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Billet de blog 21 novembre 2022

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CINQ GUERRES EN UNE: le sens de la bataille pour l’Ukraine

Au lieu des allusions rhétoriques à la Seconde Guerre mondiale qui servent à justifier le présent, une réflexion sérieuse sur ce qu'elle a été peut nous permettre de comprendre le sens de la guerre en Ukraine aujourd’hui: à la fois une résistance nationale contre une agression impériale et un conflit interimpérialiste pour la suprématie mondiale. Non pas l’une ou l’autre, mais l’une et l’autre.

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Suspendre, un instant, son jugement...

Renoncer, un instant, aux accusations mutuelles de "campisme"...

Ne pas se contenter d'allusions rhétoriques à la Seconde Guerre mondiale à des fins de justification des choix d'aujourd'hui...

Mais revenir sérieusement  sur ce qu'a été la Seconde Guerre mondiale, et ce qu'elle nous permet de comprendre du sens de la "Bataille pour l'Ukraine"...

Pour admettre qu'elle est à la fois une guerre de résistance nationale contre une agression impérialiste et un conflit interimpérialiste pour la suprématie mondiale, mais aussi et d'abord une guerre civile...

C'est ce que nous propose cette analyse historique de Susan Watkins.

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CINQ GUERRES EN UNE

La bataille pour l’Ukraine

Susan Watkins

New Left Review, n° 137, sept/oct 2022

1

Une analyse classique de la Seconde Guerre mondiale la définit comme le résultat de cinq types de conflits différents (1). Tout d’abord, la guerre entre les principales puissances impérialistes -  Allemagne, Japon, USA, Grande-Bretagne - en compétition pour la place d’ hegemon mondial. Pour cela, les puissances challengers devaient à la fois affirmer leur contrôle sur une région clé - pour le Japon, la Chine et l'Asie du Sud-Est; pour l'Allemagne, l'Union soviétique occidentale et le Caucase (« notre Inde ») - et infliger un coup d’arrêt à toutes les puissances impérialistes qui tenteraient de les bloquer : dans le cas du Japon, les États-Unis, qui n'avaient aucune intention de tolérer un concurrent dans le Pacifique; pour l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, qui ne voulaient pas voir l'Europe dominée par Berlin.

Initialement, cette guerre inter-impérialiste s'est déroulée sur deux théâtres distincts, l'Europe du Nord - d'abord la Pologne, puis la Belgique, la Hollande, la France, le Danemark et la Norvège tombant aux mains de la Wehrmacht en 1940 ; l’opération Barbarossa lancée l'été suivant - et le Pacifique, où l'embargo de FD Roosevelt sur les approvisionnements en pétrole et son intransigeance dans les négociations ont déterminé Tokyo à ajouter en 1941 la Malaisie, Singapour et l'Indonésie à ses conquêtes en Chine et en Indochine française, et à tenter d'éliminer la flotte américaine à Hawaï. Les deux théâtres se sont imbriqués lorsque les États-Unis sont entrés dans la guerre et que le Royaume-Uni, leur débiteur, après avoir survécu à la bataille d'Angleterre, a déplacé ses forces vers le Moyen-Orient pour défendre ses champs pétrolifères en Irak et en Iran, et son empire tentaculaire qui s'étendait de l'Égypte et L'Afrique de l'Est jusqu'à Hong Kong et le Pacifique en passant par l'Inde, la Birmanie, la Malaisie et Singapour. Cette guerre inter-impérialiste a été remportée de manière décisive par les États-Unis, qui ont écrasé l'Allemagne et le Japon et affaibli la Grande-Bretagne et la France, pour émerger comme la nouvelle puissance hégémonique mondiale.

Le deuxième type de guerre a été l'autodéfense de l'URSS contre l'invasion allemande, qui a protégé de la contre-révolution nazie les gains de 1917, reconstruit l'Armée rouge, puis - alors que les Alliés occidentaux étaient bloqués par des défenses allemandes étonnamment fortes dans le nord de l'Italie et la Rhénanie-Ardennes - a balayé l'ouest en 1944-1945, alors que la Wehrmacht se retirait et que les régimes collaborateurs des nazis s'effondraient à Bucarest, Sophia, Vilnius, Tallinn, Varsovie, Budapest et Vienne. L'URSS a émergé de la guerre comme la deuxième puissance mondiale, avec le contrôle de l'Europe de l'Est. Bien que Moscou ait autorisé les troupes occidentales à entrer à Vienne et à Berlin, une fois que la doctrine Truman a été mise en œuvre, Staline a fait passer en force des révolutions militaro-bureaucratiques « par en haut» en écrasant les forces de gauche indépendantes, et a légué «un sale héritage politique» qui devait marquer la situation de l’après-guerre (2).

Un troisième type de guerre, distinct des précédents, a été mené par le peuple chinois contre l'impérialisme japonais, qui se transformera en révolution sociale une fois que le soutien allié au Kuomintang aura cessé. Un quatrième type, distinct lui aussi, a été celui des guerres de libération nationale menées par les forces anticoloniales qui ont refusé de se battre pour leurs maîtres français, britanniques, hollandais et américains en Indochine, en Birmanie, en Malaisie, en Indonésie et aux Philippines, rauxquelles s’est joint le mouvement « Quit India » ; ces luttes ont elles aussi évolué en révolution sociale, en Indonésie et en Indochine. Cinquièmement, les mouvements de résistance armée de l'Europe occupée par les nazis, qui dans plusieurs cas - Yougoslavie, Albanie, Grèce - ont pris le caractère d'un soulèvement national, d'une révolution ou d'une guerre civile, tandis que des processus parallèles en France et en Italie ont vu l'émergence de partis communistes de masse. L'entrée dans le tourbillon du conflit inter-impérialiste de forces sociales indépendantes venues d'en bas par ces « guerres justes » de résistance et de libération nationales, devait jouer un rôle important dans la configuration des trente premières années de l'ordre d’après-guerre (3).

