extension du terrain de lutte. A Anderlecht, Forest et Saint-Gilles s’est ainsi mis en place une dynamique d’interpellations citoyennes du Conseil de Police de la Zone Midi autour du Collectif Zone Midi contre les Violences Policières, du collectif des Madrès, du Comité Adil et de leurs alliés. Cette dynamique est prometteuse et pose la question du contrôle démocratique de la police depuis les lieux où celles-ci pourraient s’exercer. Après avoir été empêché, les activistes ont réussi à interpeller le Collège sur son inaction dans le cas des propos d’aveux et d’incitation au meurtre raciste du policier qui a tué Adil. Cette campagne s’est structurée autour d’une exigence générique : "le parechocage est un délit !" Le jugement rendu dans l’affaire Ouassim et Sabrina vient renforcer cette dynamique. La meilleure réponse aux syndicats de droite et à l’appel des policiers (qui est un droit garanti) n’est pas de se focaliser sur ces réactions ni de leur donner un poids excessif, dans une des formes de la paranoïa gauchiste dépolitisante mais au contraire d’étendre son efficace via les Conseils de Police en tant qu’élément nouveau d’encadrement des pratiques de poursuite. Il est possible, dans le cadre des élections communales de 2024, de mettre en place des comités à l’échelle des différents conseils de police pour pousser des motions d’encadrement des courses poursuites et de condamnation du parchocage.
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1) Le fémonationalisme (Farris, 2012) en Belgique, c’est-à-dire l’instrumentalisation des luttes féministes à des fins racistes et xénophobes, est très important. Il s’est marqué lors de la grève de la faim de l’Union des Sans-Papiers pour la Régularisation à l’église du Béguinage où des tentatives d’octroyer des séjours temporaires et précaires aux femmes sans-papiers en échange de plaintes contre des hommes immigrés ont été formulées par certains courants féministes, appuyées politiquement par le CD&V. Les femmes sans-papiers du Béguinage avaient alors répondu "avant d’être des femmes, nous sommes d’abord des sans-papiers". La brèche a été prolongée par la secrétaire d’Etat à l’asile et à la migration, Nicole De Moor (CD&V) lorsqu’elle a refusé d’ouvrir l'accueil aux hommes migrants au nom de la protection des femmes et des enfants. Le fémonationalisme construit une lecture intersectionnelle additive qui fonctionne en symbiose avec le racisme et l’islamophobie : les femmes considérées comme plus vulnérables, en abstraction des formes de domination matérielle, doivent alors être protégées par l’Etat du "patriarcat indigène". Cette matrice raciale de la "défense de la femme indigène" a aussi été activée durant la lutte des habitants de Cureghem (Anderlecht) contre le contrat local de mobilité Good Move. Des groupes éco-libéraux ont ainsi tenté de mettre en œuvre une opposition raciste entre les femmes des quartiers populaires qui seraient victimes du “patriarcat automobile indigène” et que ces associations philanthropes viendraient libérer en leur donnant accès au vélo comme moyen d’émancipation et les hommes indigènes réfractaires qui voudraient conserver, à travers la voiture, leur domination sur l’espace public. Cette opposition artificielle a été vivement dénoncée par les femmes qui ont composé et été actives dans les différents comités de quartier opposés à Good Move (cf. "Ni potiches, ni victimes : oui, les femmes sont engagées contre le plan Good Move", https://www.levif.be/opinions/cartes-blanches/ni-potiches-ni-victimes-oui-les-femmes-sont-engagees-contre-le-plan-good-move).
Bibliographie
Ajari N., 2019, La dignité ou la mort : éthique et politique de la race, Paris, Empêcheurs de penser rond.
Amer Meziane M., 2021, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation,Paris, La Découverte.
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Harris L., 2020, A Philosophy of Struggle : The Leonard Harris Reader, Bloomsbury Publishing.
Mbembe A., 2006, “Nécropolitique 1”, in Raisons politiques, (1), pp. 29-60.
Mbembe A, 2020, De la postcolonie, Paris, La Découverte.
Morts C. A., 2011, Vengeance d’Etat. Villiers-le-Bel : des révoltes aux procès, Paris, Syllepse.
Vander Elst M., 2021, “Au cœur de l’impunité : les techniques policières d’interpellation”, in Mediapart.
Vander Elst M. & Amara A., 2023, “Sourour Abouda : le racisme comme régime d'inattention”, in Revue Politique, mis en ligne le 21/04/2023.
Anas Amara et Martin Vander Elst pour le
Comité Zone Midi de lutte contre les violences policières
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