L'autodestruction de l'Europe
Publié sur : ScheerPost le 22 octobre 2022
Absolument remarquable, la détermination des médias occidentaux à ignorer les récentes détonations de la mer Baltique, qui ont détruit les gazoducs Nord Stream I et II. Un élément majeur de l'infrastructure énergétique européenne, propriété conjointe de l'Allemagne et de la Russie, a été détruit. Toute chance que les transmissions de gaz russe vers l'ouest reprennent est exclue. Le continent est désormais conduit à une recherche désespérée de nouvelles sources de gaz naturel, inévitablement à des prix plus élevés. Je peux difficilement penser à beaucoup d'histoires plus significatives que celle-là.
Les médias occidentaux n'ont presque rien raconté des développements importants qui ont suivi les explosions du 26 septembre. Et il est maintenant clair que ce silence des médias reflète un silence plus large. Le 14 octobre, Reuters a rapporté que la Suède avait refusé de participer à une enquête conjointe avec l'Allemagne et le Danemark. La télévision allemande a rapporté que les Danois avaient également abandonné. Et maintenant, un ministre allemand déclare que son gouvernement sait qui est responsable de l'attaque, mais ne peut pas dire qui c'est. Dans les trois cas, l'explication est la même : cette affaire est trop sensible pour être suivie, cela risque de mettre en péril la « sécurité nationale ».
Donc : Il n'y aura pas d'enquête conjointe sur l'incident du Nord Stream I et II. Et quoi que la Suède et les autres puissent découvrir par eux-mêmes, ils n'ont aucune intention d'en parler au monde.
À moins d’avoir un penchant pour les jeux de société qui ne finissent jamais, il est presque impossible d'éviter de conclure que, soit les États-Unis étaient directement responsables du sabotage du Nord Stream I et II, soit ils ont supervisé ceux qui l'ont été. Si la sécurité nationale est en jeu, il est clair que les Russes n'y sont pour rien et tout aussi clair que l'entité coupable est théoriquement alliée à l'Allemagne mais n'a aucun respect fondamental pour ses intérêts.
Il est à noter que Stockholm et Copenhague ont décidé de se taire sur ce qui s'est passé au large d'une île danoise proche de la côte allemande de la mer Baltique. Il est choquant que Berlin ait fait de même. Quelqu'un vient de faire exploser un projet de 11 milliards d'euros, 10,8 milliards de dollars, que l'Allemagne a lancé et dans lequel elle détient une part majoritaire. De fait, la République fédérale a choisi de se ranger aux côtés de ce qui est presque certainement un acteur étatique, alors que ledit acteur a attaqué sa souveraineté et détruit non seulement sa propriété mais aussi ses alternatives d'approvisionnement énergétique.
Qu’avons-nous là sous les yeux ?
Ma réponse s'accompagne d'une longue histoire - la vraie grande histoire que les médias occidentaux n’ont pas racontée.
C'est l'histoire de la façon dont l'Europe s'est pliée aux diktats américains depuis les décennies de la guerre froide, même lorsque cela nuisait au continent. Dernièrement, c'est l'histoire du bilan désastreux que la campagne menée par les États-Unis contre la Russie via son mandataire en Ukraine fait peser sur les sociétés et les économies européennes. Et nous devons maintenant nous demander si cette histoire qui a commencé il y a longtemps n’est pas en train de s’achever par la destruction totale de l'Europe en tant que pôle de pouvoir indépendant ayant une voix propre, et - ce qui est tout aussi important à mes yeux - de "l'Europe" en tant qu'idée et idéal.
« Nous risquons une désindustrialisation massive du continent européen », a récemment déclaré le Premier ministre belge, Alexander De Croo, au Financial Times.
La ruine économique de l'Europe qui se profile est le dégât le plus immédiat et le plus tangible de la guerre en Ukraine provoquée par les États-Unis, et du régime de sanctions contre la Russie dirigé par les États-Unis et que l'Union européenne soutient. Le refus presque incroyable de l'Allemagne et de ses voisins de se défendre sur la question du gazoduc suggère que la conséquence la plus importante sera l'effondrement final de toute prétention de l'Europe à être autre chose qu'un ensemble d'États vassaux soumis aux États-Unis, même aux dépens de leurs propres citoyens.