2

Ce genre de perspective analytique pourrait-il éclairer la guerre actuelle pour l'Ukraine ? Les différences dans l’échelle et l’ampleur de destruction entre les deux conflits - 80 millions de personnes ont péri entre 1939 et 1945 - n'ont guère besoin d'être soulignés. Plus encore, la situation historique mondiale n'a pas simplement changé, elle s’est inversée. L'équivalence approximative des puissances rivales a fait place à un super-hégémon mondial d'un nouveau genre, doté d'une puissante idéologie universaliste et d'une force militaire et financière sans précédent, pour qui tout État résistant à sa pénétration économique et politique est par définition un adversaire, d’une façon ou d’une autre. Sur le plan économique, le boom de l'après-guerre a fait place à la désindustrialisation dans une récession de longue durée, seulement allégée par les bulles financières, l'ingénierie monétaire et l’empilement croissant de la dette. Sur le plan social, une offensive capitaliste menée par les États-Unis a inversé les termes de l’époque d’après-guerre : au lieu de la progression du mouvement ouvrier, on a vu le travail industriel déclassé, externalisé et rejeté comme un perdant plein de rancune La Chine révolutionnaire pauvre est devenue la deuxième économie mondiale sous le règne, renforcé par le numérique, du PCC. L'URSS s'est auto-dissoute et les États-Unis ont installé dans l'ancien bloc soviétique une variété de capitalisme. La hiérarchie des puissances en guerre en Ukraine, leurs économies et leurs classes sociales, sont en contraste frappant avec celles de 1939-1945.

Pourtant, la guerre de 2022 est aussi une guerre internationale, menée sur des fronts économiques et idéologiques autant que militaires, qui divise les puissances mondiales et mobilise un large éventail d'États en tant que participants ou partisans, sinon belligérants (4). Alors qu'elle entre dans son neuvième mois, il peut être utile de distinguer les différents types de conflits engagés - d'examiner leurs origines autant que leurs causes immédiates ; les objectifs, les stratégies, la cohésion interne et les ressources matérielles et idéologiques des belligérants - et de réfléchir à la manière dont ceux-ci alimentent la dynamique de la conflagration plus large. L’analyse qui suit est inévitablement schématique, réductrice quant au  caractère complexe des acteurs, et sans doute parfois obscurcie par le brouillard de la guerre et le peu d'informations disponibles sur les questions clés. Elle est proposée dans l'esprit d'une première ébauche qui devra sûrement être nuancée et corrigée. Mais tout d'abord, comme pour toute guerre, l'analyse doit tenir compte des déterminants régionaux spécifiques.

Le cadre géographique et géopolitique de l'Ukraine, qui s'étend sur près de mille-six-cents kilomètres à travers les terres marécageuses du Dniepr, a longtemps rendu son territoire sujet à la pénétration de puissances extérieures - cependant, ces étrangers ont été le plus souvent appelés par des forces locales en conflit. Il n'est pas nécessaire de revenir aux invasions mongoles, à la domination aristocratique-catholique imposée sous l’Union polono-lituanienne du XVIIe siècle, et à l'appel au tsar des rebelles cosaques. Pendant la Première Guerre mondiale, les combats entre les forces austro-hongroises et tsaristes-kerenskiennes ont fait rage d’un bout à l‘autre de ces terres, l'un des principaux théâtres du front de l'Est. De 1917 à 1922, la région devint le front sud de la guerre civile : la Rada centrale de Kiev fit appel à l'aide de Berlin et de Vienne pour combattre les soviets de Kharkiv, d'Odessa et du Donets, ainsi que les anarchistes de Makhno à Zaporizhzhia ; la Pologne a annexé la région de Lviv, avec la bénédiction de la Conférence de paix de Paris ; Les forces blanches soutenues par l'Occident et les insurgés indépendantistes de diverses allégeances, des socialistes aux néo-fascistes, ont combattu l'Armée rouge de Kiev à la Crimée. Avant la fin des années 1920, les déprédations de Staline ont commencé à ouvrir la voie à la conquête de la Wehrmacht et à la lutte à mort de la Seconde Guerre mondiale. L'État naissant issu de la dissolution furtive de l'Union soviétique dans la nuit du 8 décembre 1991 par la troïka de Belavezha, Eltsine, Chouchkevitch et Koutchma, n'échapperait pas à cette logique. Dans un pays divisé, des forces rivales inviteraient des étrangers.

3

Quels sont les principaux types de conflits en jeu aujourd'hui ? D'un point de vue analytique, en allant du plus petit au plus grand, il est impossible d'éviter la question du conflit civil au sein même de l'Ukraine. À lui seul, il n'aurait pas pu générer une guerre internationale ; cependant, l’escalade des combats n'aurait pas pu se produire sans lui. À l'origine, ce fut la dissolution de l’URSS du jour au lendemain, qui a transformé la pluralité russe en une série de grandes minorités au sein des nouveaux États-nations. En Ukraine, la classe dirigeante était elle-même politiquement divisée, certains oligarques et leurs partis tendant davantage vers Moscou, d'autres vers Washington, Berlin et Varsovie, et les plus puissants cultivaient des relations suavement cosmopolites avec toutes les parties. Socialement, les divisions entre les régions industrielles en déclin et la métropole dépassaient non seulement les frontières mais aussi les différences linguistiques, les régimes d'accumulation et même les modes de production. Les Bolcheviks avaient espéré que, au sein de leur république soviétique commune, le prolétariat industriel du bassin du Donets serait un phare pour l'Ukraine occidentale conservatrice. Mais c’est le contraire qui s’est produit. En 2014, un étudiant de Kiev pouvait dire des travailleurs du Donbass : « Ce sont tous des Sovoks là-bas. Ils n’y  peuvent rien » (5).

