Cher Antoine Perraud,
J'apprécie beaucoup, et de longue date, vos chroniques aussi informées que lucides, avec leur touche acidulée et sarcastique.
Mais je crains que vous n'ayez à regretter plus tard ces positions que vous prenez ici sur la question ukrainienne, positions qui tranchent avec votre distance critique habituelle et qui me semblent inconsidérées.
Lorsque vous reprenez à votre compte la formule "Le seul qui peut imposer un cessez-le-feu immédiat et sans demander l'avis de personne c'est Poutine", selon un commentaire que vous avez "remarqué", je crois que vous commettez une erreur de jugement.
Non, Poutine n'est pas le seul qui puisse imposer un cessez-le-feu, cela ne dépend même plus principalement de lui.
Vous semblez ne pas avoir remarqué que la guerre a connu un tournant à partir du mois d'avril, lorsque les dirigeants "occidentaux", ont choisi d'énoncer des buts de guerre allant au-delà de la défense de l'Ukraine pour viser explicitement la défaite militaire et la chute de Poutine.
Ce tournant est reconnu en Ukraine même, si l'on en croit cet article du 5 mai dernier de Ukrainska Pravda, un média ukrainien qui est tout sauf un organe poutinophile. J'en ai proposé ailleurs des extraits traduits en français.
On y voit comment ces dirigeants occidentaux sont intervenus auprès de Zelensky par la voix de Boris Johnson, au lendemain du retrait russe de la région de Kiev, pour lui imposer de renoncer aux négociations amorcées à Istanbul sous peine de perdre leur soutien.
On y voit comment, en prenant appui sur « Butcha », ces dirigeants ont changé de registre pour désigner Poutine comme un nouvel Hitler, un criminel de guerre avec lequel il n'était plus question de négocier mais contre lequel il fallait poursuivre la guerre jusqu'à sa défaite et sa chute. Et cela alors que la survie de l'Etat national ukrainien n'était plus menacée du fait de l'échec russe autour de Kiev, et que la possibilité d'un compromis territorial s'esquissait à Istanbul, acceptable par les Ukrainiens eux-mêmes.
Le média ukrainien rapporte que, « [en débarquant par surprise à Kiev, le 9 avril], "Johnson a apporté deux messages simples à Kiev : Poutine est un criminel de guerre, on devrait l'abattre, pas négocier avec lui. Et deuxièmement, si vous êtes prêts à signer des accords de garantie avec lui, nous, nous ne le sommes pas. Nous pouvons travailler avec vous, mais pas avec lui, il lâchera tout le monde", selon l'un des proches collaborateurs de Zelenskyi qui résume l'essentiel de la visite de Johnson".
Si l'on n'intègre pas dans son champ de vision ce choix des "occidentaux" (des USA, en fait) de fermer la porte à tout compromis négocié à partir du mois d'avril, on peut difficilement comprendre l'"escalade"de Poutine en septembre avec l'annexion des territoires, sauf à la mettre au compte de sa paranoïa criminelle.
Pourtant, si on lui accorde encore un minimum de pragmatisme, on peut s'étonner que, d'une part, il n'ait pas pris cette initiative plus tôt, alors qu'il était en meilleure position pour donner à ses référendums une vraie force performative, et que d'autre part il se soit ainsi privé de sa seule marge de négociation dans le compromis qui s'esquissait à Istanbul, étant entendu que de son point de vue les autres enjeux, l'Otan et la Crimée, n'ont jamais été négociables.
Si l'on admet que Poutine a tiré les conséquences de la décision américaine de fermer la porte à toute négociation, on peut comprendre sa décision comme une réponse rationnelle, une décision qu'un froid réaliste, disons un Bismarck, aurait pu prendre.
Dans les débats qui courent sur ces fils depuis 7 mois, je m’étonne de constater notre difficulté à intégrer dans notre vision les interactions entre les protagonistes du conflit pour interpréter les événements, comme dans l’exemple qui précède.
Une explication possible est que nous ne savons pas clairement, nous Français, « d’où nous parlons », quel est notre point de vue sur le monde. Nous nous inspirons d’une tradition « universaliste », mais nous n’avons jamais eu, en tant que nation, une vision mondiale, la « Global Picture» qui a été celle des Britanniques, puis des Américains, et nous n’avons jamais été les protagonistes d'un « Grand Jeu » se déroulant à des milliers de kilomètres de chez nous.
Nous avons eu un empire, certes, mais construit sur une suite de prédations opportunistes et non sur un projet global, à l’inverse des Britanniques qui ont construit le leur en poursuivant consciemment un tel projet depuis le traité de Paris de 1763.