Pensez-y la prochaine fois que l'administration Biden rabâchera sur le caractère sacré de la souveraineté de l'Ukraine.
J'ai longtemps fait partie de ceux qui se demandaient avec un certain espoir quand les Européens prendraient la parole et agiraient selon ce qu'ils jugeaient être le mieux pour eux. J'ai passé des décennies à cela. Je me souviens d’avoir pensé : Oui, le Continent en a fini avec le binaire de la Guerre Froide que Washington a imposé au monde. Oui, ai-je pensé plus récemment, les Européens vont refuser de soutenir les sanctions que Washington a imposées à la Russie après le coup d'État fomenté par les États-Unis en Ukraine en 2014. Les entreprises allemandes n'en voulaient pas. Les Grecs et les Italiens non plus. Mais lorsqu'elles devaient être renouvelées tous les six mois, comme l’exigent les règles de l'UE, elles sont passés à chaque fois.
Puis Emmanuel Macron est arrivé. Lorsqu'il a accueilli le Groupe des 7 à Biarritz il y a trois ans, le président français a essyé de faire son de Gaulle en déclarant que la Russie faisait inévitablement partie du destin de l'Europe et que le Continent devait trouver sa propre relation avec son vaste voisin de l’Est.
Oui, ai-je répété, n’ayant pas vu que Macron n'est rien de plus qu'une girouette grinçante juchée avec de grands airs au sommet de la grange européenne.
La réponse était Non, dans ces cas comme dans bien d'autres.
J’ai abordé ce sujet il y a quelques années lors d'une interview avec Perry Anderson, l'écrivain et éditeur britannique. Pourquoi l'Europe ne trouve-t-elle pas sa voix ? Ai-je demandé. Anderson a eu une réponse intéressante.
La dernière génération de dirigeants européens ayant eu l’expérience de l'action indépendante des États-Unis - Churchill, Anthony Eden, de Gaulle, etc. - est entrée dans l'histoire au début de la guerre froide, a astucieusement souligné Anderson. Aucune génération depuis n'a eu d'autre expérience que celle de dépendants s'abritant sous le parapluie de la sécurité américaine. Ils ne connaissent rien d'autre. Ils n'ont jamais parlé d'une voix qui leur soit propre.
Cela ne veut pas dire que l'Europe a été complètement à son aise. Vers le milieu des années de la Guerre Froide, il y eut de nombreux signes que les Européens avaient des réticences dans la relation transatlantique telle que Washington l'avait façonnée. De Gaulle a retiré les forces françaises du commandement de l'OTAN en 1963. Trois ans plus tard, il a ordonné à l'OTAN de fermer toutes ses bases sur le sol français. Trois ans encore plus tard, en 1969, l'Allemagne a inauguré son Ostpolitik. L’année suivante, Willy Brandt est devenu le premier chancelier allemand à rencontrer un dirigeant Est-allemand, Willi Stoph.
N'oublions pas ce qui se passait dans les rues. Si l’on ne comprend pas les événements de 1968 à Paris et ailleurs comme étant en partie une protestation contre l'ordre mondial imposé par les Américains, on ne comprend pas 1968.
Mais Washington, avec son niveau de suprématie dans les affaires mondiales après 1945, avait bien appris dès ce moment là à contraindre ses amis avec un sourire américain à pleines dents et tout le nécessaire sous forme d'argent, de pots-de-vin, d'élections arrangées, de subterfuges politiques et de tout le reste. Les USA avaient un vilain don pour forcer les Européens à marcher en ligne dans la croisade de la Guerre Froide, malgré leur malaise à peine voilé.
Ainsi, ceux d'entre nous qui voulaient voir une Europe autonome devenir à sa façon un pont entre l'Ouest et l'Est, ont été souvent déçus. Et c'est ainsi que j'ai posé la question à Perry Anderson il y a quelques années seulement : comment se fait-il qu’il en soit ainsi?
Et nous voici maintenant avec du méthane bouillonnant dans la mer Baltique, à cause de ce que la BBC a dit être une brèche de 50 mètres dans les gazoducs Nord Stream. En supposant la culpabilité américaine, d’une façon ou d’une autre, dans ce crime - comme je n'aime pas les jeux de société, je fais cette supposition en attendant des preuves - il y a une ligne droite entre les offenses infligées à la souveraineté européenne selon le caprice de Washington pendant la Guerre Froide et les événements du 26 septembre. Une nation qui s'autorise à s'immiscer dans les affaires de l'Europe sans déclencher plus qu’un murmure de protestation est une nation qui se souciera peu de détruire une partie coûteuse de l'infrastructure européenne. Et un Continent qui s'est incliné depuis des décennies pendant la Guerre Froide est un Continent qui n'osera pas en dire un mot.