Les événements de la place Maïdan en 2014 – le renversement du gouvernement pro-Moscou Ianoukovitch par un soulèvement populaire à Kiev, accueilli par des contre-manifestations dans l'est, où se trouvait la majeure partie de sa base électorale – ont mis à rude épreuve ces relations. L'opposition au nouveau gouvernement était large ; fin février, quelque 3 500 élus se sont réunis lors d'une conférence anti-Maïdan à Kharkiv. Le lendemain, le parlement de Kiev a abrogé la protection du russe en tant que langue régionale. Les soulèvements anti-Maïdan dans l'est de l'Ukraine ont copié le modèle de Kiev consistant à occuper les places centrales et à s'emparer des bâtiments gouvernementaux. Les forces de sécurité étaient également divisées ; dans certaines régions, la police locale n'a fait aucune tentative pour arrêter les manifestants anti-Maïdan. Ce fut un facteur déterminant de leur succès. Dans des villes comme Kharkiv ou Odessa, l'autorité de Kiev a prévalu. Dans des villes défavorisées comme Donetsk et Louhansk, des milices populaires composées de mineurs, de camionneurs, de gardes de sécurité et de chômeurs locaux ont pris d'assaut les bureaux de l'administration régionale et ont déclaré des républiques populaires, élisant comme dirigeants des hommes d'affaires locaux ou d'anciens commandants militaires. Dans le chaos des premiers jours, il y avait peu de « volontaires russes » sur la scène (6).

La militarisation de la fracture politique a été lente et inégale. Si les premiers coups de feu symboliques ont été ceux des tireurs d'élite de Kiev sur les manifestants du Maïdan, on ne sait toujours pas s'il s'agissait des forces de sécurité du régime ou, comme le suggère l'analyse des preuves médico-légales, des militants d'extrême droite issus des rangs des manifestants. Le nouveau ministre de l'Intérieur, Arsen Avakov, a intégré les combattants de rue d'extrême droite du Pravy Sektor dans la Garde nationale avant de l'envoyer écraser les "terroristes" à l'Est. À Marioupol, les forces du ministère de l'Intérieur auraient massacré vingt personnes, dont des policiers locaux qui ont refusé de réprimer les manifestations locales anti-Maïdan. A Odessa, en revanche, les forces civiles s'affrontent : quelque 2 000 supporters de football nationalistes, armés d'armes de fortune, attaquent un camp de 300 manifestants pro-russes sur la place centrale ; quarante des manifestants sont morts lorsque les nationalistes ont incendié les bureaux syndicaux dans lesquels ils avaient tenté de se barricader pour se protéger (8).

Les deux parties au conflit civil étaient dans un rapport de forces inégal. Le nouveau gouvernement de Kiev possédait non seulement les ressources de l'État - en juin 2014, son armée de l'air et son artillerie pilonnaient les villes rebelles du Donbass - mais il était plus politiquement concentré et socialement cohérent, lié par l'antipathie envers la Russie et la perspective de rejoindre l'Occident. Les revendications de ceux de l’Est sont plus diffuses : fédéralisation, autonomie régionale ; au départ, moins d'un tiers étaient en faveur d'une sécession pure et simple (9). Ils n'avaient pas de stratégie commune. Idéologiquement, les premières protestations s'appuyaient avant tout sur la notion d'autodétermination démocratique, à l'image du Maïdan. À cela, le milieu des clubs de vétérans et des associations d'arts martiaux dont sont issues les milices a ajouté une couche nationaliste russe plus dure, légitimée par le mythe diffusé par le Kremlin d'une mobilisation antifasciste contre la « junte de Kiev ».

Les deux parties se sont tournées vers des puissances extérieures pour obtenir de l'aide. Le département d'État avait depuis longtemps une présence importante à Kiev et les États de l'UE finançaient de nombreuses ONG. Ils avaient soutenu l'opposante de Ianoukovitch aux élections de 2010, la nationaliste Ioulia Timochenko, et soutenu le soulèvement de Maïdan contre lui. Victoria Nuland, la femme de l'administration Obama sur place, a été intensément impliquée dans les nominations au nouveau bloc gouvernemental à Kiev, qui comprenait des oligarques pro-occidentaux, des néolibéraux, des ONG des droits de l'homme, des nationalistes durs et des éléments d'extrême droite. À ce moment-là, Washington avait balayé un accord entre Ianoukovitch et l’opposition, garanti par l'Allemagne, la Pologne et la France, pour une transition pacifique, des élections anticipées et le retour à la Constitution de 2004, et avait fermé les yeux sur le dernier assaut violent contre le bâtiment de l'administration présidentielle. Les gens d'Obama, dont le vice-président Biden, visaient une issue plus décisivee au va-et-vient entre l’Est et l’Ouest du pouvoir politique en Ukraine. En riposte, Poutine a pris le contrôle de la Crimée majoritairement russe, où Moscou avait déjà des droits de base pour sa flotte et pour une force de 25 000 hommes, des atouts qu'il considérait comme menacés par le nouveau régime de Kiev. Obama a déclaré que c'était un outrage au droit international et a imposé des sanctions.