Ainsi, par exemple, « Fachoda » n’a pas seulement été le produit d’un rapport de forces défavorable à la France, affaiblie par sa défaite de 1870, mais l’expression de la différence des enjeux. Ils étaient parfaitement clairs, et globaux, pour le RU, qui voyait un casus belli dans une affaire mettant en question la continuité de son empire de l’Egypte à l’Inde. Pour les Français, il s’agissait de fierté nationale et d’enjeux locaux, controversés au gré de l’instabilité politique, pas de quoi en faire un casus belli, surtout dans un rapport de forces défavorable.
De même, après 1918, le troc du « pétrole de Mossoul» contre l’« influence française au Levant » a fait prévaloir des enjeux territoriaux régionaux, qui nous étaient familiers de longue date dans notre politique méditerranéenne, sur ceux de l’énergie qui étaient déjà les enjeux globaux des Anglo-Américains.
Pour le dire autrement, la France n’a jamais eu un « cerveau » impérial pour construire une Global Picture et coordonner des politiques dans le Grand Jeu. Le contrôle des «colonies » dépendait de plusieurs ministères soumis aux influences contradictoires des lobbies régionaux. Nous n'avons jamais eu en France un équivalent du Chatham House de Londres, qui a façonné le point de vue impérial britannique, ni du puissant réseau des Think Tanks américains, qui nourrissent le Département d’Etat de propositions globales.
De ce fait, notre universalisme revendiqué s’exprime dans une vision provinciale du monde. Le point de vue gaullien, à la fois national et mondial, a été une brève parenthèse, et les épigones du gaullisme se sont vite rabougris sur le versant national. Quant au point de vue des communistes français, s’il était mondial dans son principe, il n’a jamais été dans les questions internationales que l’expression locale du point de vue soviétique.
Il est vain d’espérer aujourd’hui dépasser ce provincialisme au niveau de notre Etat national. Pensons aux nombreux tête-à-tête entre Macron et Poutine. Si ce dernier est bien cet interlocuteur limité, intellectuellement et moralement, que décrit Ponomarev - mieux placé que nous tous pour dire qui est vraiment Poutine - on peut se demander ce que Macron a bien pu trouver à lui dire pendant toutes ces heures d'entretien.
Le peu qu’on en sait est assez navrant: évoquer « Tolstoï et Dostoïevski » était clairement hors sujet, et le « tu te mens à toi-même » du coach Macron reste risible. Le fait que les comptes rendus français aient choisi de n'évoquer que ce genre de choses suggère qu’il n’y avait peut-être rien de plus substantiel à dire, même en termes allusifs.
Mais cette vacuité probable n’est pas à mettre uniquement au compte des insuffisances de Macron. La vérité est qu’un Président français n’a pas la capacité d’influencer l’un ou l’autre des protagonistes du Grand Jeu, pas plus Macron aujourd’hui sur l'Ukraine que Chirac hier sur la conquête de l’Irak, ni le « petit télégraphiste » Giscard en son temps.
Ceux qui ont placé leur espoir de dépassement de ce provincialisme bavard dans un projet politique européen, d'où pourrait émerger une Global Picture post-impériale, ceux-là, dont je fais partie et peut-être vous aussi, peuvent se faire du souci. Car ce qui prévaut, au moins pour le moment, sous la rhétorique d’Ursula von der Leyen et Josep Borrell autour des «valeurs», c’est au contraire la conception américaine de l’UE comme simple bras économique de l'Alliance Atlantique, dont l’Otan est le bras militaire.
Rappelons-nous l’insistance de G. W. Bush, dans les années 2000, à obtenir de l’UE qu’elle intègre la Turquie, malgré les objections sur l’ingouvernabilité d’un tel ensemble. C'est que le problème de la gouvernabilité politique de l’UE ne se pose pas vraiment d’un point de vue américain sur l'Europe, dès lors que sa cohésion est assurée avant tout par son appartenance à l’Alliance Atlantique... L'intégration de l'Ukraine, de la Moldavie, de la Géorgie, est envisagée de la même manière, comme une extension de l'Alliance et non comme une intégration dans un projet politique européen.
Peut-être vous demandez-vous, cher Antoine Perraud, ce que tout cela a à voir avec les positions que nous prenons aujourd’hui sur la guerre en Ukraine? Eh bien, simplement ceci : notre dépendance à l’égard d’une vision globale que nous n’avons pas, pour ces raisons historiques, mais qui inspire l'action de l'"Occident", fait de nous des « demi-habiles », qui doivent se contenter de demi-vérités. Or celles-ci se révèleront après-coup avoir été aussi des demi-mensonges, et nous pourrons regretter d’en avoir été les dupes.
