Oui, tout le monde semble en convenir, partisans comme adversaires du projet : la déchéance de nationalité n’aurait aucune efficacité pratique, ni pour dissuader les terroristes de passer à l’acte, ni pour les punir de l’avoir fait. Il s’agit, de l’avis général, d’un symbole. Mais symbole de quoi ?
C'est somme toute assez logiquement qu’une majorité de l’opinion approuve cette mesure, au nom du simple bon sens : « des individus capables de tels crimes contre leur propres concitoyens ne méritent plus d’être Français », etc. Cependant la force du symbole, on le sait, n’est pas à chercher dans ses significations mais dans les sentiments et émotions qu'elles évoquent. C'est le pouvoir qu’a une représentation, non seulement de signifier quelque chose, mais de produire des affects, et faire ainsi qu'on y croie. Il n’est alors pas suffisant, pour critiquer ce projet, de montrer qu'il contredit notre tradition républicaine. Il faut aussi se demander quels sentiments il touche, comment il permet à nos gouvernants de parier sur une adhésion de l’opinion qui prendrait à revers une Gauche « égarée » dans la défense de « grandes valeurs » ou de « grands principes ».
Le vrai sens de la déchéance de nationalité comme mesure antiterroriste, ce n’est donc pas seulement ce qu’elle signifie rationnellement mais surtout sa résonance affective, qui est le vrai moteur de l’adhésion recherchée. Et cette résonance apparaît très clairement si l’on ne se contente pas de discuter au nom des principes l’application de cette mesure aux «binationaux », en critiquant le fait qu’elle remet en cause le « droit du sol » pour certains et qu’elle crée ainsi «deux catégories de citoyens ». De même qu’il ne s’agit pas de savoir si la «binationalité » est acceptable ou pas par principe, il n’est pas non plus question des «binationaux » en général.
En effet, il faut prêter attention au fait que ce projet introduit une différence entre les terroristes eux-mêmes, en tant que terroristes : un Français "de souche" converti au salafisme djihadiste, bien qu'il ne soit pas moins menaçant, fanatique et sanguinaire que ses camarades d’origine maghrébine, ne sera pas concerné par cette déchéance de nationalité. En faire un symbole de la lutte antiterroriste, et avec une telle insistance, c’est désigner à nouveau, à travers les djihadistes, une catégorie de la population bien identifiée dans l’opinion, la population originaire du Maghreb, que l’on perçoit non seulement comme musulmane mais comme potentiellement binationale, pas pleinement française.
Autrement dit, l'application de la déchéance de nationalité aux seuls « binationaux » n'est pas une faiblesse ou une insuffisance de la mesure, c'est ce qui lui donne son vrai sens.
Ainsi, une continuité profonde apparaît entre la volonté de mettre en branle aujourd’hui le lourd dispositif de réforme constitutionnelle pour faire passer ce projet, et le refus de faire de même en début de mandat pour réaliser la promesse d’accorder le droit de vote aux étrangers. Cette continuité est parfaitement assumée par un même homme : Manuel Valls. Rappelons-nous que Sarkozy avait attaqué Hollande sur cette promesse lors du débat précédant le deuxième tour de l’élection de 2012. La critique de Sarkozy était très franche : le vote local des non européens conduirait à donner une influence politique à des milliers d’immigrés musulmans venus du Sud de la Méditerranée. Hollande avait fort bien répondu: "je préfère tenir bon sur une position que je défends depuis des années plutôt que d'en changer sous la pression des circonstances", se déclarant prêt à recourir au référendum si la majorité n'était pas suffisante au Congrès. Cela, donc, au nom des « grandes valeurs » que Manuel Valls déprécie aujourd’hui face aux «nouvelles réalités ». Mais le même Valls n'en faisait déjà pas grand cas en 2012 lorsqu’il avait estimé que le droit de vote des étrangers n’était pas à l’ordre du jour malgré l'engagement présidentiel, donnant ainsi implicitement raison à Sarkozy.
Au fond, les deux attitudes ont le même sens : en s’abstenant de réformer la Constitution en 2012 puis en voulant à toute force le faire en 2016, on joue sur le même affect : la méfiance vis-à-vis d’une partie de la population dont la loyauté n’est pas assurée du fait de son origine arabo-musulmane. En 2012, il s’agissait d’éviter le risque de mobiliser cet affect contre le pouvoir. En 2016, il s’agit de le stimuler délibérément pour en tirer un profit politique inavouable, en mettant en résonance l’angoisse actuelle du pays face à la menace djihadiste et sa méfiance permanente face à sa composante arabo-musulmane. Dans les deux cas, nos dirigeants creusent un peu plus le risque de fracture ethnico-religieuse du pays.