L'annexion en douceur de la Crimée a fait naître l'espoir parmi les milices rebelles que Poutine les renflouerait également. Au lieu de cela, la Russie n'a envoyé que ce qui était nécessaire pour faire fonctionner les républiques populaires - y compris un soutien armé secret, lors de l'opération Northern Wind d'août 2014 - sans offrir de reconnaissance officielle. En 2015, Poutine a forcé leurs représentants réticents à signer les accords de Minsk, ce qui a freiné leur expansion. L'objectif de Moscou était d'empêcher l'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN, pas la libération du Donbass. Au même moment, Washington armait et entraînait les forces de Kiev, privant d'oxygène des accords de Minsk. Sous Biden, le rythme s'est accéléré. En 2021, l'Ukraine a participé à de vastes exercices militaires et navals avec les puissances de l'OTAN et a signé un nouvel accord de "partenariat stratégique" avec les États-Unis. Le résultat du conflit civil a donc été un blocage armé par l'extérieur. Dans un contexte où la majorité des Ukrainiens restaient politiquement passifs, les interventions russes et américaines – chacune à l'invitation de forces partisanes – ont servi à renforcer la dynamique conflictuelle.

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La guerre de Poutine, deuxième type de conflit en jeu, a un double caractère ambigu, défini par ses adversaires jumeaux, l'OTAN et l'Ukraine. D'une part, la mobilisation de la Russie a commencé comme un pari défensif désespéré contre l'avancée de la puissance militaire américaine. D'autre part, l'invasion est une guerre néo-impérialiste de conquête ou de partage, à l’ampleur hésitante, provoquée par l'option déclarée de Kiev pour son incorporation à l'Occident. Analytiquement, les deux aspects de la guerre sont distincts dans leurs origines, leurs objectifs et leurs idéologies. L'aspect défensif - les appréhensions du Kremlin face à l'avancée des armes américaines jusqu'à sa porte - est bien antérieur à toute saillance politique pour un "monde russe" reconstitué. Ses origines résident dans la constitution de l'OTAN en tant qu'alliance militaire offensive sous  commandement US, visant Moscou dès le départ. L'exclusion de la Russie par l'OTAN réaffectée à des opérations hors zone après la fin de la guerre froide, a servi ostensiblement à définir une relation ami-ennemi asymétrique. Aussi obséquieuse qu’ait été l'aide du Kremlin aux opérations américaines en Afghanistan et ailleurs, ses demandes d’une cessation négociée de l'avancée de l'OTAN vers l'Est - Munich 2007, Bucarest 2008, les démarches répétées de la Russie en 2021 - ont toujours été rejetées.

Face à cela, la stratégie rationnelle de Moscou était de contre-balancer Washington avec des tiers, en essayant d'élargir les fissures au sein de l'Alliance Atlantique et de renforcer sa propre position. L'accélération du réalignement occidental de l'Ukraine à partir de 2014 a amené les choses à un point critique, peut-être aiguisé par l'inquiétude de Poutine pour sa place dans l'histoire et la conscience que le temps était compté. Son premier stratagème fut les accords de Minsk, qui auraient garanti la neutralité de l’Ukraine avec une constitution confédérale. Pour cette raison, il a été implacablement contré par les nationalistes ukrainiens, avec le soutien tacite des USA. En 2021, l'administration Biden a accéléré l'intégration de l'Ukraine en tant que "partenaire" de l'OTAN et Kiev a annoncé dans un nouveau document de stratégie militaire qu'elle bénéficiait du "soutien militaire de la communauté mondiale dans la confrontation géopolitique avec la Fédération de Russie". Cela a conduit au pari de Poutine de passer au niveau de la diplomatie coercitive en septembre 2021, en soutenant ses revendications par une mobilisation à grande échelle. Mais, en l'absence de toute voie d’issue vers une désescalade, le refus par Biden de permettre de véritables négociations a contribué à faire basculer la position défensive de la Russie contre l'OTAN vers une position néo-impérialiste agressive envers l'Ukraine.

Bien qu'éclipsée par des bévues dans le centre du pays - l'échec de l'attaque des parachutistes sur Kiev, l'embouteillage de 60 km de chars bloqués, l'incapacité de détruire les défenses aériennes ukrainiennes - la stratégie militaire de la Russie dans le Sud et l'Est n'a pas été aussi désastreuse que la la presse occidentale l’a rapporté. La Russie occupe 20 % du territoire ukrainien, un bloc consistant de territoire contigu au sien. La reconstruction a commencé au milieu des ruines de Marioupol, avec 30 000 ouvriers du bâtiment payés le double du tarif national (10). Matériellement, la Russie possède encore les ressources importantes nécessaires à une guerre d’attrition: une industrie d’armement consistante, soutenue par une base manufacturière qui a  pu trouver des importations de substitution depuis les sanctions de 2014 ; des effectifs suffisants pour assurer la rotation des troupes pendant l'hiver, après la mobilisation de septembre 2022; et, malgré les courageuses manifestations anti-guerre et l'exode des hommes en âge de combattre, un degré non négligeable de cohésion sociale inspirée par la rhétorique toujours vivace de la Seconde Guerre mondiale. Aucune de ces ressources ne durera indéfiniment. Le soutien à la guerre est encore de 72 %, selon les sondages d'opinion, contre 80 % en mars ; mais ceux qui pensent que « l'opération militaire spéciale » est dans l’ensemble un succès sont passés de 68 % à 53 %, avec le sentiment commun que « cela dure depuis trop longtemps »(11). Lorsque Poutine  a annoncé l'adhésion à la Fédération de Russie des quatre nouvelles régions - Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporizhzhia - fin septembre, les visages des membres de sa nomenklatura rassemblés sous les lustres de la Grande Salle du Kremlin offraient une étude de genre sur le malaise et la morosité.