Il ne s’agit pas de contredire les messages d’alerte de Ponomarev ou d’autres, mais de les compléter. C’est d’une sorte de metanoia que nous avons besoin, l’accession à un nouveau point de vue qui élargisse notre champ de vision au-delà de nos limites provinciales.
Nous contenter de demi-vérités, c’est vouloir ignorer que la guerre d’aujourd’hui en Ukraine et le soulèvement qui ébranle déjà l'Iran s’inscrivent dans un Grand Jeu qui dépasse nos sentiments d’indignation et de solidarité avec les Ukrainiens et les femmes iraniennes. C’est vouloir ignorer que la folie impériale de Poutine et le fanatisme des mollahs interagissent avec l’hubris hégémonique des USA, qui ne sont ni ne seront de simples sympathisants actifs mais des protagonistes majeurs, agissant dans le cadre d’une stratégie globale qui précède les événements et les transforme.
Il est indispensable de soutenir la résistance légitime des Ukrainiens face à l’agression russe, nous serons d’accord là-dessus. Mais il est tout aussi indispensable de le faire avec lucidité: ce soutien ne doit pas impliquer une adhésion sans recul à une Global Picture qui s’impose à nous mais dont nous n’avons que partiellement conscience.
Ainsi, lorsque nous prenons position sur l’Ukraine, mieux vaudrait ne pas ignorer les « mesures géopolitiques » qu’un rapport de la Rand Corporation, disponible sur son site, recommandait en avril 2019 au gouvernement américain. Ce rapport, sobrement intitulé « Extending Russia », portait d’abord un titre plus suggestif: « Overextending and Unbalancing Russia ». Les propositions étaient brièvement présentées comme suit, avant d’être longuement détaillées et évaluées sur une quarantaine de pages:
" This chapter describes six possible U.S. moves in the current geopolitical competition: providing lethal arms to Ukraine, resuming support to the Syrian rebels, promoting regime change in Belarus, exploiting Armenian and Azeri tensions, intensifying attention to Central Asia, and isolating Transnistria (a Russian-occupied enclave within Moldova). There are several other possible geopolitical moves discussed in other RAND research but not directly evaluated here—including intensifying NATO’s relationship with Sweden and Finland, pressuring Russia’s claims in the Arctic, and checking Russia’s attempts to expand its influence in Asia ». (p. 96)
Certes, ce n'est pas parce qu'un Think Tank propose un plan qu'il est retenu par les décideurs, et celui-ci n’est probablement que l’un des nombreux projets produits par ce réseau d’institutions dont c’est la raison d’être et dont la Rand est l'un des piliers. Mais ce document montre au moins que ce type de plan était discuté dans les cercles dirigeants et soumis à l’exécutif dans les années précédant la guerre, et que les événements actuels en sont en partie le produit. Comme il en sera de même en Iran demain.
On peut, comme vous semblez le faire, cher Antoine Perraud, approuver les prémisses implicites de ces plans, à savoir qu'il est juste et bon de vouloir mettre hors d’état de nuire la Russie de Poutine comme l’Iran des mollahs. Cependant, à se focaliser sur le poutinisme et « la folie furieuse du dictateur du Kremlin » comme déterminants essentiels du conflit en Ukraine, à scotomiser l’autre partie du tableau, on ne peut que « se tromper dans les grandes largeurs» et se préparer à devoir manger son chapeau, si toutefois on a encore un chapeau « après ».
Pensez à la quantité considérable d'heures d'antenne et de pages consacrées dans nos grands médias à scruter les intentions et la personnalité de Poutine, à décrypter le fonctionnement de sa dictature.
Constatez, à l'inverse, l'absence quasi-totale d'attention portée à ce que peuvent être les intentions du protagoniste américain dans le cadre de sa Global Picture, comme si elles allaient de soi pour définir aussi le cadre naturel de notre vision française et européenne.
Considérez la réticence à analyser ce qu'a été la politique réelle des USA depuis le tournant des années 2000 face à la Russie, et la disqualification des analyses critiques comme propagande poutinienne.
Voilà comment s'entretient notre point aveugle, et malheureusement Mediapart y participe...
Nous ne sommes ni vous ni moi, cher Antoine Perraud, des décideurs. Mais n’est-ce pas notre responsabilité, en tant que simple citoyen ou journaliste écouté, de faire « ce que nous pouvons » tels le colibri de la fable, pour que des décisions prises en notre nom ne produisent pas tout autre chose que ce que nous avons vraiment voulu?