Les carottes semblent cuites maintenant pour l’Europe du côté de l'énergie. Saad al-Kaabi, le ministre qatari de l'énergie, a déclaré dans une interview accordée au Financial Times le 18 octobre que si l'Europe devait se passer de gaz russe, elle serait vouée indéfiniment au déclin économique et à des souffrances généralisées. Si "zéro gaz russe" entre dans l'UE, a-t-il dit, « je pense que le problème va être énorme et pour très longtemps. »
L’Europe post-Nord Stream est désormais à la merci de contrats durement négociés sur le marché libre, avec lesquels elle n'obtiendra jamais le prix auquel le gaz russe aurait été acheminé vers l’Allemagne sous la mer Baltique. Ou bien elle peut conclure des accords avec la Turquie, puisque Recep Tayyip Erdoğan s'arrange avec Moscou pour faire de la Turquie un dépôt pour les exportations énergétiques russes. Disons-le ainsi : on n’achèterait pas une voiture d'occasion au président turc, ne parlons pas d'un approvisionnement énergétique de plusieurs milliards de dollars.
Et laissez faire les Américains. Macron, Robert Habeck, qui est vice-chancelier et ministre du climat dans le gouvernement Scholz, et d'autres dirigeants européens se plaignent déjà que le GNL américain devant arriver aux terminaux européens est vendu quatre fois plus cher que sur le marché américain.
Il a été clair, dès que la question de Nord Stream a éclaté au grand jour sous l'administration Trump, que la capture sur la Russie du marché européen du gaz naturel faisait partie de ce qui motivait l'opposition virulente de Washington à l'achèvement de Nord Stream II. Mais il faut penser en termes plus larges pour expliquer un geste aussi audacieux que les explosions de la mer Baltique.
C'est une autre partie de l’histoire, qui remonte loin. Même si Washington craignait l'ours russe, il s'inquiétait au moins autant, et peut-être plus, de toutes ces tentatives européennes pour parvenir à un règlement stable avec les Soviétiques par l’Ostpolitik, une convergence, une «troisième voie» ou d'autres notions similaires. Le véritable ennemi était une menace plus grande que l'Union soviétique : c'était l'attraction gravitationnelle de la masse continentale eurasienne et l’idée parfaitement logique qu'une Europe souveraine trouverait son destin comme son flanc le plus occidental.
Empêcher cela par tous les moyens, voilà qui a été une caractéristique affleurant dans la politique transatlantique de Washington pendant des décennies. C'est pourquoi un gazoduc a pris une importance si immense pour les États-Unis, c'est pourquoi « tous les moyens» s'est traduit en un crime international flagrant et en une attaque frontale contre les intérêts européens.
Si l’on regarde l’avenir, l'aspect le plus décourageant de l'incident du Nord Stream est un lien entre deux sinistres réalités. D'une part, il semble clair maintenant que les États-Unis se sont enhardis à faire tout ce qu'ils veulent aux Européens pour préserver leur pouvoir sur eux, et d'autre part, il semble tout aussi clair que les Européens prendront le chemin du syndrome de Stockholm.
Mais ce n'est pas la fin de l'histoire. Je ne peux même pas spéculer sur la question de savoir si, ou quand, l'Europe produira une nouvelle génération de dirigeants plus hardis, ayant leurs propres idées. C'est l'époque des Liz Truss et des Olaf Scholz, après tout. Mais en regardant plus loin, je ne crois pas que les États-Unis puissent arrêter brutalement la roue de l'histoire, même s'ils semblent l’avoir fait : Macron avait pour une fois raison lorsqu'il affirmait que le destin de la Russie était avec l'Europe et que celui de l'Europe était dans une relation d'interdépendance. avec la Russie. C'est la longue durée de l'histoire, purement et simplement. Je n'ai jamais entendu parler d'une nation qui ait pu l’arrêter pendant plus d'un court moment.