5

L'invasion russe a généré un troisième type de conflit : la guerre d'autodéfense nationale de l'Ukraine. Kiev faisait face à de grandes difficultés : son budget annuel de défense avant 2022 était de 5 milliards de dollars, contre 65 milliards de dollars pour la Russie. La population de l'Ukraine représentait moins d'un tiers de celle de la Russie, son PIB un huitième. Mais la conscription masculine universelle a égalisé les chances dans les forces terrestres, et l'Ukraine était déjà bien équipée en missiles, en défenses aériennes et en structures informatiques, logistiques et de commandement que les États-Unis avaient mis en place depuis 2015. Alors que des millions de réfugiés fuyaient vers la Pologne, du matériel militaire a été transporté de l'Ouest  par camions en quantités industrielles à travers la frontière, avec les milliards de l’aide financière. Le refus de Zelensky de se réfugier en Pologne a été un symbole de la volonté de résister.

Le traumatisme de l'invasion a inévitablement forgé une nouvelle conscience nationale en Ukraine. Après le soulèvement de Maïdan en 2014, les deux tiers des Ukrainiens pensaient que le pays « allait dans la mauvaise direction », à une brève exception près pour les mouvements de paix en 2019 ; depuis, plus de 75 pour cent pensent qu'il se dirige vers la bonne. Pour une écrasante majorité l'Ukraine gagnera la guerre, même si elle pense que cela prendra un an ou plus. La fierté nationale en Ukraine est passée de 34 % en août 2021 à 75 % un an plus tard (12). Cela s'est fait au prix d'une haine viscérale envers les Russes – « les orcs » – dont Zelensky partage les termes : « tant qu'ils ne seront pas frappés en pleine figure, ils ne comprendront rien », a-t-il déclaré au Wall Street Journal (13). En août 2022, 81% des Ukrainiens déclaraient qu’ils ressentaient de la « froideur » ou une « très grande froideur » pour le peuple russe, et près de la moitié considéraient les populations des républiques populaires de Donetsk et Louhansk sous le même jour hostile. La proportion de personnes qui pensent que l'ukrainien devrait être la seule langue officielle est passée de 47 à 86 %. Une nette majorité de jeunes pensent qu'il sera impossible à jamais de rétablir des relations amicales entre l'Ukraine et la Russie ; 28 % pensent que cela prendrait au moins vingt ou trente ans. Compte tenu des généalogies croisées et des familles étendues transfrontalières dans la région, cela se traduit par d'innombrables relations tendues ou brisées ; un tiers des Ukrainiens définissent leur sentiment prédominant comme le chagrin (14).

La stratégie militaire ukrainienne a été basée sur des appels à plus d’aide internationale, soutenus par un chœur de politiciens des États baltes proclamant leur volonté de mourir pour la liberté. Idéologiquement, cela a été un grand succès, bien que les sommes ne soient pas si importantes : en euros, les États-Unis ont engagé 27,6 milliards d'aide militaire et 15,2 milliards d'aide financière depuis janvier, contre 2,5 milliards et 12,3 milliards respectivement de la part de l’UE (15). Cependant, bien que l'aide occidentale ait égalisé le terrain, elle n'a pas donné à l'Ukraine un avantage décisif. À partir de juillet, équipées de systèmes de roquettes Himars de 200 livres guidées par GPS, de missiles anti-aériens, de plus de 800 000 obus d'artillerie de 155 mm et d'un entraînement intensif de l'OTAN, les forces ukrainiennes ont réussi à ralentir, puis à contrôler, l'avancée de la Russie village par village à travers le Donbass. Les annonces hebdomadaires du Pentagone concernant de nouvelles livraisons d'armes ont maintenu le rythme et les forces d'opérations spéciales de l'OTAN ont déclenché des explosions derrière les lignes russes.

Les opérations plus complexes dépendent fortement de l’aide américaine. En juillet Zelensky, ayant besoin d'une victoire quelle qu’elle soit pour prouver que la guerre ne devenait pas un conflit gelé et pour renforcer le soutien occidental, proposa une offensive au Sud qui frapperait Kherson, couperait Marioupol de l'Est et prendrait Zaporizhzhia. Les responsables du Pentagone ont été cinglants, car les positions russes étaient bien renforcées dans ces zones, et au lieu de cela ils ont monté des plans pour une sortie à petite échelle d’une quinzaine de chars dans la zone presque vide du Sud-Est de Kharkiv, qui fut dûment saluée comme une contre-offensive décisive par la fidèle presse occidentale (16). La capture de Lyman, plus importante, a attiré moins d'attention.

6

Le quatrième type de conflit est donc celui mené par l'administration Biden. Un ancien chef de la CIA le décrit comme une guerre par procuration : les États-Unis utilisent le courage des Ukrainiens et leur volonté de combattre les Russes, de même que, par exemple, ils avaient jadis armé et conseillé les Kurdes du Rojava (17) Mais si c'est le cas, ce n'est qu'un aspect de la guerre de Washington. Sur le plan économique, les sommes en jeu sont bien plus importantes que celles qui affluent vers l'Ukraine. L'administration Biden a gelé quelque 400 milliards de dollars des réserves de devises étrangères de la Russie, les grandes banques russes ont été exclues de SWIFT, les entreprises russes ont été empêchées d'acheter des composants cruciaux et les grandes entreprises occidentales - Shell, BP, le géant du transport maritime Maersk - quittent la Russie . Il est notoire que les sanctions se sont retournées contre leurs auteurs à court terme, la hausse des prix du carburant et des denrées alimentaires gonflant les recettes d'exportation de la Russie. Pourtant, le but des sanctions de Biden n'était pas seulement d'étouffer économiquement l'invasion de l'Ukraine ; leurs objectifs, explique The Economist, sont plus larges : « nuire à la capacité de production et à la sophistication technologique de la Russie » et dissuader la Chine (18).

Les origines du traitement de la Russie post-soviétique comme adversaire par Washington remontent aux débats américains sur la politique étrangère au lendemain de la guerre froide. Le principal architecte de cette stratégie était Zbigniew Brzezinski, Conseiller à la Sécurité Nationale du Président Carter. Né en 1928 près de Lviv, qui faisait alors partie de la Pologne, il était le fils d'un diplomate en poste au Canada à la fin des années 1930 et fut un fervent partisan de la Guerre Froide [Il est en fait né à Varsovie, dans une famille originaire de Galicie. Ndt.]. Dans Le Grand Echiquier (1997), Brzezinski soutenait que, à l'ère post-communiste, la question stratégique centrale pour Washington était de savoir comment exercer la suprématie américaine sur l'Eurasie, la masse continentale centrale du monde - ce qui signifiait traiter, avant tout, avec l'énorme trou noir qu’était la Russie post-soviétique. Brzezinski avertissait que les élites russes seraient mécontentes du démembrement de leur État et particulièrement blessées par la perte de l'Ukraine. Pour empêcher tout revanchisme de s'enraciner dans ce sol fertile, la grande stratégie américaine devrait étendre l'OTAN aux frontières de la Russie et construire face à elles une barrière englobant l'Ukraine, l'Azerbaïdjan et l'Ouzbékistan. Ce fait accompli – et, idéalement, l'éclatement de la Russie elle-même en trois États plus gérables – devait convaincre le Kremlin d'accepter un avenir plus modeste, celui d’être une sorte de valet de pied de l'UE. Ce fut la stratégie adoptée par l'administration Clinton et mise en œuvre par la protégée de Brzezinski, Madeleine Albright, en tant que secrétaire d'État, contre l'opposition passionnée de nombreux membres de l'élite américaine de la politique étrangère.

Quinze ans plus tard, Brzezinski avait changé d'avis, expliquant dans Strategic Vision (L’Amérique face au monde) (2012) que la Russie devrait en fait être pleinement intégrée aux institutions occidentales et que la Chine était la puissance la plus problématique. A ce moment là, il était trop tard. Les forces américaines étaient sur le sol ex-soviétique dans les pays baltes, la Maison Blanche avait déclaré que la Géorgie et l'Ukraine rejoindraient l'OTAN et la perspective d'une intégration occidentale avait déjà exercé une puissante influence sur les politiciens et les faiseurs d'opinion à Kiev. Quelques années plus tard, Nuland aiderait à nommer le nouveau Premier ministre ukrainien et les commandos russes Spetsnaz garderaient les portes du Conseil suprême et du Conseil des ministres de Crimée. L'annexion de la Crimée ne fut en aucun cas la pire des actions de Poutine, réalisée avec un minimum de force et un haut degré de soutien local - à l’exact opposé de sa guerre contre la Tchétchénie. Mais pour l'administration Obama, c'était une insulte inadmissible au gouvernement que Washington venait d'aider à mettre en place, un acte de lèse-majesté contre l'Amérique elle-même, qui ne pouvait être toléré.

Les ressources américaines dépassent largement celles de la Russie, notamment dans le domaine du renseignement, mais aussi dans la qualité de son arsenal nucléaire pour lequel, au plus bas de la Grande Récession, Obama a prodigué une mise à niveau de mille milliards de dollars. Cependant, même si les planificateurs du Pentagone supervisent les champs de bataille du Dniepr, seule une petite fraction de l’armement américain va en Ukraine (et encore moins de la part des compatriotes européens de Zelensky). Ce qui reste à voir, c’est si une puissance industrielle comme la Russie peut être vaincue par des forces de procuration. Idéologiquement, le courage des Ukrainiens et les atrocités très médiatisées commises par les forces de Poutine sur le champ de bataille ont galvanisé le soutien à Kiev aux États-Unis et en Europe bien plus efficacement que les leçons sur la démocratie et l'autocratie dispensées par la goule grimaçante de la Maison Blanche n'auraient pu le faire. L'idéologie officielle dépend bien sûr du maintien de la comédie selon laquelle « c’est à l'Ukraine de décider ». En réalité, l'Ukraine est une suppliante sur la scène internationale, dépendante des armes et des renseignements américains. Zelensky a été remis à sa place pour avoir tweeté bruyamment que les États-Unis devraient faire plus. Sèchement averti par Biden qu'il ne devrait pas se montrer ingrat pour toute l'aide américaine qu'il reçoit, Zelensky a dûment tempéré ses tweets (20).

Sa demande d'adhésion accélérée à l'otan en septembre – accueillie par des cris de joie depuis Riga, Tallinn et la courageuse petite Ottawa  – a été froidement giflée par le Conseiller à la Sécurité Nationale Jake Sullivan, et Zelensky a été publiquement réprimandé par un ancien ambassadeur américain à Kiev.

Le caractère du conflit de l'administration Biden avec la Russie est sans ambiguïté «impérialiste», dans le sens où il vise un changement de régime et l'affirmation de l'hégémonie américaine sur le continent eurasien. Mais il n'est pas évident que Biden ait une ligne à suivre pour cela. Son administration n'avait pas prévu une guerre de cette ampleur : c'est un cadeau inattendu, comme l'invasion du Koweït par Saddam en 1990. Pourtant, le changement de régime en Irak a pris près de treize ans, avec des résultats qu’il suffit de regarder. À bien des égards, l'invasion russe a été une aubaine pour Biden, même si ses cotes d’approbation n’ont pas bénéficié de ce coup de pouce aux yeux des Américains, et elle lui a procuré un grand gain pour souder l'Europe à Washington. D’un autre point de vue, la guerre en Ukraine est une distraction massive de la véritable priorité des démocrates : la relance intérieure pour assurer la primauté américaine dans la rivalité stratégique avec la Chine, où les États-Unis espèrent également voir un autre type de régime s'installer en temps voulu. Ici intervient le spectre d'un cinquième type de conflit, qui surdétermine les réactions de Washington face à l'Ukraine : la bataille à venir avec Pékin. Les parallèles entre l'Ukraine et Taïwan ont été répétés sans cesse au cours de l'hiver 2021 et dans les premiers mois de 2022 comme des raisons de ne pas négocier avec Poutine. L’équipe Biden a utilisé l'argument "La Chine regarde ce que nous faisons" comme motif d'une réponse ferme des États-Unis : toute "bretelle de sortie" laissée à Poutine signifierait pour Pékin une érosion de la puissance américaine. L'une des principales préoccupations de Biden a été de limiter les coûts, en termes d'attention de la Maison Blanche et de victimes américaines, tout en poursuivant ce programme de politique intérieure et étrangère. La perspective d'un conflit sino-américain, véritable centre d'intérêt des trois dernières administrations à Washington, est le dernier verrou déterminant la dynamique de la guerre en Ukraine.

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L'interaction entre ces différents types de conflit (civil, défensif-revanchard, national-résistant, impérialiste-suprématiste, sino-américain) a entraîné une implacable dynamique d'escalade. Après la militarisation du conflit civil en 2014, Washington et Moscou ont alimenté les forces de chaque côté de la ligne de contact. L'invasion de Poutine, l'escalade décisive, s'est alors heurtée à la mobilisation militaire et économique d'un bloc beaucoup plus vaste, orchestrée de l'autre côté de l'Atlantique, avec un œil sur le conflit du Pacifique à venir. Poussée par les bellicistes de trente États non combattants, cette dynamique est peut-être impossible à inverser.

Le caractère glissant des objectifs de guerre des combattants est un produit de cette escalade. En mars, la position de Kiev lors des pourparlers de paix d'Istanbul était en faveur d'une neutralité (hyper-garantie) et du repli des forces de Moscou sur les lignes d'avant l'invasion. En avril, les États-Unis ont tiré le tapis sous le pied des pourparlers russo-ukrainiens, avec le message que, pour l'Occident, Poutine ne serait pas un partenaire de négociation (21). Aujourd'hui, Kiev exige l'ukrainisation complète de la Crimée. Moscou voulait un traité avec l'otan et s'est retrouvé dans une guerre dévorant tout. Washington visait l'extension indolore de son hégémonie à travers l'Europe de l'Est et doit faire face à l'inflation des prix du carburant, alors que des élections législatives clés se profilent. En observant les abstentions et les votes contre sur l'Ukraine à l'ONU en octobre dernier, Brzezinski aurait pu souligner que Washington est précisément en train de perdre son soutien en Eurasie - l'Inde, le Pakistan et le Sri Lanka, les républiques d'Asie centrale, la Chine, l'Iran, le Vietnam, le Laos et les deux tiers de l'Afrique, l'Algérie, les deux Soudans, l’Éthiopie, la RDC, l'Ouganda, la Tanzanie, le Mozambique, le Zimbabwe et l'Afrique du Sud. Les États-Unis se sont retrouvés avec les États de l'OTAN et de l'ASEAN, plus (la majeure partie de) l'Amérique latine.

Le résultat de la dynamique d'escalade a été, premièrement, un approfondissement désastreux du conflit civil ukrainien. Les évolutions sociales qui s'y sont déclenchées ont été profondément régressives, à l'opposé de la Seconde Guerre mondiale. La principale législation d'avant-guerre de Zelensky était une loi de privatisation des terres, profondément impopulaire. Aujourd'hui, au milieu d'une crise économique qui s'aggrave, au cours de laquelle plus d'un million de travailleurs ont été licenciés et 7 % du parc immobilier détruit - et avec un taux de chômage de 35 %, même si des millions d'autres personnes en âge de travailler ont quitté le pays - l’aile droite du gouvernement Zelensky, majoritaire, a saisi l'occasion de faire passer un projet de loi excluant jusqu'à 70% de la main-d'œuvre des protections du travail existantes, une mesure qui avait été bloquée par l'opposition des syndicats avant la guerre. Le conflit civil se poursuit dans les zones reconquises, au milieu de la mort et de la désolation, alors que les "collaborateurs" de l'occupation russe sont raflés pour être châtiés.

L'autodéfense de Moscou contre l'Otan et les tentatives de forcer un accord avec Washington ont été vaincues de manière décisive. Quel que soit le futur statut officiel du pays, l'OTAN sera implantée en Ukraine dans un avenir prévisible. Avec l'adhésion de la Suède et de la Finlande, la Russie aura une nouvelle frontière de 1400 km avec le bloc et la Baltique sera un lac de l'OTAN, laissant Kaliningrad comme une anomalie isolée. À moins de nouveaux développements significatifs avant l'hiver, la guerre de conquête territoriale de la Russie semble vouée à se figer en une guerre d'usure défensive qui finira par avoir un lourd tribut économique. En même temps, à moins que les États-Unis ne changent radicalement leur jeu, l'Ukraine ne semble pas avoir de stratégie militaire pour récupérer le cinquième perdu de son territoire. Si, comme le prétend maintenant Zelensky, son objectif est la reconquête de la Crimée, la guerre de Kiev prendra également un caractère néo-impérial pour soumettre les régions rebelles. Jusqu'à présent, la seule tactique de l'administration Biden pour parvenir à un changement de régime en Russie est de prolonger la guerre. Pendant ce temps, le document de 2022 sur le "Concept stratégique" de l'Otan, vraiment terrifiant, place ses quelque trente États membres derrière Washington dans l'affrontement contre Pékin.

En théorie, les grands États européens auraient pu équilibrer la Russie face aux États-Unis après la fin de la Guerre Froide, en insistant sur un cadre plus accommodant et globalement multiculturaliste qui aurait fait de la place aux puissances montantes, comme le suggéraient certains stratèges américains. Ce  qui a empêché d’obtenir ce résultat n'a pas été seulement la conviction de l'élite américaine de la politique étrangère, selon laquelle l'alternative à son règne était le chaos mondial. Les États européens, dont la souvraineté a été sapée pendant cinquante ans, manquent de ressources matérielles et imaginatives pour un projet contre-hégémonique. L'Allemagne, en particulier, s’est trouvée davantage enchaînée à l'atlantisme avec chaque nouvelle crise : Yougoslavie, krach financier, Ukraine. Pour qualifier les grandes puissances qui descendaient la pente menant à la Première Guerre mondiale, Christopher Clark avait choisi le terme inoubliable de « Somnambules ». Dans les années 2020, les Européens sont bien éveillés, souriants et enthousiastes, ils exultent de leur « autonomie stratégique » alors qu'ils sont conduits de force vers le prochain conflit mondial pour la suprématie des USA. 

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1 Ernest Mandel, Le sens de la Seconde Guerre mondiale, Londres et New York 1986.

2 Mandel, Le sens de la Seconde Guerre mondiale, p. 156.

3 Mandel, Le sens de la Seconde Guerre mondiale, p. 45.

4 Pour une discussion antérieure de la guerre d'Ukraine, sur laquelle celle-ci s'appuie, voir Watkins, « Une guerre évitable ? », Volodymyr Ishchenko, « Towards the Abyss » et Tony Wood, « Matrix of War », nlr 133/134, janv. avril 2022.

5 « Sovok » : un terme russe méprisant pour ceux qui ont encore une vision et des valeurs soviétiques, n'ayant pas réussi à s'adapter à la société capitaliste. Voir Anna Arutunyan, Hybrid Warriors: Proxies, Freelancers and Moscow’s Struggle for Ukraine, Londres 2022, p. 19. Arutunyan, un journaliste russe libéral, ancien rédacteur politique de Moscow News, vivant maintenant à Londres, a beaucoup voyagé dans l'est et le sud de l'Ukraine dans les premiers mois de 2014 et fournit une ethnographie rare du Donbass à l'époque des soulèvements de l'anti-Maïdan.

6 L'ex-tueur du fsb Igor Girkin et sa milice de 50 hommes, financée par le milliardaire russe d'extrême droite ultra-pieux Konstantin Malofeyev, sont arrivés dans le Donbass le 12 avril 2014, une semaine après la proclamation de la République populaire de Donetsk. Ce n'est qu'à la mi-mai que le chargé de presse de Malofeyev, Alexander Borodai, a été "élu" premier ministre de la dpr, pour être remplacé trois mois plus tard par le natif de Donetsk Alexander Zakharchenko, le chef d'extrême droite d'une organisation locale d'anciens combattants. Les milices elles-mêmes étaient en grande partie composées de combattants nés dans le Donbass, les « touristes russes » représentant moins d'un tiers d'entre eux.

7 Ivan Katchanovski, « L'origine cachée de l'escalade du conflit Ukraine-Russie », Dimension canadienne, 22 janvier 2022.

8 Arutunyan, Hybrid Warriors, pp. 14–16 (Mariupol), 68–75 (Odessa).

9 Sondage de l'Institut international de sociologie de Kiev, avril 2014, cité dans Arutunyan, Hybrid Warriors, p. 123.

10 Volodymyr Ishchenko, « Le keynésianisme militaire russe », Al-Jazeera, 26 octobre 2022.

11 « Conflit avec l'Ukraine : septembre 2022 », Centre Levada, 7 octobre 2022.

12 Rating Group, ‘Seventeenth National Survey: Identity, Patriotism, Values’, Kiev, 23 août 2022.

13 Yaroslav Trofimov et Matthew Luxmoore, « Ukraine’s Zelensky Says a Cease-Fire with Russia, without Reclaiming Lost Lands, Will Only Prolong War », wsj, 22 juillet 2022. Le taux d’approbation de Zelensky était de 30 % avant la guerre ; il est maintenant supérieur à 90 %.

14 Groupe d'évaluation, « Dix-septième enquête nationale ».

15 Voir « Ukraine Support Tracker », IfW/Institut de Kiel pour l'économie mondiale, octobre 2022 ; toutes les sommes engagées n'ont pas été décaissées.

16 Par exemple, Dan Sabbagh, « Surprise Counterattack Wrong-Foots Invaders and Shows Sophisticated Battlefield Tactics », Guardian, 9 septembre 2022 ; Patrick Wintour, « Battle of Nerves : How Advances on the Field Are Helping Europe Recover Its Resolve », Guardian, 14 septembre 2022. Sur la planification de l'opération, voir Julian Barnes, Eric Schmitt et Helene Cooper, « The Critical Moment Behind Ukraine's Rapid Advance', New York, 13 septembre 2022.

17 Leon Panetta, « C'est une guerre par procuration avec la Russie, que nous le disions ou non », Bloomberg tv, 17 mars 2022.

18 ‘Are Sanctions on Russia Working?’, Economist, 25 août 2022.

19 Pour une évaluation critique, voir Perry Anderson, American Foreign Policy and Its Thinkers, Londres et New York 2015, pp. 197-208.

20 Yasmeen Abutaleb et John Hudson, « Biden Scrambles to Avert Cracks in Pro-Ukraine Coalition », Washington Post, 11 octobre 2022.

21 Roman Romaniuk, « De la « reddition » de Zelensky à la reddition de Poutine : comment se déroulent les négociations avec la Russie », Ukrainska Pravda, 5 mai 2022.

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